Les analyses de Jacques Cheminade

Ne cédons pas aux sirènes libérales !
Arrêtons la baisse des impôts et des dépenses de l’Etat

mardi 11 octobre 2005, par Jacques Cheminade

Les analyses de Jacques Cheminade sont publiées tous les quinze jours dans le journal Nouvelle Solidarité, sur www.solidariteetprogres.org ainsi que www.cheminade2007.org, et consitutent le principal regard du candidat à la présidentielle de 2007 sur l’actualité française et internationale.

La France dispose d’infrastructures qui sont parmi les meilleures au monde : autoroutes, hôpitaux, TGV, formation et recherche publique. C’est ce qui attire chez nous les investisseurs étrangers et nous a offert un « mieux être » jusqu’à la fin des années 1990, ainsi qu’une extension de notre espérance de vie de trois mois par année nouvelle. Cependant, il s’est installé depuis quelques années un « mal être », un pessimisme culturel, l’idée que la France a pris la voie du déclin.

La conclusion qui en a été tirée, dans la droite comme dans la gauche of- ficielle, est que nous devrions mieux nous adapter à la concurrence internationale en abaissant les impôts (pour assurer plus de compétitivité et éviter les délocalisations fiscales des contribuables les plus aisés) et en diminuant les dépenses de l’Etat (l’impôt étant insuffisant pour les financer et l’emprunt ne s’avérant plus possible avec un endettement de l’Etat dépassant 65 % du produit intérieur brut). En fait, ce choix, conforme aux thèses néo-libérales de la Société du Mont-Pèlerin et de l’école néo-libérale en général, de Friedrich-August von Hayek à Milton Friedman, a été catastrophique. Nos politiques, en se faisant les supplétifs d’une oligarchie financière internationalisée, ont abjuré gaullisme, socialisme, christianisme social et mendésisme, en multipliant les erreurs et les compromissions.

Taxation inégale

Contrairement à toutes les idées reçues, l’Etat ne taxe qu’à hauteur de 12 % en France ! C’est ce qu’ont découvert Christian Saint-Etienne, professeur d’économie à Tours, et Jacques Le Cacheux, directeur des études à l’OFCE, en rédigeant leur rapport pour le Conseil d’analyse économique (CAE) auprès du Premier ministre. Ce 12 % est le taux global, tout compris, des impôts en France hors cotisations sociales, par rapport à la somme de tous les revenus et bénéfices, suivant l’estimation du ministère des Finances. C’est beaucoup moins que les contribuables le pensent, mais aussi bien moins que ne l’estimaient jusqu’ici les experts en fiscalité. La thèse suivant laquelle il faudrait baisser les impôts pour être compétitif ne vaut donc rien.

Il y a cependant un problème. C’est, chez nous, l’inégalité de la taxation. Les plus taxés sont les salariés les plus productifs et potentiellement les plus mobiles, ainsi que les petites et moyennes entreprises (PME) à vocation industrielle. Il y a là un noeud coulant à desserrer, alors que 20 % de ménages paient 91 % de l’impôt sur le revenu, que bien peu de grandes entreprises paient réellement l’impôt sur les sociétés, que bien peu d’investisseurs paient l’impôt sur le capital et que les vrais riches ne paient pas l’ISF. Il y a donc une réforme de l’impôt à entreprendre, en le rendant plus juste et en réhabilitant sa fonction citoyenne, alors que la réforme Villepin, en réduisant la progressivité de l’impôt sur le revenu et en plafonnant le seuil d’imposition à 60 %, a au contraire favorisé les 10 à 20 % des Français dont la situation est la plus aisée. Le problème est l’accès au développement des 80 % restants, qui gagnent tous moins de 2000 euros par mois, et dont plus de 10 % sont en dessous du seuil de pauvreté. Ce sont ceux-là qui bénéficient des transferts sociaux et des dépenses publiques.

Toute réduction de ces dépenses les touche donc de plein fouet, bloque la consommation et arrête la croissance. C’est pourtant précisément ce qui a été fait, sous les pressions intéressées des plus riches et des idéologues néolibéraux, avec pour conséquence plus d’injustice sociale et moins d’efficacité économique !

Protection sociale

La dépense publique est passée, dit-on, de 44,7 % du produit intérieur brut (PIB) en 1978 à 54,7 % en 2003. Cependant, cette augmentation - réelle - n’est pas due à un « engagement inconsidéré » de l’Etat : les dépenses de l’Etat proprement dites n’ont augmenté que de 22,1 % du PIB en 1978 à 22,3 % en 2003. La hausse a résulté presque entièrement de l’envolée des dépenses liées à la protection sociale, qui ont passé de 18,9 % à 25,2 % du PIB au cours de la même période.

La part des prélèvements de l’Etat au sens strict a chuté, elle, de 18,4 % du PIB en 1970 à 15,6 % en 2003, soit une baisse correspondant à 2,8 points de PIB, ce qui équivaut à un montant de 43 milliards d’euros ! Ici encore, ce sont les prélèvements sociaux (CSG comprise, à partir de 1991) qui ont augmenté de 13,1 % du PIB à 21,8 %, expliquant la « dérive » globale de la dépense publique.

