Derrière le masque de la « décroissance soutenable », un fascisme insoutenable

lundi 1er août 2005, par Karel Vereycken

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Lors des grandes épidémies qui frappèrent l’Europe au Moyen Age, des croyants perturbés marchaient de ville en ville en priant et en se flagellant. Pour échapper à la peste, qu’on croyait envoyée par Dieu pour punir l’homme ayant vécu au-dessus de ses moyens, un seul remède : se punir soi même pour convaincre Dieu de suspendre son verdict.

Voilà l’image qui nous vient inévitablement à l’esprit quand on analyse la vision du monde qui anime les organisateurs de la Marche pour la décroissance.

Du 7 juin jusqu’au 3 juillet, José Bové, Albert Jacquard, Serge Latouche (professeur de sciences Economiques à Paris XI), Paul Ariès (sociologue à Lyon II), Majid Rahnema (écrivain, diplomate et ancien ministre iranien et ami d’Ivan Illich), Jacques Testard (biologiste, directeur de recherche à l’INSERM), ont soutenu ou ont accompagné symboliquement un groupe de manifestants, en marchant derrière l’ânesse Jujube de François Schneider (docteur en écologie), de Lyon à Magny-Cours, pour y réclamer la suppression du Grand Prix de F1, considéré comme « le paroxysme de la pollution et des ressources naturelles » et comme un « loisir anachronique réservée à une vingtaine de gosses de riches ».

Derrière cette contestation (à priori sympathique) d’un consumérisme dégradant et caricatural de la génération du baby-boom 1, se cache hélas et une idéologie bien moins appétissante développée en plein pages dans le journal La Décroissance, le journal de la joie de vivre (bimensuel tiré à 38 000 ex., vendu en kiosque).

D’abord, avec le lancement des Etats généraux de la décroissance à Lyon le 16 octobre prochain et la certitude affichée « qu’il y a des forces qui travaillent pour aller vers ce qu’on appelle un projet de la présentation de la décroissance équitable, notamment au moment de 2007 » apparaît la volonté, lors de l’échéance de l’élection présidentielle, de noyer une fois de plus le débat politique concernant les choix économiques de notre pays dans un pense-petit romantique, mélancolique et impuissant.

La Décroissance (traduction du mot anglais de-development évoqué par le milliardaire écologiste Edouard Goldsmith, un des sponsors de la marche, dans un éditorial du Ecologist en novembre 1977), n’est ni un nouveau concept, ni une théorie, mais un « mot d’ordre » d’hygiène mentale (dixit Serge Latouche), « un mot obus, qui sert à pulvériser l’idéologie dominante [le développementisme] (dixit Paul Ariès) ».

Finie donc l’époque où l’on croyait pouvoir discuter de tel ou tel « modèle » de croissance (durable, douce, etc.), car il faut désormais « décoloniser notre imaginaire », bourré d’horribles préjugés qui nous amènent à croire (stupidement) que le développement reste possible pour tous !

Bernard Guibert, le responsable de la commission « Economie » chez les Verts, espère que l’offensive pour la décroissance « sera l’occasion pour le mouvement altermondialiste d’abandonner définitivement un productivisme anachronique et politiquement réactionnaire. Il faudra en particulier que ATTAC lève l’hypothèque de son "idéologie positiviste du progrès" ».

Décroissance part de deux évidences toutes factuelles : 1) 20% des humains consomment 86% des ressources : il existe donc une nécessité de mieux les partager. 2) Si on voulait tous vivre comme des Français moyens, il faut les ressources de quatre planètes terre ; si on voulait tous vivre comme des américains moyens, il en faudrait six. C’est de toute évidence impossible, car la logique dicte qu’ « il n’y a pas de croissance infinie dans un monde fini ».

Georgescu-Roegen et le Club de Rome

Comme référence scientifique on évoque l’Institut d’Etudes Economiques et Sociales pour la Décroissance Soutenable (IEESDS) basé à Saint-étienne (42), inspiré par l’économiste roumain, accueilli à l’université Vanderbilt à Nashville aux Etats-Unis après la guerre, Nicholas Georgescu-Roegen (1906-1994), auteur de The Entropy law and the Economic Process (Harvard University Press, 1971).

