L’Europe doit refuser d’accueillir les nouvelles armes nucléaires américaines

jeudi 28 avril 2022, par Karel Vereycken

Les 30 et 31 mai, se réuniront à Bruxelles les dirigeants européens pour un sommet extraordinaire sur la défense européenne et la guerre en Ukraine.

Un Macron fraîchement réélu entend y mettre en avant son concept d’« autonomie stratégique européenne », qui devrait permettre aux 27 membres de l’UE de prendre leurs propres décisions, sans avoir à dépendre de l’allié américain. Voilà en tout cas pour les paroles verbales...

Aux yeux du chef de l’État français, précise Euronews, « cela implique le développement de capacités industrielles et de déploiement » et « passe par une augmentation des fonds européens dédiés aux dépenses militaires, couplée à une amélioration de la coordination entre les Etats-membres ».

Or, pour l’instant, la « facilité européenne pour la paix », ce fonds extrabudgétaire d’une valeur approximative de 5 milliards d’euros pour la période 2021-2027, financé par des contributions des États membres de l’UE, est entièrement dédié à une guerre en Ukraine accélérant notre soumission à l’OTAN ! Belle autonomie !

Nouvelle Solidarité en 2015. Pour s’abonner, c’est ICI.

Jusqu’ici, la principale réaction occidentale face au conflit en Ukraine (exception faite du Pape François) n’a été qu’une intensification, non pas de la diplomatie et des propositions de désarmement, mais de l’escalade tous azimuts, médiatique d’abord, stratégique et militaire ensuite. Le simple fait qu’on puisse, à un moment ou un autre, penser à faire la paix avec la Russie devient sinon un crime, du moins un péché mortel.

Certains se plaisent à souligner que le président Biden a jusqu’à présent rejeté les politiques les plus risquées que préconise le parti de la guerre, en réponse à l’opération militaire russe en Ukraine. Bien que soumis à d’intenses pressions, disent-ils, Biden continue d’exclure l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne et rejette catégoriquement les suggestions (même venant d’un proche allié démocrate comme le sénateur modéré Chris Coons) d’envoyer des troupes américaines au sol en Ukraine.

Cependant, sa politique, comme celle des Européens qui s’alignent aveuglément sur Washington, comporte indéniablement un risque d’affrontement nucléaire.

L’envoi d’armes de plus en plus sophistiquées et de moins en moins légères a conduit la Russie à notifier une nouvelle fois qu’elles constituent des cibles militaires légitimes.

En plus de fournir des armes et des drones à l’Ukraine, Washington partage avec Kiev des renseignements militaires essentiels, comme ce fut sans doute le cas lors de l’attaque contre le navire amiral de la flotte russe en mer Noire, le Moskva.

Livrer des armes lourdes = IIIe guerre mondiale

A droite, le général Erich Vad.

« On fait beaucoup de rhétorique de guerre en ce moment - avec de bonnes intentions éthiques », vient de déclarer le général allemand Erich Vad (cr), ancien conseiller militaire de l’ex-chancelière Angela Merkel.

« Comme chacun sait, le chemin de l’enfer est toujours pavé de bonnes intentions. Nous devons penser la guerre en cours entre la Russie et l’Ukraine en partant de la fin. Si nous ne voulons pas d’une troisième guerre mondiale, nous devrons tôt ou tard sortir de cette logique d’escalade militaire et entamer des négociations », prévient-il.

Erich Vad met en garde ceux qui qualifient Vladimir Poutine de « despote maladif » avec qui on ne peut plus parler. Bien que cette guerre en Ukraine soit contraire au droit international, et aussi terrible soit-elle, comparée à des guerres plus récentes, comme « L’Irak, la Syrie, la Libye, l’Afghanistan, ce n’est pas si nouveau », a-t-il déclaré.

L’ancien général de brigade se prononce radicalement contre toute livraison d’armes lourdes à l’Ukraine, qui serait potentiellement une « voie vers la troisième guerre mondiale », comme il l’a déclaré à l’agence de presse allemande DPA. Pour lui, les États-Unis et leurs alliés européens sont à deux doigts de devenir purement et simplement des co-belligérants dans une guerre extrêmement dangereuse.

Les armes nucléaires américaines arrivent

Le Canard Enchaîné du mercredi 20 avril 2022.

Autre élément pouvant faire de l’Europe la cible d’éventuelles frappes russes, l’arrivée, dans la plus grande discrétion, de nouvelles armes nucléaires américaines.

Dans son article du 20 avril intitulé « De nouvelles armes atomiques US en Europe », Claude Angeli, le rédacteur-en-chef du Canard enchaîné, révèle que des attachés militaires français en poste à Washington ont assisté dans la capitale américaine à un séminaire à huis clos de l’Advanced Nuclear Weapons Alliance Deterrence Center, un groupe de réflexion américain.

