Une CGT peut en cacher une autre

vendredi 20 janvier 2023, par Karel Vereycken

A quelques jours des différentes mobilisations contre la réforme de la retraite que cherche à imposer Macron à une majorité de Français qui s’y opposent, une réunion intitulée « Quelle CGT et pour quoi faire ? », a esquissé la trajectoire possible d’un nouvel élan, non seulement pour cette grande confédération, mais pour l’action syndicale en France.

Devant une salle comble, au grand étonnement des organisateurs, plusieurs responsables de la CGT, loin de la caricature qu’on nous sert quotidiennement dans des médias asservis au pouvoir dominant, ont rappelé les grands enjeux, identifié les responsabilités des uns et des autres (surtout les leurs) et tracé les pistes d’un renouveau.

Deux offres syndicales

Reprenant l’essentiel de son livret très complet Quel syndicalisme en France au XXIe siècle (Problématiques sociales et syndicales, N° 10, septembre 2022), l’historien Stéphane Sirot a rappelé qu’en France, la substance de la démarche syndicale se partage historiquement entre « deux grandes propositions » que nous résumons ici (en simplifiant faute de place) :

  • La première est celle portée par la CGT, organisation fondée en 1895, dont la mise en œuvre a été synthétisée dans la « Charte d’Amiens » de 1906.

    Sur la longue durée, précise Sirot, elle (…) privilégie les pratiques de rapport de force, au premier rang desquelles la grève, assume l’existence de la lutte de classes, considère légitime son immixtion dans le champ politique, y compris dans l’idée à terme d’un changement de société, tout en luttant et en négociant au quotidien pour l’amélioration des conditions de vie immédiates des travailleurs.

    Avec cette approche, et c’est bien cela qui irrite l’oligarchie, un syndicat s’érige en contre-pouvoir. Lorsqu’on fait aujourd’hui le bilan des luttes qui ont réussi, force est de constater que c’est cette démarche qui s’avère la plus payante.

    Si le syndicalisme se conçoit comme un contre-pouvoir, cela signifie qu’il se place en situation non seulement de faire équilibre, mais également de s’opposer à l’ordre dominant, pour influer sur ses décisions ou imposer ses propres propositions, voire pour faire valoir un projet de société spécifique. En ce sens, il n’existe pas seulement pour adoucir les chocs sociaux, mais aussi pour les susciter ; de la même façon, il n’est pas seulement un outil de tempérance, mais un bâtisseur de rapports de force ; enfin, sa fonction ne consiste pas à rechercher la pérennisation du système, mais à proposer un contre-modèle.

  • La deuxième est celle portée par la CFDT, née en 1964, se réclamant de « l’humanisme chrétien » façon jésuite, non plus pour combattre le capitalisme, mais « toutes les formes d’abus du pouvoir, d’autoritarisme, de totalitarisme » en vue d’établir une paix sociale. A cette fin, pour la CFDT, il fait délaisser les actions classiques que sont la grève, les manifestations de masse et les journées d’actions, au profit d’un « syndicalisme de lobbying ». Il ne s’agit plus de mettre en échec des lois néfastes, mais de chercher à modifier en amont les projets ou propositions de lois, par des contacts avec des responsables politiques, ou en rédigeant des amendements pour des parlementaires….

    En clair, avec cette approche, les syndicats se résignent à s’institutionnaliser en simples « partenaires sociaux » des puissances dominantes et se soumettent à l’ordre du jour de ces derniers. « Cette espèce de domestication du temps social par le temps politique contribue à les rendre asymétriques, au profit du dernier nommé », précise Sirot, avant de rajouter qu’« à force de fonder de plus en plus exclusivement son action sur la recherche de compromis bien plus souvent perdants que gagnants, ce syndicalisme de lobbying démontre à l’envi son inefficacité. Surtout, d’évidence, lorsqu’il est en mal de partenaires, à l’instar de ces dernières années, face à la verticale du pouvoir par Emmanuel Macron ».

Émiettement

Au fait que la CGT, en abandonnant son ADN, a eu tendance à s’aligner sur ce courant « réformiste » que certains qualifient carrément de « collabo de classe », s’ajoute le constat d’une désyndicalisation croissante, surtout des jeunes. L’explosion de la sous-traitance dans les chaînes de production des valeurs a émietté tout autant l’appartenance administrative et mentale à des structures syndicales.

