Goldman Sachs contrôle-t-il le « deuxième cerveau » d’Olaf Scholz ?

lundi 31 octobre 2022

Sur fond de discorde entre la France et l’Allemagne, certains médias français ont mis de l’avant l’influence de Jörg Kukies, le « conseiller très spécial » d’Olaf Scholz, un pur produit de la banque américaine Goldman Sachs, et avec qui Emmanuel Macron, en ancien banquier d’affaires, s’est plutôt bien entendu par le passé.

Alors que, pour la première fois depuis vingt ans, la réunion annuelle du Conseil des ministres franco-allemand (CMFA) à Fontainebleau a été reportée sine die, le chancelier allemand Olaf Scholz et le président français Macron ont déjeuné à Paris le mercredi 26 octobre, essayant de maintenir l’illusion d’une splendide unité européenne en cette heure de grave crise. Bien qu’ils n’aient même pas réussi à s’entendre sur le fait d’être en désaccord sur plusieurs politiques clés : l’énergie, la défense, l’Ukraine et l’inflation, les deux dirigeants ont assuré que la réunion était grandement « constructive ».

A cette occasion, les médias français ont évoqué l’influence d’un individu quasiment inconnu du grand public, et qui n’était même pas physiquement présent lors des discussions entre les deux dirigeants : le conseiller très spécial de Scholz, Jörg Kukies, modestement surnommé son « deuxième cerveau ».

Né en 1968 à Mayence, Kukies était membre des Jeunes socialistes (Jusos). Après avoir étudié à la Sorbonne à Paris, à la JFK School of Government, à Harvard et à Chicago, il a rejoint Goldman Sachs à Londres en 2000, à peu près au moment où Draghi maquillait les statistiques de l’Italie pour la faire entrer dans l’euro.

De 2011 à 2014, Kukies a occupé le poste de responsable des produits dérivés sur actions pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique, pour Goldman Sachs International. Puis, entre 2014 et 2018, il a été co-président du directoire de Goldman Sachs AG et directeur général de la branche de Francfort de Goldman Sachs International.

Ensuite, en 2018, Scholz, qui était à l’époque le ministre des Finances de Merkel, a choisi Kukies (qui a donc passé 18 ans chez Goldman Sachs) comme principal conseiller pour l’Europe et les marchés financiers.

Et enfin, lorsque Scholz est devenu Chancelier en décembre 2021, il a nommé Kukies comme secrétaire d’État en charge du « département de la politique économique, financière et climatique » (département 4) et du « département de la politique européenne » (département 5). « Et pour être sûr qu’il ne s’ennuie pas : puisque l’Allemagne préside cette année le G7 et le G20 : il est aussi le sherpa d’Olaf Schölz, pour préparer notamment le G20 de Bali dans un mois », écrit France Info.

« Bref, tous les dossiers les plus sensibles du moment - les discussions sur l’avenir du pacte de stabilité, la poursuite de l’intégration européenne, la politique industrielle et énergétique, la décarbonisation et la numérisation et leurs aspects de financement - passeront par son bureau », écrivait Le Monde en janvier suite à sa nomination. Avec Macron, pour lutter contre l’impact de la pandémie de Covid, il imposera le « plan de relance » de l’UE. Avec lui, « surtout, Berlin brise un tabou et accepte un plan de relance européen, qui prévoit pour la première fois un prêt commun de 750 milliards d’euros pour aider les économies en difficulté ». On se frotte les yeux, ajoute Le Monde : « est-ce la même Allemagne qui s’est montrée si frileuse et dogmatique pendant la crise de l’euro ? »

Nous avons fait l’expérience que l’Europe, en raison d’une réponse non uniforme, a plongé dans une deuxième crise juste après la crise financière [de 2008], justifie Jörg Kukies. Pendant que les États-Unis se redressaient, l’Europe reculait. Cela a été une expérience déterminante pour moi, parce que je l’avais vécue de première main.

Ajoutons que Kukies a participé à la conférence Bilderberg de juin 2022 à Washington, DC, où il aurait pu demander conseil aussi bien à Manuel Barroso de Goldman Sachs, qu’au « second cerveau » de Biden, c’est-à-dire Adeyemo de BlackRock, aujourd’hui secrétaire adjoint au Trésor américain, sans oublier Peter Thiel, Jens Stoltenberg de l’OTAN, les généraux David Petraeus et Ben Hodges, ou encore Erik Schmidt de Google et à d’autres hauts responsables de « l’élite » mondiale anglo-américaine...

Reste à savoir si la France, en étant en désaccord avec Scholz, est finalement en désaccord avec son « maître à penser » de Goldman Sachs, Kukies, autrement dit avec l’éléphant (financier) au milieu du salon...

Par le passé, Macron, lui-même formé en tant que banquier d’affaires, a semblé bien s’entendre avec Kukies. Mais le monde change vite. Si aujourd’hui la France et d’autres pays européens cherchent à plafonner les prix de l’énergie, l’Allemagne s’y oppose. Il est vrai que Goldman Sachs continue à parier sur un prix élevé de l’énergie.

Et surtout, personne à Berlin, pas plus qu’à Paris (à part S&P), ne propose la suppression pur et simple du TTF Dutch (Title Transfer Facility néerlandais), la plate-forme spéculative qui permet aux spéculateurs de détrousser la planète [1], et son remplacement par des marchés organisés entre Etats, comme cela se fait partout ailleurs dans le monde, notamment entre Indiens, Chinois et Russes.

Paris et Berlin se disputent certes sur des enjeux de pouvoir, mais s’accordent hélas sur les axiomes suicidaires du paradigme néolibéral.

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[1Comme le rappelle Le Monde : « Depuis les années 1990, l’UE a progressivement ouvert les marchés nationaux de l’énergie à la concurrence pour harmoniser et libéraliser le marché européen et mieux l’interconnecter. (…) Concernant le marché de gré à gré, l’Etat ne peut pas influer sur les prix comme dans le cas de l’électricité (où EDF doit fournir de l’énergie à coût réduit aux fournisseurs alternatifs), car l’essentiel du gaz français est importé. Dans le cas des échanges boursiers, difficile là aussi d’intervenir car ils sont en principe réservés à des opérateurs financiers, producteurs, fournisseurs et négociants, qui achètent et vendent pour des livraisons immédiates ou différées ».