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D’Azincourt au château d’Yquem : Nicolas Sarkozy, candidat de la rupture ?

mardi 3 janvier 2006, par Karel Vereycken

Merci patron !

Nicolas Sarkozy est-il un homme de rupture ? Comme à l’époque où François Mitterrand nous vendait son image d’homme de « changement » en posant devant un coucher de soleil magique éclairant un petit village de la campagne française et respirant l’odeur de la « belle France » du Maréchal, Nicolas Sarkozy n’hésite pas à son tour à cultiver le goût du paradoxe ambigu de « la rupture ».

Depuis novembre, son « Cercle Azincourt », grâce à la méthode de « speed-dating » organisé dans l’arrière-salle d’un café parisien dont le nom est révélé à la dernière minute, recrute à partir de 16 ans des jeunes enthousiastes. Un des sites Internet de Sarkozy en annonce la finalité : « A 18 mois des élections présidentielles, au-delà des querelles de personnes, la France est-elle prête au changement ? Sans doute pas. Quel que soit le candidat élu en 2007, il aura peu de marges pour réformer la France et rompre avec un modèle archaïque, faute de soutiens dans la société civile. » Pour organiser ce soutien, le Cercle Azincourt se propose donc de « populariser l’idée de rupture » afin de « sortir la France de ses peurs » et de « l’ouvrir à la réalité du monde », en regroupant « des diplômés de SciencesPo, de Normale Sup, de l’Ecole de Guerre économique, de l’Ecole supérieure de Journalisme, ...des avocats, des lobbyistes, des financiers, des communicants, des entrepreneurs... »

Pourquoi Azincourt ?

A Azincourt, la fine fleur de la Chevalerie française fut terrassée en 1415 par de courageux archers anglais, pourtant très inférieurs en nombre. « Les Français payaient leur arrogance, leur enfermement dans des armes et des concepts archaïques, la surprotection de leurs armures, lourdes au point de les enliser, face à l’extrême mobilité des flèches anglaises. » Etablissant ce parallèle métaphorique avec aujourd’hui, les adeptes de Sarkozy prétendent « qu’à nouveau les Français s’enlisent sous la surprotection de leur modèle social, anachronique, qui ne leur permet plus de s’adapter à l’environnement. A nouveau leur arrogance les conduit à penser que leur système est le meilleur du monde. Il y a des ratés ? C’est la faute à l’Europe ! C’est la faute au libéralisme ! (sic) Et les Français de rejeter la construction européenne, de faire l’autruche, de refuser de voir le monde. »

Derrière ce sophisme, la réalité se dessine quand on constate que le document de référence de cette mouvance n’est autre que le Rapport Camdessus (octobre 2004) ! Michel Camdessus, qui partage un groupe de prière avec Jacques Delors, est l’ancien président du Fonds monétaire international (FMI), cette institution devenue poigne de fer d’un syndic de créanciers qui força les pays du tiers monde à payer une dette essentiellement illégitime au prix de leur sang et de leurs larmes, est également l’homme « sage » à qui Sarkozy avait commandé un rapport pour analyser « les freins à la croissance en France ».

Une mondialisation financière sans pitié, des délocalisations qui transforment la France en musée, la privatisation irréfléchie des services publics, le détricotage du code de travail permettant d’instaurer une flexibilité totale, le démantèlement de notre système de santé, la baisse des charges fiscales pour les plus aisés, l’instauration d’une méritocratie qui abandonnerait les plus faibles : voilà la « révolution » philosophique que Sarkozy veut nous imposer, une révolution digne des néo-conservateurs d’outre Atlantique. Car, ce faisant, elle rompt avec les engagements issus du Conseil national de la Résistance (CNR), flamme d’inspiration pour la reconstruction de l’après-guerre et à l’origine des « Trente Glorieuses », des années de croissance permettant de réduire les inégalités économiques et sociales.

Sarkozy dit que « La France ne redoute pas le changement, elle l’attend. » Mais qui sont ses amis et protecteurs ? Quel est son modèle de cette réussite qu’il prétend vouloir pour tous ? On le découvre quand Sarkozy s’est rendu au mariage de la fille de son grand ami Bernard Arnault, celui qui, avec Martin Bouygues, fut le témoin de son propre mariage avec Cécilia en 1996.

Quel mariage !

Revenons un instant sur ce mariage, « chic et sobre, à l’image du luxe de son groupe », qui unit Delphine Arnault, fille unique de Bernard Arnault (PDG de Louis Vuitton Moët Hennessy LVMH), à Allessandro Vallarino Gancia, descendant napolitain du groupe italien des vins et spiritueux Gancia, et dont les visages, dignes du musée Grévin, furent immortalisés sur vingt-cinq pages glacées de Paris Match.

La rupture ? L’écrin de la Rolls Phantom de 1937 utilisée pour amener les mariés à la cathédrale, où « altesses royales et barons de la finance faisaient cortège autour de l’empereur du luxe » et où les « premières » de Dior sont venues rectifier fiévreusement quelques plissures malencontreuses dans la robe de la mariée, créée par John Galliano avec 165 mètres d’organza, 180 de tulle et 152 de dentelle...

