BRICS, Ukraine, Bateaux-dragons, l’Ambassadeur de Chine s’explique

vendredi 17 juin 2022, par Christine Bierre

Le 3 juin, une centaine d’invités, membres du corps diplomatique, journalistes et politiques, avaient été conviés à l’Ambassade de Chine pour célébrer la fête des bateaux-dragons. Appelée aussi Duanwu, ou fête du double 5, car elle se tient le 5ème jour du 5ème mois du calendrier lunaire chinois, c’est l’une des quatre fêtes traditionnelles chinoises les plus importantes.

Lors d’une brève introduction avant les festivités culturelles (avec musique, calligraphie et cuisine des zongzi), l’ambassadeur de Chine, Lu Shaye, a rappelé que cette fête est aussi

étroitement associée à la commémoration de Qu Yuan, grand poète chinois de l’époque des Royaumes Combattants, il y a 2300 ans.

Premier poète à avoir signé ses œuvres, Qu Yuan est aussi une figure patriotique, « un patriotisme qui se transmet de génération en génération », souligna M. Lu Shaye.

Ministre sous le règne de Chu, au sein de la dynastie Zhou, Qu Yuan se battit pour que son roi s’allie à l’Etat de Qi afin de contrer la menace du royaume de Qin. Affaibli par les médisances des courtisans, il finit par perdre la confiance du roi qui le chassa de la Cour et l’envoya en exil.

De cette époque date son magnifique poème Li Sao « Lamentations, chants de tristesse », où le ministre poète, dont le nom veut dire celui qui est "droit" et "juste", décrit son action comme étant dans le droit fil des grands rois de l’antiquité, Yao et Shun, considérés par Confucius comme les sages fondateurs de la civilisation chinoise. Les craintes de Qu Yuan ayant été pleinement justifiées par la défaite du roi de Chu et la prise de la capitale par les envahisseurs, il composa son dernier poème, Huai Sha (Regrettée Changsha), avant de se suicider en se jetant dans le fleuve Miluo.

Pour éviter que les poissons ne dévorent son cadavre, les habitants de Chu, dont il était très apprécié, préparèrent de délicieuses boulettes de riz gluant enveloppées dans des feuilles de bambou, appelées zongzi, pour les en détourner. Un met qui est consommé depuis par les Chinois le jour de cette commémoration.

Qu Yuan par Chen Hongshou (XVIIe siècle)

A quoi bon revenir aujourd’hui sur ces questions culturelles ?

« Grâce aux écrits de Qu Yuan, la nation chinoise a résisté à d’innombrables épreuves », estime l’ambassadeur Lu Shaye. Il rappela qu’en 2014, à l’UNESCO, le président Xi Jinping avait souligné combien « les échanges et l’inspiration mutuelle contribuent à l’épanouissement et à l’enrichissement des civilisations, et constituent un facteur important pour le progrès de la civilisation humaine ainsi que pour la paix et le développement ».

« L’atmosphère du monde est un peu lourde », a noté M. Lu Shaye, évoquant la pandémie, la guerre… C’est pourquoi l’Ambassade a saisi l’occasion de cette fête, « qui porte sur des valeurs essentielles telles que l’amour, la bienveillance, la primauté du peuple, la paix » pour faire remonter « le moral des gens ». Ce sont des « valeurs communes à l’humanité. (...) Si on peut amortir les contradictions, les conflits, les confrontations entre différents pays et peuples (…) ce sera notre bonheur. »

L’Ambassadeur nota que même Bonaparte allait dans ce sens : « Il n’y a que deux puissances au monde : le sabre et l’esprit ; à la longue, le sabre est toujours vaincu par l’esprit. (...) Si ceci est vrai, poursuivit M. Lu Shaye, c’est grâce à la culture qui ennoblit l’âme et rend l’esprit puissant. »

Elargir les BRICS pour assurer la paix mondiale ?

Entretien avec Son Excellence, M. Lu Shaye

La fête des bateaux-dragons fut l’occasion d’échanger avec l’ambassadeur de Chine sur quelques sujets d’actualité brûlants. Christine Bierre, rédactrice-en-chef de Nouvelle Solidarité, et Odile Mojon, rédactrice du site de l’Institut Schiller, lui ont posé quelques questions :

La guerre en Ukraine a montré que le monde est divisé en deux : d’un côté, une majorité de pays, plutôt en développement, qui ne veulent pas de guerres, ni froides ni chaudes, et souhaitent avant tout poursuivre leur essor dans le contexte d’un nouveau paradigme mondial de paix et de développement ; de l’autre, une minorité de pays développés, les Etats-Unis et leurs alliés essentiellement, qui veulent continuer à régenter le monde à tout prix et utilisent leur pouvoir financier et militaire pour obliger le monde à les suivre.