Son travail s’inscrit dans la lancée de la propagande malthusienne de masse du Club de Rome, qui, en 1968, sous l’impulsion de l’OTAN et d’Aurelio Peccei (Fiat et Olivetti) réunit une poignée de décideurs autour du Projet sur la problématique de l’homme.

Leur constat catastrophique sera popularisé en 1972 par le rapport Les limites à la croissance élaboré par Forrester & Meadows au MIT (publié en France sous le titre Halte à la croissance ?), en réalité une mise en condition pour faire accepter à la population des pays avancés une « désintégration contrôlée de l’économie mondiale », déguisée en « mutation » vers une société post-industrielle.

Présenté faussement comme le « père de la théorie bioéconomique », il aurait « mis en lumière la contradiction entre la deuxième loi de la thermodynamique, la loi de l’entropie -c’est-à-dire la dégradation inéluctable, suite à leur usage, des ressources naturelles utiles à l’humanité-et une croissance matérielle sans limites » ; et surtout, il aurait « souligné la véritable finalité immatérielle de l’activité bioéconomique : la joie de vivre, the enjoyment of life. »

André Gorz disait de lui dans le Nouvel Observateur en 1976 qu’il allait obtenir le prix Nobel, c’était une question de temps, mais sa démarche représente exactement contre quoi l’économiste américain Lyndon H. LaRouche, Jr. se bat depuis quarante ans.

Notons aussi que le fait de présenter cette tartufferie comme une alternative à la pensée ultra-libérale est un mensonge simplet. En effet, Raymond Barre, un de ses « opulents », et cible éventuelle d’un peu de décroissance, postule doctrinalement que l’économie n’est ni plus ni moins « la science » de la gestion des ressources rares !

L’alternative, c’est LaRouche

L’alternative est donc ailleurs. Allant au-delà de Vernadsky, père du concept de « biosphère », LaRouche démontre qu’effectivement une seule et même loi caractérise le développement de l’univers, mais que cette loi n’est pas du tout celle de l’entropie (qui existe et domine dans un système fermé) ; tout au contraire : c’est l’anti-entropie (car l’univers et l’esprit humain ne sont pas des « systèmes » fermés, mais ouverts).

L’homme, partie de l’univers devenu consciente d’elle-même et de ses propres lois, dispose d’une capacité unique et précieuse le rendant capable de surpasser les limites des ressources - ressources qui par ailleurs ne sont pas entièrement « naturelles », mais plutôt humaines - car défini par la capacité de l’homme à les transformer, selon le niveau de sa culture civilisationelle.

A l’origine, vivant « simplement » de la chasse et de la cueillette, l’homme primitif limitait la capacité d’accueil maximal de la terre à environ 10 à 14 millions de personnes, car on évalue à environs 10 Km carré par habitant le terrain nécessaire pour vivre avec ce niveau de « technologie » utilisable sur une petite partie de la surface terrestre. Puisque toute stagnation de la créativité humaine conduit constamment à l’épuisement des ressources, seules des nouvelles découvertes scientifiques convertis en sauts technologiques peuvent éviter l’entropie envahissante et donc empêcher l’effondrement du système. Que ceci ne soit pas un simple souhait mais la réalité de la nature humaine est prouvée par le fait que nous existons aujourd’hui avec plus de six milliards d’individus sur terre et les technologies disponibles permettant d’en faire vivre dix fois plus.

En niant donc cette différence fondamentale entre l’homme et la bête, on cultivant le doute et le pessimisme sur la nature humaine, on réduit non seulement notre capacité de survie et celle de notre environnement, mais on prive l’homme de son humanité, une déshumanisation qui est souvent l’instrument des sectes, des systèmes fascistes ou totalitaires, ou de ceux qui préparent leur arrivée. Mettre l’homme au centre de l’économie, d’accord, mais quelle partie de l’homme ? Sa capacité de créer pour l’avenir ou son désir immédiat de jouir ?

Contradictions habiles

Il serait trop long fastidieux d’examiner ici l’ensemble des acteurs de cette nouvelle vogue. Très présent par sa production intellectuelle, lisons simplement Paul Ariès, sociologue à Lyon II, écrivain prolifique, spécialiste des sectes sataniques et animateur de Casseurs de Pub, qui semble être une des « âmes » de la Décroissance en France.

