Guerre en Ukraine : Intellectuels européens, enfin le réveil ?

lundi 13 juin 2022

Chronique stratégique du 13 juin 2022 (pour s’abonner c’est PAR ICI)

Bien que la décision politique du gouvernement ukrainien de mettre au rebut 100 millions de livres russes n’ait pour l’instant pas suscité la moindre réaction en Europe, il semble qu’une prise de conscience émerge (enfin) dans certains milieux intellectuels face au totalitarisme intellectuel qui s’est imposé depuis le début de la guerre en Ukraine ; à l’image du cinéaste Jean-Luc Godard, qui s’est insurgé contre le fait que le Festival de Cannes s’est vu transformé en outil de propagande occidental.

« Totalitarisme de la pensée »

Si le sociologue Edgar Morin, en France, et Jurgen Habermas, en Allemagne, estiment que nos dirigeants, au lieu de se précipiter dans la fourniture d’armes lourdes qui nous transforment en co-belligérants, devraient faire beaucoup plus pour penser la fin du conflit (Source : Ouest-France), pour l’instant, hélas, peu d’intellectuels européens s’offusquent du rouleau compresseur médiatique qui cherche à laminer le moindre doute du bien fondé des agissements de l’OTAN et de ses membres.

Lors de la cérémonie d’ouverture du 75e Festival annuel du film de Cannes, le président ukrainien Volodymyr Zelensky est apparu dans un message vidéo propagandiste, prononçant un discours sur l’importance de la création cinématographique en pleine guerre. Une prestation que Jean-Luc Godard, le légendaire réalisateur franco-suisse et l’un des cinéastes européens les plus influents du 20e siècle, a vertement dénoncé.

Godard est « l’un des derniers à oser dire ce qu’il pense vraiment contrairement à ses confrères, remarque le site Apar.tv. Sa dernière prise de parole concerne Zelensky au Festival de Cannes. Il va avoir du mal à financer son prochain film, c’est certain, mais il est libre et la liberté de parole c’est mieux que de finir à genoux devant la main de celui qui paye ».

Pour le cinéaste, « l’intervention de Zelensky au festival cannois va de soi si vous regardez ça sous l’angle de ce qu’on appelle ‘la mise en scène’ : un mauvais acteur, un comédien professionnel, sous l’œil d’autres professionnels de leurs propres professions. Je crois que j’avais dû dire quelque chose dans ce sens il y a longtemps. Il aura donc fallu la mise en scène d’une énième guerre mondiale et la menace d’une autre catastrophe pour qu’on sache que Cannes est un outil de propagande comme un autre. Ils propagent l’esthétique occidentale, quoi ».

« S’en rendre compte n’est pas grand-chose mais c’est déjà ça, poursuit-il. La vérité des images avance lentement. Maintenant, imaginez que la guerre elle-même soit cette esthétique déployée lors d’un festival mondial, dont les parties prenantes sont les États en conflit, ou plutôt « en intérêts », diffusant des représentations dont on est tous spectateurs… vous comme moi ».

Il est évident, du moins pour toute personne ayant gardé sa raison au milieu de la confusion générale, que les réactions et les sanctions qui ont été appliquées sont totalement démesurées, tant dans leurs aspects économiques que dans leurs aspects culturels.

Lors de la visio-conférence de l’Institut Schiller du 26 mai 2022, Eric Dénecé, directeur du Centre français de recherches sur le renseignement (CF2R), l’a souligné sans détour :

nous avons atteint là le sommet de la bêtise en interdisant à des sportifs, à des musiciens, à des chanteurs d’opéra de pouvoir exercer leur métier, qu’ils soient pour ou anti-Poutine, nous sommes entrés là dans un totalitarisme de la pensée, tout à fait excessif. Il en va de même en matière de médias. Pour la première fois, la guerre de l’information que nous avons livrée à la Russie finalement se caractérise par une atteinte aux libertés de la presse, et en conséquence le fait de ne pas avoir d’information sur ce qui se passe de l’autre côté ne nous permet pas d’avoir une vision objective de la situation.

Purification ethnico-culturelle

Preuve en est le fait que le gouvernement de Kiev vient de prendre une mesure équivalente à un véritable acte de nettoyage ethnico-culturel (et pour l’Ukraine, de suicide national), dans l’indifférence générale de l’Occident.

Interfax Ukraine, la plus grande agence de presse du pays, rapporte en effet que l’Institut ukrainien du livre, qui a pour rôle de mettre en œuvre la politique de l’État dans l’industrie du livre, a annoncé que plus de 100 millions d’exemplaires de « livres de propagande », « y compris des livres pour enfants, des romans d’amour et des romans policiers », ainsi que les classiques russes comme Pouchkine et Dostoïevski, vont être retirés des bibliothèques publiques ukrainiennes ! Tout cela, on s’en doute, pour défendre nos valeurs « européennes » d’amour, de tolérance et de compréhension des autres cultures ! Si l’on voulait convaincre le peuple russe qu’il est entouré de nations russophobes, on ne ferait pas mieux !

Pour commencer, « Il serait bon qu’au moins la littérature idéologiquement nuisible publiée à l’époque soviétique [généralement dans les deux langues], ainsi que la littérature russe à contenu anti-ukrainien, soient complètement retirées d’ici la fin de l’année », a expliqué Oleksandra Koval, la directrice de l’Institut.

Selon Interfax, il s’agit de retirer des bibliothèques publiques « des livres au contenu anti-ukrainien avec des récits impériaux et une propagande de violence, des politiques pro-russes et chauvines ». Ensuite, « la deuxième vague de saisies comprendra des livres d’auteurs russes contemporains publiés en Russie après 1991. Et, probablement, différents genres, y compris des livres pour enfants, des romans d’amour et des romans policiers. C’est une exigence évidente de l’époque. Même si je comprends qu’ils puissent être très demandés », a-t-elle déclaré.

A la question de savoir si ce processus doit inclure également le retrait des classiques russes, Koval a répondu : « Nous lisions tous ces livres ; à l’école, l’étude des Classiques russes était centrale, et nous les considérions comme le sommet de la littérature. Et compte tenu de notre faible connaissance des classiques des autres pays, beaucoup d’entre nous étaient convaincus que sans cette littérature il était impossible de développer l’intellect et les sensations esthétiques, et d’être une personne instruite. En fait, il n’en est rien ».

Selon la directrice de l’Institut, ce sont précisément des poètes et écrivains russes tels qu’Alexandre Pouchkine et Fiodor Dostoïevski qui ont jeté les bases du « monde russe » et du messianisme russe :

Il s’agit d’une littérature vraiment très nocive, qui peut vraiment influencer les opinions des gens. Par conséquent, mon opinion personnelle est que ces livres devraient également être retirés des bibliothèques publiques et scolaires. Ils devraient probablement rester dans les bibliothèques universitaires et scientifiques pour que les spécialistes puissent étudier les racines du mal et du totalitarisme.

Interfax rapporte également que Oleksandr Tkachenko, [un ancien manager de média] qui occupe le poste de ministre ukrainien de la Culture et de la Politique de l’Information depuis 2020, a même proposé que les livres de propagande russes retirés des fonds des bibliothèques ukrainiennes soient « utilisés comme du papier de rebut ».

Il serait grand temps de réagir face à cette dérive. Car, pour reprendre les mots prémonitoires du poète Heinrich Heine, prononcés lors de l’autodafé de la littérature juive en Allemagne en 1821, « Là où l’on brûle des livres, on finit aussi par brûler des hommes ».

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