La Chine préside cette année les BRICS. Cette institution pourrait-elle s’élargir à d’autres pays, comme l’Argentine ou l’Indonésie, pour renforcer le camp de la paix ? Les pays membres des BRICS pourraient-ils avoir un impact positif sur le G20 ?

Lu Shaye : Effectivement, le groupe BRICS regroupe des pays majeurs, émergents, des grands pays en développement. C’est une force internationale qui peut contrer l’hégémonisme.Ces pays ont presque tous les mêmes valeurs, les mêmes intérêts dans les relations internationales : multilatéralisme, démocratie, paix et développement, équité et justice. Ce sont nos valeurs communes en tant que membres des BRICS. Unis, ils pourront constituer une force majeure, pour préserver la paix mondiale. Nous pourrons faire beaucoup de choses.

Il y a un mécanisme appelé le BRICS +. Chaque fois que les membres des BRICS tiennent leur réunion annuelle, ils invitent des pays en développement de différentes régions. Cette fois-ci, c’est la Chine qui est l’hôte de la réunion. Personnellement, je ne sais pas quel pays la Chine va inviter. Mais j’entends dire que les BRICS ont l’intention d’élargir ce système. L’Argentine, l’Indonésie ou même l’Égypte sont des pays majeurs de différents continents. Je souhaite cet élargissement.

Une initiative franco-chinoise pour la paix en Ukraine est-elle envisageable ?

La guerre se prolonge en Ukraine à cause de la volonté des Etats-Unis de l’utiliser pour éliminer la Russie une fois pour toutes. En Europe, au contraire, notamment en France, en Italie et en Allemagne, les gouvernements seraient plutôt favorables à relancer les négociations de paix, obtenir au plus vite un cessez-le-feu et un statut de neutralité pour l’Ukraine. Dans ce contexte, des voix s’élèvent, dans notre pays, pour que la France et la Chine puissent jouer ensemble le rôle de catalyseurs d’une telle paix négociée. Qu’en pensez-vous ?

La Chine se tient toujours du côté de la paix. Nous préconisons depuis le début de résoudre cette crise par la voie diplomatique, pacifique, à travers le dialogue entre les parties prenantes. Le président Xi Jinping a téléphoné à M. Poutine pour l’encourager à entreprendre ces pourparlers de paix.

Et effectivement, les deux parties auraient eu l’occasion d’y parvenir. Malheureusement, alors qu’elles étaient proches d’un accord, il s’est passé des incidents, ces pourparlers de paix ont été torpillés, et on a vu que les pays occidentaux appellent tous à combattre la Russie jusqu’au bout, pour l’affaiblir, et que les Américains continuent à fournir des armes à l’Ukraine. Récemment le président Biden a même annoncé la livraison d’armes lourdes, offensives, à l’Ukraine. Je pense que ce n’est pas apaiser la situation, c’est jeter de l’huile sur le feu.
Du côté de l’Europe, l’Union européenne vient d’adopter un 6ème train des sanctions. Cela va encore accentuer les tensions. Il ne s’agit pas là d’efforts pour promouvoir le processus de paix.

La Chine reste toujours constante pour faciliter et promouvoir les pourparlers et les solutions pacifiques et bien sûr, nous sommes toujours disponibles pour le faire de concert avec la France. Ceci dit, la partie française a-t-elle cette même intention et volonté ?

L’opinion publique ici y est-elle favorable ? Et peut-on éliminer l’influence des États-Unis, qui ne veulent pas vraiment une solution pacifique à cette crise ?

Nous tablons toujours sur la politique d’indépendance stratégique portée par le gouvernement français, par son président, et dans le contexte actuel, je pense qu’en Europe, le président Emmanuel Macron et la France restent peut-être les seuls à persévérer sur l’indépendance stratégique de l’Europe. La Chine reste toujours disponible pour travailler de concert avec la France.

Récemment, lors d’une conversation téléphonique entre le président Xi Jinping et le président Macron, les deux dirigeants sont tombés d’accord pour œuvrer ensemble au maintien de la paix et à la solution pacifique de la crise russo-ukrainienne. Le président Xi Jinping a réitéré son initiative pour la sécurité mondiale, basée sur six points.

Ces six points sont très importants : ils réaffirment la position de principe de la Chine sur la sécurité mondiale. Si l’on suivait cette feuille de route, je pense qu’il ne serait pas difficile de résoudre cette crise.