Que s’est-il donc passé ?

Très simplement, les dépenses de protection sociale ont augmenté pour trois raisons :

  • le vieillissement démographique de la population ;
  • l’accroissement du chômage dû à une mauvaise politique d’ensemble ;
  • l’amélioration des techniques médicales.

Certes, l’Etat s’est endetté, notamment lorsque M. Sarkozy était le ministre du Budget du gouvernement Balladur. Depuis les années 70, la dette publique française est passée d’environ 25 % du PIB à plus de 65 % actuellement. Pourquoi ? Là encore, il faut aller contre la vulgate néo-libérale :

  • la montée de l’endettement de l’Etat n’est pas due à un excès de ses dépenses proprement dites, on l’a vu ci-dessus ;
  • elle résulte d’abord de la panne de croissance, qui a réduit les rentrées fiscales, et de la baisse des impôts dont le coût a été chiffré à 22 milliards d’euros sur la période 2002-2005.
    • A qui a donc profité cette politique ? La montée des profits, des dividendes et de l’épargne des sociétés de services, notamment de services financiers et commerciaux, le montre clairement. Or en même temps, les investissements ont baissé, car les entreprises ont préféré distribuer des dividendes à leurs actionnaires (les fameux 15 % de revenu de l’actionnaire) et racheter leurs propres actions (pour susciter une hausse artificielle favorisant les cadres supérieurs détenteurs de stocksoptions). Résumons donc la logique de la politique suivie depuis près de trente ans :

      • gains croissants pour les plus riches sans que les investissements se soient accrus, contrairement à ce qui était complaisamment annoncé ;
      • hausse très forte de l’endettement de l’Etat en raison de la baisse des impôts (en faveur des plus riches), de l’incapacité à promouvoir la croissance, de la nécessité de prévoir des mesures sociales pour contenir le mécontentement du plus grand nombre et du vieillissement de la population. Les cadeaux fiscaux ont constamment alourdi le déficit de l’Etat et, en conséquence, sa dette ; - incapacité de s’opposer à la politique d’austérité sociale pratiquée au niveau de l’Union européenne sous la direction de la Banque centrale européenne ;
      • perte de tout instrument national de rééquilibrage par l’Etat (taux d’intérêt, monnaie, budget) sauf les salaires, qui ont dû être systématiquement abaissés dans un système de libération des flux de capitaux et des échanges détournant les investissements vers les pays à bas salaires, à la fois au sein de l’Union européenne (Portugal, Irlande, Espagne) et au niveau mondial (Chine, Inde). Le résultat est que la baisse de leur pouvoir d’achat pousse précisément les ménages à défendre - mal - leur niveau de consommation en se contentant d’importations bon marché, c’est-àdire en s’habillant, en mangeant et en équipant leur foyer au détriment des travailleurs chinois, indiens ou d’autres pays du tiers-monde.

      La politique fiscale (en faveur des riches) et la baisse des dépenses de l’Etat ont donc abouti à une situation catastrophique. La sinistre ironie de la chose est que, face à cette catastrophe, les néo-libéraux réclament encore plus de « réforme », c’est-àdire de baisse des impôts, de désengagement de l’Etat et de réduction de la protection sociale, et se plaignent d’un déclin de la France qu’ils ont eux-mêmes provoqué ! Comme les médecins de Molière, ils veulent guérir la langueur par une bonne purge.

      Il est vrai que la source de la crise n’est pas française, mais européenne et mondiale. La France, avec une économie de services que certains baptisent de bazar, en voyant la prolifération de ventes-discount et de magasins à prix cassés, se trouve progressivement réduite à une logique de pays du tiers-monde (endettement sans croissance induite), et pour les mêmes raisons.

      Il faut donc arrêter les frais une bonne fois pour toutes ! Certes, on ne peut pas le faire au niveau franco-français. C’est pourquoi à une politique intérieure différente, avec des priorités opposées à celles suivies depuis plus de trente ans - nos « trente piteuses » - il faut donner le moteur d’une politique internationale imposant un retour de la protection publique, des marchés organisés et un nouveau Bretton Woods, qui jette les bases d’un développement mutuel Nord-Sud et Est-Ouest. Il faut revenir à la priorité de l’économie physique, productive, fondée sur le développement des capacités créatrices de l’homme, avec une vision de dix à cinquante ans, et sortir d’une priorité donnée au profit à court terme, au bénéfice de quelques-uns. Si on ne le fait pas, la sanction sera à l’intérieur une guerre sociale et dans le monde une guerre asymétrique contre les Etats résistants, avec pour perspective le chaos et une réduction généralisée de la population mondiale bien audelà de ce qui a déjà été entamé en Europe.

      La question est finalement simple : avons-nous encore la volonté de créer les conditions de notre avenir, c’est-à-dire d’équiper nos économies ?