L’augmentation spectaculaire de l’offre syndicale cache mal un émiettement soigneusement entretenu. Dans l’après-guerre et surtout dans le contexte hystérique de la Guerre froide, en Europe, toute force s’érigeant en défense des intérêts nationaux (gaullisme, communisme, etc.) était d’emblée la cible d’attaques et de manœuvres de la part de Londres et Washington.

A Paris, le fameux Irving Brown, dirigeant des syndicats américains AFL-CIO et ayant accès aux fonds de contrepartie du Plan Marshall, sous la tutelle du patron de la CIA Alan Dulles (dont le rôle dans l’élimination de Jean Moulin est désormais un fait documenté), fera ce qu’il faut pour susciter une scission conduisant à la naissance de la CGT-FO en 1947. Refusant pendant des années de choisir entre rester dans la CGT ou se rallier à FO, la grande Fédération de l’Education nationale (FEN) finira en 1992 par se diviser en FSU et UNSA.

Comme résultat, aujourd’hui, la France n’a jamais compté autant d’organisations syndicales d’envergure nationale et le plus souvent interprofessionnelle, avec aussi peu de syndiqués : cinq organisations sont dites représentatives au niveau national et interprofessionnel. Il s’agit, selon l’ordre de la dernière mesure d’audience électorale dans le secteur privé, soit le cycle 2017-2020 :

  • 30,33 % pour la CFDT (1400 syndicats, environ 600 000 adhérents) ;
  • 28,56 % pour la CGT, mais toujours première dans la fonction publique (22 000 syndicats, environ 600 000 adhérents) ;
  • 17,93 % pour la CGT-FO ;
  • 12,28 % pour la CFE-CGC ;
  • 10,90 % pour la CFTC.

S’ajoutent à ces confédérations deux structures n’atteignant pas les 8 % nécessaires pour rejoindre le cercle des syndicats représentatifs : l’UNSA et Solidaires. A cela il faut ajouter la FSU et une myriade de syndicats autonomes catégoriels de moindre envergure.

Retour aux fondamentaux

Au-delà de ces analyses historiques, les responsables de la CGT, s’inscrivant en faux contre la direction confédérale de Philippe Martinez et en vue d’un retour aux fondamentaux, ont eu le courage de reconnaître les erreurs commises à ne plus répéter.

Aujourd’hui, la CGT est hélas trop souvent perçue comme une organisation qui, au lieu d’aller sur le terrain défendre les chômeurs, les pauvres et les travailleurs pauvres, ne défend que les statuts de ceux qui en ont un.

Sa première erreur a consisté à vouloir sortir de son isolement en devenant un partenaire social institutionnel comme les autres, cherchant avant tout à sanctuariser son statut et les avantages qu’il offre, au lieu de défendre l’intérêt général de citoyens de plus en plus avides de mouvements sociaux échappant au monde syndical et s’organisant en dehors : pétitions sur Change.org, Nuit debout, collectif inter-urgences à l’Hôpital, Stylos rouges à l’Education nationale et même, dans le monde des entreprises, Mc Droits chez McDonald’s, l’association La Base à la RATP et enfin, à partir de 2018, les Gilets jaunes...

Rappelant la frilosité de la Confédération nationale à rejoindre les manifestations des Gilets jaunes, qu’ils auraient même qualifiés de « petits patrons » et de « fachos », plusieurs orateurs ont souligné comment dès cette époque, sur cette question fondamentale, la base de la CGT s’est trouvée totalement en porte-à-faux avec sa direction à Montreuil.

Du combat social au combat sociétal

Autre écueil, la tendance croissante à abandonner un combat social au sein des entreprises où les rapports de force le requièrent, pour un combat sociétal se déroulant hors des murs de l’usine.

A titre d’exemple, la parution d’un document de 24 pages, cosigné par une vingtaine d’ONG dont Oxfam, les Amis de la Terre, Alternatiba ou encore la Confédération paysanne. Véritable catalogue de 34 mesures en faveur d’une transformation écologique radicale, ce document porte également la signature du secrétaire général de la CGT, Philippe Martinez.

Connu pour avoir « présidentialisé » la direction de la confédération, Philippe Martinez a systématiquement écarté l’idée d’une direction plus collégiale, plus en accord avec l’idée même d’une confédération. Avant de signer ce texte, il n’a consulté personne, pas même le Comité confédéral national (CCN) qui regroupe tous les dirigeants des fédérations.