Lucide, et je concède, parfois avec un brin d’humour, Ariès avoue embarrassé que le terme Décroissance est négatif, « il flirte même avec des figures douteuses : celle de "la terre ne ment pas" du maréchal Pétain ou les déclarations du baron Seillière : "Il faut siffler la fin de la récréation." Nous sommes donc dans une ligne de crête... »

Evitant autant que possible un discours pouvant être perçu comme teinté d’idéologie, Ariès, un malthusien version light, réussit l’exploit d’attaquer « les délires terroristes des néo-malthusiens » (dans son livre Terre : l’espèce humaine doit-elle disparaître ?), tout en écrivant : « Nous savons qu’il n’existe pas de développement et de croissance sans fin ».

Le besoin obsessionnel de limites frôle ici la souffrance mentale, car :

Même si une croissance illimitée était possible, surtout si elle était possible, nous serions plus encore des objecteurs de croissance pour pouvoir être tout simplement humains, pour ne pas succomber aux fantasmes de toute-puissance.

Ceci amène d’ailleurs les partisans de la décroissance à refuser le moteur à eau, car « en matière d’énergie, la pire des catastrophes écologiques serait l’arrivée d’une source d’énergie gratuite et infinie, et cela même si elle était non polluante. En effet, toute production d’énergie induit inéluctablement la consommation d’autres matières premières. Moins nous produisons d’énergie, quelle que soit la source, moins nous polluons et moins nous consommons de ressources naturelles. Une seule solution donc : la sobriété... »

Tout en se réclamant de Gandhi et d’Epicure, un nouveau stoïcisme romain fait ici surface : ils disent :

Nous le savons, l’humanité va disparaître par l’épuisement des ressources. Organisons nous donc pour que nous puissions mourir dans des bonnes conditions sociales, humaines et écologiques !

Mieux encore, nous sommes des humanistes car grâce à notre décroissance, nous éviterons la récession économique qui amènera des dictatures fascistes ! En attendant, vivons « une vie riche et non une vie de riche » grâce à « moins de biens, plus de liens. » Mais attention, pas de stress ! Ariès (animant très sérieusement la rubrique du Docteur Foldingue), écrit sous le titre « Peut-on décroître sans devenir fou ? » :

Il serait tout aussi stupide de vouloir décroître à l’infini que de vouloir croître à l’infini. Notre symbole n’est en rien celui de la chandelle qui s’éteint doucement. Nous préférons celui de l’ânesse Jujube qui nous rappelle non seulement la nécessité de marcher au pas de l’homme mais de vivre et de rêver au rythme de l’homme... (...) Nous aspirons seulement comme le disait Castoriadis à "passer de la souffrance névrotique à un état de malheur humain banal."

Il est à craindre que cet état mélancolique de malheur humain banal transformera d’ici peu les adeptes de la décroissance en Khmers Verts ou en gardiens d’une « révolution culturelle » à la Mao qui conduisit naguère ce pays-continent à un grand bond en arrière en envoyant les jeunes universitaires s’abrutir par un travail répétitif et non productif à la campagne. Déjà, l’une des surprises que promet Décroissance dans un monde après le pétrole c’est que la musique sera « uniquement "unplug", c’est-à-dire sans l’aide de l’électricité puisqu’il n’y en a plus : nous retrouverons tous les instruments traditionnels... ». Pourquoi d’ailleurs s’arrêter en si bon chemin et ne pas bannir ces instruments traditionnels consommateurs de bois et donc destructeurs de la forêt primitive ?

Ce vent de la décroissance se retrouve également en phase avec le projet féodal formulé par Salvi, Larroutourou et l’étoile montante de la nouvelle gauche allemande, Oscar Lafontaine (dans Le Monde du 14 mai 2005) visant à diminuer la consommation énergétique du monde de moitié...

Toute blague à part, il est utile de souligner que le malthusianisme prôné par Décroissance reste complet et entier, bien que son non-dit fasciste se cache sous le masque triste d’une décroissance humainement soutenable. A nous donc de ne pas marcher derrière les ânes.


Notes

1 L’esprit de compétition des courses automobiles et le gâchis de ressources qui en est la manifestation relèvent en effet du jeu de cirque.