Relations turco-chinoises à la lumière de l’initiative « Ceinture et Route »

lundi 19 décembre 2022, par Tribune Libre

Nous publions ce très intéressant article d’un politologue turc dont la pensée s’inspire de la tradition kémaliste. Cette tradition de modernisation républicaine occidentale rencontre aujourd’hui la volonté de la Türkiye de participer au nouvel ordre économique mondial qui s’ébauche à l’Est du monde. Par-delà les considérations géopolitiques qu’il mentionne, il est animé par un esprit de développement économique mutuel.

Relations turco-chinoises à la lumière de l’initiative « Ceinture et Route ».
Shutterstock

Les axes politiques du monde changent en raison de l’essor économique des nations orientales. Le monde s’oriente. L’establishment centré sur l’Occident est en déclin. Et si les changements d’axes provoquent de nouvelles controverses au sens global, ils provoquent également des ruptures tectoniques. Les lignes de faille sont désormais actives…

Les deux côtés de l’Orient s’unissent :
Relations turco-chinoises
à la lumière de l’initiative « Ceinture et Route »

Cherchez la connaissance, même si vous devez aller jusqu’en Chine.

Par Onur Sinan Güzaltan, politologue.

Le politologue turque Onur Sinan Güzaltan.

La Türkiye ressemble à la puissante coupole de Sainte-Sophie, où résonnent des voix venues du monde entier.

En ce point où l’Orient rencontre l’Occident, ou en diverge selon la perspective, les nouvelles controverses, les éclats ou le son d’une nouvelle naissance sont entendus et ressentis haut et fort.

En prêtant attention aux voix de la Türkiye, le monde devient beaucoup plus facile à comprendre. Les Turcs, qui n’ont cessé de se rapprocher de l’Occident au fil de leur histoire, commencée il y a 3000 ans en Asie, se sont récemment tournés vers l’Est.

Si l’on considère que la masse continentale de la Türkiye se trouve à 93 % en Asie, il serait beaucoup plus juste de dire qu’elle retrouve sa place en Orient, plutôt que de dire qu’elle se tourne vers l’Orient.

Cette nouvelle situation est déjà perceptible dans l’économie depuis le début des années 2000. Les entreprises turques, fatiguées d’attendre aux portes d’une Europe entrée en stagnation économique, se sont tournées vers l’Asie, le monde arabe et l’Afrique, tous promis à un bel avenir.

La nouvelle tendance de l’économie turque s’est étendue à toute l’Asie, jusqu’à la Chine, à la lumière des paroles du prophète Mahomet :

Cherchez la connaissance même si vous devez aller jusqu’en Chine. 

Les liens économiques ont déclenché peu après la dynamique politique, et la Türkiye a finalement pris des mesures pour participer à l’initiative « Ceinture et Route », que la Chine a offerte au monde.

La Chine n’a pas laissé cette démarche sans réponse... Les Chinois, qui ont construit la Grande Muraille au Ier siècle avant J.-C. à cause des attaques des Turcs, leur ont maintenant ouvert leurs portes après 2000 ans.

Aujourd’hui, les relations entre ces deux pays se développent principalement dans le domaine économique, mais aussi dans les domaines politique, culturel et militaire, à pas prudents mais sûrs.

Géopolitique et ICR

L’Initiative Ceinture et Route (ICR) est une initiative historique dont le but est de relier par le commerce international 4 milliards de personnes à travers l’Asie, l’Europe et l’Afrique.

L’un des facteurs les plus importants pour le processus de prise de conscience nationale de l’Europe, qui a tracé la voie vers le siècle des Lumières, a été la centralisation provoquée par la connexion des réseaux de transport et de logistique communs.

L’ICR peut ouvrir la voie à un nouveau siècle des Lumières en créant une centralisation intercontinentale.

Le ministre chinois des affaires étrangères, Wang Yi, a beau définir l’Initiative Ceinture et Route, non pas comme un « outil géopolitique » mais comme une « opportunité de développement commun », on peut constater que la Chine a créé une nouvelle approche géopolitique qui est un mélange des approches actuelles avec celle-ci.

L’idée du géographe britannique Halford Mackinder, définissant la combinaison des continents de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe comme « l’île du monde » et affirmant que celui qui contrôle le point de passage entre ces deux continents, qui serait l’Eurasie, domine le monde, ne constitue qu’une partie de l’ICR.

L’autre partie repose sur la stratégie de souveraineté sur les routes maritimes, développée par Alfred Mahan, l’un des plus importants stratèges américains du XIXe siècle, qui définit l’influence internationale d’une nation par sa puissance maritime.

L’Initiative Ceinture et Route tente essentiellement de rapprocher la théorie de Mackinder sur les continents et celle de Mahan sur les océans, sur la base d’une coopération mutuelle.

Alors que la Türkiye, qui est importante pour les parties continentales et maritimes de l’ICR, continue de construire de nouveaux aéroports, ponts et ports maritimes qui relieront l’Est à l’Ouest beaucoup plus facilement, elle prend également des mesures pour se distancer de l’influence atlantique.

Cependant, les pressions de l’Atlantique, qui ne souhaite pas perdre cette Eurasie définie comme le cœur du monde, et donc perdre la Türkiye, augmentent plus que jamais.

