Les analyses de Jacques Cheminade

Arcelor, Suez-GDF, Euronext, Clara Lejeune, Anne Lauvergeon...
Arrêtons de solder la France

lundi 3 juillet 2006, par Jacques Cheminade

Les analyses de Jacques Cheminade sont publiées tous les quinze jours dans le journal Nouvelle Solidarité, sur www.solidariteetprogres.org ainsi que www.cheminade2007.org, et consitutent le principal regard du candidat à la présidentielle de 2007 sur l’actualité française et internationale.

A l’occasion de la remise du Livre vert européen sur l’énergie, José Manuel Durao Barroso, président de la Commission, a déclaré sans prendre de gants : « Il faut à tout prix mettre fin au protectionnisme et aux réflexes patriotiques. » A cela, la France, avec Dominique de Villepin, prétend opposer son « patriotisme économique ». La vérité n’est cependant pas dans les mots ronflants des hommes politiques. Par delà la façade, il faut regarder la réalité en face : au sein d’un capitalisme français devenu fou - c’est-à-dire financier - il se produit une véritable invasion de notre espace public par une déferlante d’intérêts multinationaux « non résidents ». Leur objectif est de détruire ce qui reste de l’Etat-nation français et d’imposer le pouvoir d’un conglomérat financier - synarque et oligarque - sans foi, ni loi, ni frontières.

Ce fascisme financier émerge brutalement, comme il le fit dans les années trente, avec les mêmes visages économiques et les mêmes raisons : dans le contexte d’un effondrement du système monétaire international, il entend constituer un Empire écrasant toute résistance et imposer une austérité sociale lui permettant de conserver le pouvoir en sacrifiant au besoin certaines de ses créances. Ce passage à la phase politique de la dérive financière entamée le 15 août 1971, avec le découplage or-dollar et la fin du système de Bretton Woods, suppose la destruction de notre ordre républicain. Ceux qui mènent l’opération, dont la personnalité de l’ex-ambassadeur américain en France, Felix Rohatyn, et les intérêts regroupés autour de la banque Lazard Frères, sont emblématiques, ne visent à rien de moins qu’à imposer, sans un Hitler, un Mussolini ou un Franco, la politique d’Hjalmar Schacht et de la Banque des règlements internationaux de l’avant-guerre, cette fois à l’échelle du monde. Cela s’appelle aujourd’hui « globalisation ».

L’histoire bégaie, mais ce c’est pas une raison pour faire comme elle. En juin 1940, nos portes furent ouvertes à l’invasion nazie et ce fut la « divine surprise » de ceux qui depuis longtemps avaient voulu abattre la République. Le « patriotisme » pétainiste du capital consista alors à fournir des pneus à l’armée allemande et à participer à la construction du mur de l’Atlantique. Aujourd’hui, nous devons tout de suite résister, et cette résistance, définissant la position de la France, de l’Allemagne et de l’Europe face à la mondialisation, doit réunir et catalyser les courants de notre christianisme social, de notre socialisme républicain et de notre gaullisme réellement patriote, c’est-à-dire les courants attachés, chacun à sa façon, au bien commun. Cet article, dans le contexte de ma campagne présidentielle, a pour but de provoquer leur sursaut et de susciter un projet mobilisateur afin que nous retrouvions une France combattante, comme idée, et non vendue, comme article de solde.

Mittal Steel - Arcelor

Alors que l’Europe des grands projets s’avère une escroquerie, et que l’euro fonctionne comme un instrument de démantèlement industriel et agricole, l’offensive de la synarchie financière ne rencontre pas d’obstacles réels. Preuve en est la multiplication des opérations de prise de contrôle et de privatisation d’intérêts économiques essentiels à notre indépendance politique et à notre existence économique : contrôle d’Arcelor par Mittal Steel, de Gaz de France par Suez, d’Euronext par le New York Stock Exchange, saucissonnage des groupes publics pour mieux les vendre par morceaux et recartellisation menée sous le label « européen » de la « libéralisation des monopoles publics ». Preuve en est également l’attitude de Mmes Clara Gaymard et Anne Lauvergeon, promptes à oublier leurs étiquettes politiques pour se vendre sans scrupules au pouvoir financier.

Mittal Steel-Arcelor est sans doute le cas le plus révélateur de la haute trahison de nos « élites ». Jacques Chirac lui-même avait dénoncé au début de l’année cette « opération purement financière, sans aucun projet industriel ». Cependant, dans les conditions que Chirac Jacques a laissé s’installer, elle s’est faite avec une logique inéluctable. Et c’est un ami de Jacques Chirac, François Pinault, qui a soutenu Lakshmi Mittal, auquel il a été présenté par Anne Meaux, chargée de la communication de l’un et de l’autre... ainsi que d’une partie de la droite officielle.

