Brésil : la victoire de Lula, une épine dans le pied de l’Otan

jeudi 10 novembre 2022

Chronique stratégique du 10 novembre 2022 (pour s’abonner c’est PAR ICI)

La victoire de Lula au Brésil signe non seulement l’échec de l’opération judiciaire ango-américaine qui l’avait visée, mais surtout le grand retour de l’Amérique latine dans la dynamique des BRICS — une véritable épine dans le pied de l’Otan.

« Ils ont essayé de m’enterrer vivant et me voilà », s’est exclamé Lula da Silva devant l’immense foule rassemblée à Sao Paulo, suite à l’annonce officielle de sa victoire sur le président sortant Jair Bolsonaro, par 50,9 % des voix contre 49,1 %.

L’ancien président brésilien (deux mandats de 2003 à 2010) avait été condamné pour corruption et emprisonné en 2018 sur des chefs d’accusation manifestement frauduleux, dans le cadre de l’opération « anticorruption » dite Lava Jato, dirigée par des intérêts anglo-américains sur place. Il a été libéré en mars 2021, suite à l’annulation de sa condamnation par la Cour suprême.

Le retour de l’Amérique latine !

La victoire de Lula aura d’importantes retombées sur le rôle du Brésil dans le monde sous deux principaux aspects : c’est un pays membre des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), qui sont au centre de la tentative de fonder une nouvelle architecture économique internationale, et il est la clé de l’intégration régionale de l’ensemble de l’Amérique latine au sein du nouveau paradigme en développement.

Si Bolsonaro n’avait pas officiellement retiré le Brésil des BRICS, il en avait dévalorisé l’importance. Par contre, il avait quitté la Communauté des États d’Amérique latine et des Caraïbes (CELAC) et de l’Union des nations sud-américaines (UNASUR), condamnant ainsi cette dernière.

Dès le lendemain de son élection, le président Lula a reçu son homologue argentin Alberto Fernández à Sao Paulo, accompagné de la vice-présidente Cristina Fernandez de Kirchner, qui entretient avec Lula une relation personnelle très étroite remontant à la présidence de son mari Nestor Kirchner (2003-2007) et à ses deux propres mandats (2007-2015). Elle et Lula avaient notamment travaillé sur un programme d’intégration avec les présidents de l’Équateur, de la Bolivie et du Venezuela, dans le cadre d’un « Club des présidents » informel en Amérique latine.

Outre sa discussion sur les conséquences de l’élection de Lula pour l’intégration régionale et le renforcement des BRICS, Alberto Fernandez a également proposé au Brésil un plan bilatéral ou « d’intégration stratégique », dont les détails ont été communiqués il y a quelques semaines par l’ambassadeur argentin Daniel Scioli au principal conseiller en politique étrangère de Lula et ancien ministre des affaires étrangères, Celso Amorim.

Selon plusieurs médias, le document présenté à Amorim propose de multiples domaines de coopération et d’intégration bilatérales dans l’industrie, la finance, le commerce, l’exploitation minière, l’énergie, la défense et l’agroalimentaire, entre autres. Le Brésil est le premier partenaire commercial de l’Argentine. Le document contient des propositions visant à créer des sociétés binationales, à renforcer la coopération dans le domaine de la production et de l’exportation de denrées alimentaires et à collaborer dans les domaines de l’énergie nucléaire, de l’aérospatiale, des sciences et technologies et de l’éducation. Ce dernier point est particulièrement important, étant donné les capacités scientifiques et technologiques avancées des deux nations.

Le document argentin comprend également des propositions d’intégration financière qui sont clairement destinées à servir de défense contre les bouleversements financiers mondiaux ; elles nécessitent une analyse plus approfondie. L’une des propositions, rapportée par TN.com, consiste à étendre le système de commerce en monnaie locale (SML), afin de permettre le commerce en pesos et en reals, en évitant complètement le système du dollar, comme le font de nombreux pays en développement.

Ce qui est moins clair, c’est l’annonce faite hier par le ministre argentin des finances, Sergio Massa, selon laquelle les deux pays travaillent sur un plan quinquennal visant à créer une banque centrale régionale ou « supranationale » afin de fournir des outils « pour être compétitifs dans le monde des blocs dans lequel nous devons vivre et nous renforcer pour faire face au commerce mondial », comme le rapporte l’agence de presse argentine Telam.

Une épine dans le pied de l’Otan

Il est certain que la victoire de Lula, aussi courte soit-elle, représente un problème pour l’empire militaro-financier anglo-américain, au moment où « l’unité » occidentale derrière la stratégie d’escalade de l’Otan contre la Russie se fissure de toutes parts.

Et l’on peut s’attendre sous peu à des opérations de déstabilisation du Brésil, destinées à empêcher le nouveau Président de gouverner efficacement un pays aussi polarisé et divisé — déstabilisation qui a déjà commencé en réalité, avec le délai de 44 heures qu’il a fallu à Jair Bolsonaro pour prendre la parole après l’élection. Et si ce dernier s’est engagé à respecter la procédure constitutionnelle, il n’a pas concédé sa défaite, et ses partisans se sont mobilisés pour crier à la fraude électorale, pendant que des camionneurs et de gros agriculteurs lançaient une opération visant à « fermer le Brésil » en bloquant les autoroutes. La situation reste donc tendue, sous l’œil vigilant des gardiens de « l’ordre fondé sur les règles ».

Conscient de l’importance de son élection pour la politique étrangère du Brésil, Lula s’est exprimé ainsi lors du discours prononcé dimanche soir après sa victoire électorale :

Le Brésil manque au monde. Ce pays souverain qui parlait d’égal à égal avec les pays les plus riches et les plus puissants et qui, en même temps, contribuait au développement des pays les plus pauvres. Le Brésil qui a soutenu le développement des pays africains, qui a œuvré à l’intégration de l’Amérique latine, de l’Amérique du Sud et des Caraïbes, qui a renforcé le Mercosur et contribué à la création du G20, de l’Unasur, de la CELAC et des BRICS. Aujourd’hui, nous disons au monde que le Brésil est de retour, que le Brésil est trop grand pour être laissé au triste rôle de paria du monde.

En Europe comme aux États-Unis, plusieurs médias « alternatifs » ont utilement republié les déclarations acerbes de Lula au magazine Time en mai dernier sur le conflit en Ukraine, dans lesquelles il accusait l’Otan, les États-Unis et l’Europe d’avoir une part de responsabilité dans le développement de cette guerre. Ces déclarations ont valu à Lula de figurer sur la liste noire ukrainienne, publiée initialement le 14 juillet par le Centre de lutte contre la désinformation (CCD), avant que quelqu’un ne décide qu’il valait mieux le retirer.

Lula avait déclaré à l’intervieweur du Time  : « Poutine n’aurait pas dû envahir l’Ukraine. Mais ce n’est pas seulement Poutine qui est coupable. Les États-Unis et l’Union européenne sont également coupables. Quelle était la raison de l’invasion de l’Ukraine ? L’Otan ? Alors les États-Unis et l’Europe auraient dû dire : ‘L’Ukraine ne rejoindra pas l’Otan’. Cela aurait résolu le problème. Les Européens auraient pu dire : ‘Non, ce n’est pas le moment pour l’Ukraine de rejoindre l’Union européenne, nous allons attendre’. Ils n’avaient pas besoin d’encourager la confrontation ». A bon entendeur !

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