La Türkiye et la stratégie eurasienne de l’Atlantique

Il y a deux objectifs principaux derrière la provocation par l’impérialisme anglo-saxon de la guerre en Ukraine, au cœur de l’Eurasie :

  1. les objectifs à court et moyen terme consistent à entraver les relations russo-européennes, donc à maintenir la dépendance atlantique à l’égard de l’Europe ;
  2. et l’objectif à long terme est d’entraver la connexion de l’Europe à l’Asie et d’empêcher l’Initiative Ceinture et Route d’atteindre l’Europe, en déstabilisant l’Eurasie.

La sphère atlantique met en œuvre une stratégie similaire de l’autre côté de l’Eurasie, en Türkiye. Parallèlement à l’évolution de la situation dans le monde, celle-ci s’efforce aujourd’hui de briser les chaînes de l’OTAN, qui la cadenassent depuis 1952.

En 2016, la mise en échec, par des éléments nationaux de l’armée turque et par la volonté populaire, de la tentative de coup d’État complotée par l’organisation terroriste FETO, soutenue par les États-Unis et l’OTAN, a déclenché un processus qui a accéléré la rupture de la Türkiye avec la sphère transatlantique.

La réponse transatlantique à cette tendance a été la suivante :

  1. Le soutien apporté aux organisations terroristes, visant à créer au centre de la Mésopotamie un second Israël nommé « Kurdistan », en exigeant des terres de la Türkiye, de l’Iran, de l’Irak et de la Syrie, tous situés sur les voies de l’ICR. Invoquant la « lutte contre Daesh », les États-Unis ont accru leur soutien « implicite » au PKK au cours des 40 dernières années, pour le porter ouvertement et officiellement à la branche syrienne de l’organisation YPG/PYD/SDF. A tel point que des généraux américains ont récompensé les représentants de cette organisation lors de conférences de presse publiques, tandis que l’armée américaine envoyait ses condoléances pour les terroristes tués au combat. La réponse des forces armées turques à ce projet américain a été de cibler les planques de l’organisation dans le nord de la Syrie et en Irak, notamment les camps communs US-PKK. La cause réelle de l’augmentation des appels en défense des « droits de l’homme » par les États-Unis contre les opérations des forces armées turques, vient en fait des coups portés aux plans américains visant à créer un second Israël pour déstabiliser la région de manière permanente.
  2. Une autre facette des plans américains de déstabilisation de l’Eurasie consiste à provoquer une guerre gréco-turque au carrefour de l’Orient et de l’Occident, en mer Égée, en militarisant le gouvernement pro-américain d’Athènes. Un plan similaire avait été mis en œuvre par l’impérialisme britannique dans les années 1920, lorsque l’armée grecque avait débarqué en Anatolie pour réprimer la lutte turque pour l’indépendance et envahir son territoire, mais le résultat a été que les impérialistes et leurs marionnettes ont été repoussés par l’armée turque sous le commandement de Mustafa Kemal Atatürk. Malheureusement, le gouvernement grec fait partie d’un plan similaire aujourd’hui. La cible ici n’est pas seulement la Türkiye, mais toute l’Asie et l’Initiative Ceinture et Route qui la traverse. Espérons que la nation grecque, qui a une longue histoire et conscience anti-impérialiste, pourra chasser ce gouvernement fantoche des Etats-Unis avant que la mer Egée ne soit ensanglantée par les plans atlantistes.

La Méditerranée orientale est un autre point où les États-Unis encerclent la Türkiye. En utilisant Israël et l’administration chypriote grecque en Méditerranée orientale, les États-Unis tentent de déstabiliser la région en piégeant la Türkiye au port de Mersine, et de détruire la branche méditerranéenne orientale de l’ICR en réunissant certains pays européens et Israël dans cette région que nous pouvons appeler la troisième ceinture de l’Eurasie.

Dans ce contexte, les processus de normalisation des relations Türkiye-Syrie et Türkiye-Égypte semblent s’imposer comme la meilleure réponse aux Atlantistes.

« Regardez vers le soleil qui va maintenant se lever à l’Est »

Image d’Atatürk, père de la patrie turque, lors du congrès du Parti Vatan.

Le leader fondateur de la République turque, Mustafa Kemal Atatürk, a livré ces analyses historiques lors de sa rencontre à l’ambassade d’Égypte en 1933 :

Regardez vers le soleil qui va maintenant se lever à l’Est (...) Je peux voir d’ici les peuples orientaux se réveiller, tout comme je vois le soleil se lever à l’Est (...) Il y a beaucoup plus de peuples qui vont gagner leur indépendance et leur liberté. Ces peuples vont surmonter tous les problèmes malgré tous les obstacles et toutes les difficultés, et vont atteindre l’avenir qui les attend. Colonialisme et impérialisme disparaîtront de la surface de la terre et il y aura une nouvelle ère d’harmonie et de coopération internationales, sans différences de couleur, de religion ou de race.

Comme l’avait prévu le grand leader, les peuples de l’Est se sont réveillés et tendent maintenant la main à leurs frères et sœurs de l’Ouest qui ont l’héritage des Lumières, pour un avenir commun.

Dans ce contexte, il est dans l’intérêt de l’Occident et de l’humanité tout entière que la Türkiye, qui est la porte de l’Asie vers l’Occident, renforce ses relations avec la Chine, qui est le pays le plus oriental d’Asie.

La stabilité dans le « cœur du monde », l’Eurasie, et donc en Türkiye, sortira l’Est et l’Ouest des déséquilibres de guerre et de rivalité imposés par la sphère transatlantique. L’unification de l’Est et de l’Ouest sera une étape importante dans cette longue marche de l’humanité.