Les analyses de Jacques Cheminade

SNCM : match de nuls

mardi 25 octobre 2005, par Jacques Cheminade

Les analyses de Jacques Cheminade sont publiées tous les quinze jours dans le journal Nouvelle Solidarité, sur www.solidariteetprogres.org ainsi que www.cheminade2007.org, et consitutent le principal regard du candidat à la présidentielle de 2007 sur l’actualité française et internationale.

Après vingt-quatre jours de grève et de guerre médiatique, les marins de la SNCM ont repris le travail, Dominique de Villepin et Bernard Thibault ont abouti à un compromis et le blocus des ports corses et de Marseille a été levé. Fin heureuse ? Il s’agit plutôt d’une défaite générale de tous les protagonistes de cette lamentable affaire, dans laquelle le bien public aura été pris bien plus rarement en compte que le « positionnement » intéressé de chacun.

La solution à laquelle on est parvenu est la suivante : l’Etat va recapitaliser la SNCM en y injectant 113 millions d’euros et apporter une nouvelle avance de trésorerie car après les trois semaines de conflit, l’entreprise est exsangue. Les repreneurs, Butler Capital Partner (BCP) et Connex, vont apporter 35 millions d’euros. Au terme de ces deux opérations, l’Etat conservera 25 % du capital, BCP en recevra 38 % et Connex 28 %. Une augmentation de capital permettra aux salariés d’acquérir, à des conditions privilégiées, les 9 % restants. En résumé, l’Etat et les salariés obtiennent une minorité de blocage, mais un précédent de privatisation d’une société assurant un service public territorial se trouve créé. Examinons plus précisément l’état des lieux.

Dominique de Villepin remporte apparemment une victoire en ayant monté en première ligne, mais il s’agit d’une victoire à la Pyrrhus. Loin du gaullisme social qu’il prétend incarner, il a poursuivi vigoureusement la politique de privatisation de ses prédécesseurs, de droite ou de gauche, humilié la CGT qui ne l’oubliera pas et appliqué des méthodes libérales et policières classiques, GIGN compris. La SNCM, qui affiche selon Bercy 200 millions d’euros de dettes, avec un actif valorisé à 400 millions, a été cédée à 35 millions. La modicité du prix serait due à « l’image désastreuse de la compagnie ». Cependant, l’on peut noter deux choses. La première est que la « mauvaise réputation » a été abondamment entretenue par un choeur médiatique dont on connaît les allégeances financières. La seconde est que le repreneur principal, initialement prévu à 100 %, Walter Butler, n’est pas un marin mais un désosseur qui, de son propre aveu, a pour métier « d’acheter le menu et puis après de revendre les plats au prix de la carte ». De plus, ce n’est pas un inconnu des couloirs ministériels : inspecteur des finances coaché par Dominique de Villepin pour son entrée à l’ENA, il a fait partie du cabinet de François Léotard à la Culture, entre 1986 et 1988, avant de travailler à la banque d’affaires Goldman Sachs puis de monter son fonds en 1991. Ce patriotisme économique-là fait tache.

Thierry Breton et surtout Dominique Perben se sont illustrés par leur maladresse, pour ne pas dire plus. Lorsque Ange Santini, président de l’Assemblée territoriale de Corse, a demandé à Perben de remettre la Connex dans le jeu, celui-ci a réagi aussi lentement qu’un Zidane contre la Suisse. Ensuite, il a fait preuve d’une arrogance infantile en menaçant d’un dépôt de bilan à contretemps et en s’avérant incapable de protéger son Premier ministre. Plus grave, incapable de nouer le contact avec les syndicats, il a fait dire à Daniel Genest, le dirigeant des fédérations de transports CGT : « Depuis qu’il est ministre des Transports, impossible pour nous de joindre ni lui, ni son cabinet. »

La CGT et les travailleurs de la SNCM ont certes obtenu que l’Etat et les salariés détiennent une minorité de blocage, mais il y a bel et bien eu privatisation, contre leur position initiale, et il est prévu la suppression de 350 à 400 emplois. Surtout, leur réputation en sort pour le moins ternie. L’on sait maintenant que Corsica Ferries, entreprise qui bat pavillon italien, transporte plus de passagers entre le continent et la Corse que la SNCM et compte deux fois moins de salariés (1200 pour Corsica Ferries et 2400 pour la SNCM, dont près de 1000 sédentaires). Tandis que les bateaux de la SNCM arrivés le matin en Corse attendent la soirée pour repartir, ceux de Corsica Ferries ne restent à quai qu’un peu plus d’une heure. Enfin, les salaires des marins de la SNCM sont de 2700 euros en moyenne, avec trois journées de repos à terre pour une passée en mer, contre une pour une chez Corsica Ferries (il faut cependant noter que Corsica Ferries bénéficie de l’aide sociale, une subvention versée par la collectivité territoriale de Corse, pour assurer le transport de certains types de passagers). Quoi qu’il en soit, ce syndicalisme-là fait tache, comme le patriotisme de l’autre partie, alors que de nombreux Corses sont excédés par les grèves à répétition de la SNCM « qui ont tué l’entreprise »...

En conclusion, un patriotisme et un syndicalisme plus convaincants auraient dû permettre de régler plus tôt ce problème de clientélisme tous azimuts. Espérons que ce soit pour tous une leçon. Mais surtout, que Dominique de Villepin ne tire pas profit de sa prétendue victoire pour privatiser EDF « le plus rapidement possible », comme il l’a imprudemment affirmé. Là, les arguments de Bernard Thibault sont bien meilleurs. Commencer à ouvrir le capital d’une société qui est au coeur de l’économie nationale et approvisionne son engagement à long terme revient à lancer une braderie antipatriotique qu’un Nicolas Baverez applaudira des deux mains et que nous condamnons ici sans nuances.