Les "nouveaux Pentagon Papers" bousculeront-ils la donne géopolitique ?

vendredi 14 avril 2023

Chronique stratégique du 14 avril 2023 (pour s’abonner c’est PAR ICI)

Les 6, 8 et 9 avril, le New York Times (NYT) puis le Washington Post ont publié une série d’articles sur la fuite de documents classifiés américains relatifs à la guerre en Ukraine, et qui révèlent l’état réel des combats sur place. On y apprend notamment que l’armée ukrainienne se trouve, contrairement à ce qui est raconté tous les jours dans les médias, dans un piteux état ; on y découvre également des détails sur l’infiltration des services secrets russes par les Américains. Autant d’informations que les Russes ont du considérer avec le plus grand intérêt. La question se pose : qui a fait filtrer ces documents hautement confidentiels ? Dans quel but ?

La fuite est massive : environ 100 diapositives de données opérationnelles sur la guerre en Ukraine, classés « secret » ou « top secret » ; les documents sont très frais — certains datent de février-mars — ce qui les rend d’autant plus sensibles puisque des opérations en cours ou imminentes s’en trouvent directement mises en lumière.

Étrangement, ces documents auraient d’abord fait surface sur deux canaux de discussion de jeux vidéo appelés 4chan et Discord avant de se retrouver sur Twitter et Telegram.

Pour un haut responsable du renseignement, cela représente « un cauchemar pour les Five Eyes », en référence à l’alliance de renseignement des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et du Canada…

L’arrestation hier d’un jeune travaillant sur une base militaire américaine et supposé à l’origine des fuites semble avant tout destiné à orienter les enquêteurs vers la fausse piste habituelle, celle d’un « tueur isolé » n’agissant que pour son compte.

Des documents hautement sensibles

S’ils ne fournissent pas de détails sur l’offensive de printemps tant vantée que l’Ukraine s’apprêterait à lancer, pour l’œil averti d’un planificateur de guerre russe, d’un général de terrain ou d’un analyste du renseignement, les documents offrent sans aucun doute de nombreux indices et informations du plus haut intérêt.

Ils contiennent des informations sur les livraisons d’armes prévues, les estimations américaines des Ukrainiens et des Russes tués dans la conflagration, ainsi que des estimations des forces armées. On y trouve notamment une évaluation alarmante des capacités de défense aérienne de l’Ukraine.

Les documents, datant de fin février et début mars, mais trouvés sur les sites de médias sociaux ces derniers jours, décrivent les pénuries critiques de munitions de défense aérienne et discutent des gains réalisés par les troupes russes autour de la ville orientale de Bakhmout, indique le NYT.

Les documents font également état de la présence américaine à chaque échelon du commandement ukrainien, démontrant, pour ceux qui en doutaient encore, que les États-Unis sont directement engagés dans le conflit ; de plus, ils fournissent aux Russes une image précise de la profondeur de la pénétration du renseignement américain dans l’appareil militaire russe.

La fuite risque de causer de réels dommages à l’effort de guerre de l’Ukraine en exposant les agences russes que les États-Unis connaissent le mieux, donnant à Moscou une occasion potentielle de couper les sources d’information, écrit le NYT.

En plus de soulever des questions parmi les alliés des États-Unis quant à la capacité des États-Unis à garder des secrets, « les documents de renseignement récemment révélés montrent également clairement que les États-Unis n’espionnent pas seulement la Russie, mais aussi ses alliés », poursuit le Times. « Bien que cela ne surprenne guère les responsables, rendre publiques de telles écoutes entrave toujours les relations avec des partenaires clés, comme la Corée du Sud, dont l’aide est nécessaire pour fournir des armes à l’Ukraine. »

Cui bono ?

Tandis que les Ukrainiens se sont empressés d’accuser la Russie pour la divulgation de ces documents, les porte-paroles de la Maison-Blanche et du Département d’Etat, visiblement très embarrassés, ont tant bien que mal esquivé la question. Il faut dire que ces fuites viennent vraisemblablement de l’intérieur de l’appareil militaire américain, et sans doute de très haut niveau.

« Je pense qu’il faut partir de la question ‘Cui bono’ : à qui profitent ces divulgations ? A déclaré Ray McGovern, ancien analyste de la CIA, sur CGTN. Le New York Times, puis le Washington Post, ont décidé de publier ces documents. C’est énorme. Ils auraient pu les supprimer, tout comme ils ont supprimé de nombreuses affaires cruciales depuis de nombreuses années. Mais ils ont décidé de les publier. Alors, pourquoi ? Je pense que la question de l’Ukraine est cœur de cela, que certains responsables de haut niveau au sein du Pentagone et du Département de la Défense estiment que cette guerre en Ukraine est une course folle, et qu’il est peut-être temps de faire sortir la vérité. Peut-être faudrait-il révéler les mensonges que le chef d’État-major, le général Milley, et le Secrétaire à la Défense Austin, ont proféré en racontant que les Ukrainiens progressaient tandis que les Russes se faisaient littéralement pulvériser. Et qu’alors on parviendra peut-être à stopper cette escalade militaire ».

Pour le diplomate américain à la retraite, James Jatras, cette fuite « indique qu’il y a des voix dissidentes au sein du gouvernement américain qui ne sont pas à l’aise avec l’orientation de la politique » imprimée par la Maison-Blanche et le Département d’État, a-t-il expliqué à Sputnik News. « Il y a des gens au sein de l’armée qui se rendent compte que nous nous dirigeons vers une catastrophe potentielle en Ukraine. Ce sont des gens plus réalistes. Ils sont familiers avec les faits concrets de la puissance militaire », tandis que le département d’État et la Maison Blanche « croient en leur propre propagande ».

Il faut également prendre en compte le timing de ces fuites, au moment où se multiplient les initiatives des « pays émergents », sous l’impulsion des BRICS (qui viennent de dépasser le G7 en terme de PIB), pour se libérer du système dollar de Wall Street et de la City de Londres (lire notre chronique du 10 avril : La dédollarisation est en marche. La fin d’un monde), et de poser les jalons d’un nouveau système international de coopération et de développement économique — ce qui met en lumière la faillite politique et morale (sans parler du krach financier imminent) du système transatlantique.

C’est sans doute dans ce contexte qu’il faut considérer la « sortie » du président français, à son retour de Chine, sur le fait que l’Europe ne devait pas être une satrapie américaine au niveau énergétique, économique et géopolitique, et ne devait pas se laisser entraîner dans le conflit autour de Taïwan – sortie qui a provoqué l’hystérie des milieux néo-conservateurs qui dominent la politique étrangère à Paris, Bruxelles et Washington…

Faut-il encore que les intéressés mettent des actes derrière les paroles...

A SUIVRE LE 15 AVRIL : Visio-conférence internationale de l’institut Schiller

Infos et inscriptions : cliquer ICI