L’oratrice principale était Jessica Cox, cheffe de la Direction de la politique nucléaire au siège de l’OTAN à Bruxelles. Les nouvelles orientations exposées par Cox ont été confirmées aux délégués français par le Pentagone et transmises via les chefs d’état-major à l’Élysée : la nouvelle version (modèle 12) des bombes nucléaires B-61 sera très bientôt stockée sur le sol européen et progressivement (d’ici 2030), les pays ayant acheté des jets américains F-35 pourront les déployer contre un agresseur, sous le strict contrôle du Pentagone.

La B-61 est la principale bombe à gravité thermonucléaire des États-Unis, faisant partie de leur stock permanent depuis la fin de la Guerre froide. Elle est considérée comme une « arme nucléaire stratégique et tactique à rendement faible à intermédiaire » et donc extrêmement déstabilisante.

Déjà en janvier, l’Administration nationale de la sécurité nucléaire du ministère américain de l’Energie avait annoncé que la production à grande échelle de B61-12 commencerait en mai, donc juste avant le sommet européen chargé d’examiner une défense européenne autonome... « Macron, qui, récemment encore, rêvait d’une Europe de la Défense, un tant soit peu autonome, devra se faire une raison », note laconiquement Angeli.

Dans un premier temps, les B61-12 remplaceront le précédent modèle déjà présent en Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique et en Italie, avant d’être déployées au Royaume-Uni, puis, « en fonction de l’évolution de la situation », elles seront proposées à la Pologne, au Danemark et à la Norvège et on est tenté d’y rajouter... l’Ukraine.

Le Pentagone a déjà engagé 484 millions de dollars pour préparer leur stockage en toute sécurité dans ces pays. Le programme américain prévoit d’en construire 500 exemplaires pour un coût d’environ 10 milliards de dollars (chaque bombe coûtant deux fois plus que si elle était entièrement fabriquée en or). Leur nombre réel reste toutefois secret, tout comme leur emplacement géographique. La décision américaine, note Angeli, « s’ajoute à la récente décision de créer des bases militaires dans trois États baltes ainsi qu’en Pologne, en Roumanie, en Hongrie et en Slovaquie. »

Moderniser les bunkers

Le quotidien britannique The Guardian du 12 avril confirme que, d’après des documents officiels, « les bunkers militaires du Royaume-Uni sont en cours de modernisation afin de pouvoir y stocker des armes nucléaires américaines, après 14 ans d’inactivité ». Il est vrai que dans le projet budgétaire pour la défense 2023 de l’administration Biden, le Royaume-Uni a été ajouté à la liste des pays où des investissements dans les infrastructures sont en cours sur les sites de stockage des « armes spéciales ».

Rappelons qu’en 2008, les États-Unis avaient retiré leurs bombes B61 de la base aérienne américaine de Lakenheath (au nord-est de Londres), marquant ainsi la fin de plus d’un demi-siècle de maintien d’un stock nucléaire américain au Royaume-Uni. À l’époque, précise le Guardian, « les bombes à gravitation étaient largement considérées comme militairement obsolètes et l’espoir était plus grand de voir les puissances nucléaires poursuivre leur désarmement. »

Aujourd’hui, avec l’opération de Poutine en Ukraine, les choses sont différentes. « Dans le cadre du plan de modernisation américain, la B61 a reçu un nouveau souffle avec un système de guidage, la variante B61-12, qui doit entrer en pleine production en mai. »

Ces développements en Europe, constate le Guardian,

font partie d’un recul plus large du contrôle des armements. L’examen de la posture nucléaire de l’administration Biden, qui a été envoyée au Congrès mais n’a pas encore été déclassifiée, ne contiendrait pas les changements promis par le président pendant sa campagne. En 2020, M. Biden avait annoncé qu’il déclarerait officiellement que le seul objectif des armes nucléaires était la dissuasion d’une attaque nucléaire contre les États-Unis ou leurs alliés. Mais la révision laisse ouverte l’option d’utiliser les armes nucléaires pour répondre également à des menaces non nucléaires. 

Abordant à son tour le même sujet, Manlio Dinucci écrivait le 20 janvier dans le journal italien Il Manifesto, qu’« il n’est pas exclu que les nouvelles bombes nucléaires puissent également être déployées en Asie et au Moyen-Orient contre la Chine et l’Iran ».

Dinucci rappelait que les cinq puissances nucléaires, qui sont également les membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU (États-Unis, Russie, Chine, France et Royaume-Uni), avaient affirmé le 3 janvier 2022, dans une déclaration commune, que « la guerre nucléaire ne peut être gagnée et ne doit jamais être menée » et qu’elles restaient « engagées à poursuivre de bonne foi des négociations sur des mesures efficaces relatives à la cessation de la course aux armements nucléaires et au désarmement nucléaire ».

Les États-Unis devraient donc s’engager clairement « à ne pas déployer les nouvelles bombes nucléaires B61-12 dans d’autres pays, et même mieux, à ne pas les produire du tout », conclut Dinucci.

En 2015, en Belgique, une pétition lancée à notre initiative avait recueilli plusieurs signatures d’élus pour sonner le tocsin.