Or, le manifeste affirme tout de go que

les entreprises et acteurs financiers actifs dans les secteurs carbonés et destructeurs de la biodiversité doivent cesser de bénéficier d’exemptions fiscales, d’aides et subventions publiques (…) Aucun investissement public ou garanti par l’État ne doit soutenir le secteur des énergies fossiles ni le développement de nouveaux projets nucléaires...

Selon l’Express, Sébastien Menesplier, le secrétaire général de la très puissante Fédération nationale des mines et de l’énergie (FNME), très active chez EDF, ne décolère pas. Trois jours plus tard, dans un courrier qu’il adresse à Philippe Martinez et à sa garde rapprochée, il s’emporte :

Dans le document, décroissance et sobriété sont de mise et ces propositions reviendraient à tirer un trait sur des dizaines de milliers d’emplois...

Comme le rappelle l’Express :

A la CGT, on ne rigole pas avec l’atome. Les fantasmes de la décroissance heureuse ne font pas recette dans un syndicat biberonné au nucléaire et à la révolution industrielle. (…) ‘La CGT s’est vue pendant des décennies comme cogestionnaire du programme nucléaire’, affirme Raymond Soubie. Main dans la main avec la direction d’EDF, elle milite depuis des années pour qu’un programme de plusieurs nouveaux EPR soit lancé dans l’Hexagone.

Alors, des textes de ce genre, c’est carrément une déclaration de guerre. « Si l’on veut singer la CFDT sur l’écologie, on va disparaître », reconnaît Emmanuel Lépine, le patron de la Fédération de la chimie.

« Pour apparaître en moteurs plutôt que de sembler inscrites dans le sillage d’ONG, d’associations ou de personnalités dont la popularité leur est supérieure, il est indispensable pour les syndicats non seulement de se renforcer qualitativement, mais aussi de disposer d’un contre-projet de société suffisamment solide, global et original. Pour cela, encore faut-il pleinement assumer de faire de la politique », souligne de son côté Sirot.

Une lutte de classes au service de l’intérêt général

On n’est plus dans la « lutte sociale », estime Cédric Liechti (CGT Energie, Paris), mais dans une « guerre sociale », avec des dirigeants qui souhaitent la mise à mort d’un syndicat du type CGT.
Le problème, rappelle-t-il, c’est que « les gens de mon âge (47 ans) n’ont jamais connu de vraies avancées sociales (du type congé payés, etc.) ».

Du coup, ils ne connaissent, au mieux, que la défense des « acquis ». Aujourd’hui, la CGT ne doit plus attendre de voir arriver ce que tout le monde avait déjà prévu. Il faut une stratégie offensive. Sans adhésion partagée à l’idée d’une société qui améliore la situation de tous, le dialogue social n’est qu’un vaste enfumage.

La bonne nouvelle, a-t-il poursuivi, c’est que l’expression « lutte de classes », qui faisait sourciller il n’y a pas si longtemps encore car perçue comme issue d’une réalité du passé, ne l’est plus aujourd’hui.

Dans le peuple, la perception est largement partagée qu’une proportion importante des richesses produites par tous est accaparée par une poignée de milliardaires et une caste oligarchique régnant au-dessus des États.

La forte mobilisation du 19 janvier contre la réforme des retraites confirme l’immense potentiel d’une dynamique de renouveau. Ces Français qu’on disait léthargiques à toute mobilisation, ils sont de retour !

Du 27 au 31 mars 2023 à Clermont-Ferrand, se tiendra le 53e Congrès de la CGT. Martinez ayant annoncé qu’il ne se représenterait pas pour un nouveau mandat, la porte est ouverte pour un sursaut. Mais ce dont on a besoin pour cela, ce n’est pas d’une révolution de palais mais d’un retour aux fondamentaux, à la CGT comme chez les autres syndicats, par leur ancrage dans le monde réel, appelés plus que jamais à jouer un rôle constructif pour le monde de demain.

Ce qui était frappant lors de cette conférence à la Sorbonne, alors qu’on dépeint souvent la CGT comme une bande d’excités et de gros bras, c’était sa haute teneur intellectuelle autant que la forte détermination qui animait les orateurs, leur intention de transformer en réalité, sans rage et en assumant pleinement leurs responsabilités, un espoir partagé, celui d’un monde plus juste pour tous.