Drôle de rupture aussi, ce repas pour sept cents convives, où Nicolas Sarkozy retrouve Thierry Breton, ministre de l’Economie et des Finances, Jean-François Copé, ministre délégué au Budget et porte-parole du gouvernement, Renaud Dutreil, ministre des Petites et Moyennes Entreprises, et Renaud Donnedieu de Vabres, ministre de la Culture.

Véritable sacre pour le père, ce mariage avait surtout l’air d’une réunion incestueuse du conseil d’administration de France S.A., avec la présence de Claude Bébéar (Axa), Jean-René Fourtou (Vivendi Universal), Serge Dassault (armement, Le Figaro), Michel Pébereau (BNP Paribas), le baron Ernest-Antoine Seillière (ancien président du Medef), Henri Lachmann (Schneider Electric), Albert Frère (millionnaire belge entré à LVMH), Edouard de Rothschild (l’hippique parrain de Libération), sans oublier Hubert Védrine (ancien ministre des Affaires étrangères de Mitterrand, récemment entré au conseil d’administration de LVMH).

Un regard sur les vrais tenants de la direction de LVMH indique que les invités ne venaient pas forcément pour faire plaisir aux seuls mariés. Le vice-président de LVMH n’est autre qu’Antoine Bernheim, de la banque Lazard Frères et du « géant vénitien de l’assurance » Generali, véritable faiseur de roi de la plupart des grands chevaliers de la finance française (Edouard Stern, Vincent Bolloré, François Pinault, Jean-Marie Messier, etc.). En ce qui concerne ses options politiques, L’Expansion écrivait en juillet 2004 qu’« à l’exception de personnalités de gauche, comme les socialistes Dominique Strauss-Kahn, Laurent Fabius ou encore Jean-Paul Huchon, le président de la région Ile-de-France, les sympathies d’Antoine Bernheim le portent plutôt vers des figures de la droite. Parmi elles, Raymond Barre [disciple de Kojève, ndla], ancien administrateur de Generali et ami personnel, et l’actuel patron de Bercy, Nicolas Sarkozy. »

Mais le monde de la finance est très petit, car à LVMH on trouve également Nicolas Clive Worms (famille de réputation synarchiste), Jacques Friedman (UAP), Arnaud Lagardère (le producteur de missiles propriétaire du quotidien Le Monde), sans oublier l’inévitable Félix Rohatyn (« Felix the fixer ») de la banque Lazard Frères à New York (avec qui Sarkozy a pu dîner lors de sa visite aux Etats-Unis).

LVMH, Thatcher, Cheney et Blair

Si vous pensez que malgré tout, cette société semble vouloir défendre les couleurs de la France dans le monde, vous vous trompez lourdement de parfum. Rappelons d’abord que 26 % du chiffre d’affaires de LVMH se réalise aux Etats-Unis, contre seulement 21 % en Europe et 15 % en Asie. L’intégration dans l’establishment financier anglo-américain ressort aussi par la présence d’un autre membre influent du conseil d’administration de LVMH : Lord Powell of Bayswater. Ce dernier fut le secrétaire privé de l’ultra-libéral Premier ministre Margaret Thatcher et de John Major pour les affaires internationales et de défense. Lord Powell, ancien directeur du Jardine Matheson Group, siège aussi au conseil de New Bridge Strategies, une société présidée par Joe Allbaugh, ancien chef de cabinet et directeur de campagne du gouverneur George W. Bush au Texas en 2000. Cette société vend du conseil sur l’obtention de contrats juteux en Irak... Lord Powell assista d’ailleurs à une réunion importante du Gotha des néo-conservateurs qui s’est tenue sous les auspices de l’American Enterprise Institute à Beaver Creek (Colorado) en juin 2000, où il s’est exprimé sur la « New Europe » aux côtés de Valéry Giscard d’Estaing. Lord Powell y rencontra Lynne Cheney et son mari, le futur vice-président Dick, un Cheney dont la société Halliburton est aujourd’hui épinglée pour avoir détourné les fonds destinés à la reconstruction de l’Irak. Mieux encore, mais pas très étonnant, le frère de Charles, Jonathan Powell, est l’actuel chef de cabinet de Tony Blair, autre figure fortement appréciée par Nicolas Sarkozy, capable, en temps utile, de reconnaître son intérêt temporaire au-delà des clivages idéologiques mais le situant de manière permanente dans l’univers de la finance. On comprend mieux aussi pourquoi « Sarkozy l’américain » affirmait, lors de sa visite aux Etats-Unis, qu’il avait « honte d’être français » à cause de la position de son pays lors de la guerre contre l’Irak.

Il semble donc pour le moins improbable que Sarkozy mènera une politique de rupture avec cette oligarchie française arrogante et anachronique qui lui a offert sa carrière et compte le porter au pouvoir. Et pourtant, par des choix financiers « archaïques » à courte vue, c’est bien elle qui a endetté et désindustrialisé le pays pour nous conduire au désastre actuel.

La cuvée Sarkozy apparaît donc bel et bien comme le pur produit des châtelains d’Yquem. Sa rupture ne se fera donc que dans la continuité : celle de la défense du people, à ne pas confondre avec celle du peuple.

Vive les archers d’Azincourt, pourvu que leurs flèches ne ratent pas les féodaux du XXIème siècle !