Ce que dit la presse est que le « groupe indien » a su, en augmentant son offre de 28 euros par action à 40,4 (valorisation d’Arcelor à 25,4 milliards d’euros contre 18,6 milliards fin janvier), « mobiliser les actionnaires pour leur pognon ».

La vérité est que la cupidité l’ayant finalement emporté, l’on se retrouve avec une situation dans laquelle le plus grand et le meilleur producteur d’acier de haute qualité européen tombe entre les mains d’un groupe à façade indienne, mais basé à Londres et coté à Amsterdam, dans l’orbite de la synarchie financière. Certes, les actionnaires actuels de Mittal ne détiendront que 49,4 % du nouveau groupe Mittal-Arcelor, et ceux d’Arcelor 50,6 %. Cependant, un membre d’Arcelor, proche de son président Guy Dollé, constate que « quoiqu’il en soit, Mittal sera le principal actionnaire de ce groupe », les actionnaires d’Arcelor étant, eux, plus morcelés, et « il y aura donc les moyens de dominer les assemblées générales ». Dans la « société des actionnaires », ce sont en effet les actionnaires qui font la loi.

Deux points doivent être ici soulignés, qui démontrent clairement toute la portée du choix désastreux qui a été fait.

Tout d’abord, contre Mittal, Guy Dollé avait eu recours à la société russe Serverstal, dont le dirigeant Alexei Mordachov est un proche du président Poutine. M. Dollé n’a pas changé d’avis. Il persiste à penser que l’alliance avec Mittal n’a pas de sens industriel. Cependant, comme les autorités françaises, il a dû céder. Avec pour conséquence le légitime mécontentement des autorités russes. Le quotidien Kommersant, qui reflète leurs vues, revient sur la portée du choix effectué : « Cette décision, prise à la veille du sommet du G8 (qui se tiendra à Saint-Pétersbourg, nda) par une grande compagnie européenne (...) peut sérieusement compliquer les relations de l’Union européenne avec la Russie ». En effet, la réalité est que nous avons choisi, plutôt qu’un président Poutine qui aujourd’hui cite Roosevelt comme exemple pour la politique de son pays, des intérêts financiers qui visent à démanteler le nôtre.

Car les « actionnaires » n’ont pas seulement été inspirés par leur cupidité, mais par une stratégie politique d’ensemble. Quelques constatations permettent de mieux situer les choses : on trouve au conseil d’administration de Mittal Steel Lewis Kaden, Wilbur Ross et Nathaniel Rothschild, de l’orbite Lazard, co-président du fonds spéculatif (hedge fund) Atticus Partners. En 1984, Kaden a dirigé le groupe d’études, assisté par Eugene Keilin et Josh Gotbaum, de Lazard Frères, qui a rédigé le rapport de Felix Rohatyn, Lane Kirkland et Irving Shapiro sur « Le retour à la compétitivité américaine : propositions pour une politique industrielle ». C’est ce rapport qui a servi de base intellectuelle à la « rationalisation », c’est-à-dire au démantèlement de l’industrie de l’acier aux Etats-Unis. Kaden est devenu vice-président de Citigroup après la fusion entre ISG et Mittal (cf. plus loin). Or c’est Citigroup qui prête aujourd’hui les 9,5 milliards de dollars nécessaires à Mittal pour entrer dans Arcelor !

Wilbur Ross est un dépeceur professionnel de l’industrie de l’acier américaine. Après la première (1986) et la seconde (2000) banqueroutes du géant de l’acier LTV, c’est Wilbur Ross qui acquit ses unités de production de Chicago et Cleveland pour former l’International Steel Group (ISG). LTV et ISG procédèrent à des licenciements massifs, au charcutage des programmes de retraite et au démantèlement des capacités de production. En 2003, alors que Kaden avait recruté Steve Miller pour devenir président de Bethleem Steel, celui-ci vendit à Ross l’essentiel de son secteur acier, et Ross Financement revendit ISG à... Mittal Steel ! Avec, au passage, une multiplication des dégraissages et des fermetures d’usines. Steve Miller, quant à lui, est devenu président de l’équipementier automobile Delphi, qu’il démantèle sur la base d’un plan rédigé par... Felix Rohatyn et Rothschild Inc. !

Il est ici essentiel de concevoir les trois niveaux de l’opération de démantèlement industriel : le plan d’ensemble (plan Rohatyn-Kaden), puis l’exécution (Ross-Mittal-Rothschild) et enfin l’extension en Europe (contrôle d’Arcelor). La cupidité des actionnaires n’est donc que l’expression d’une stratégie politique d’ensemble.

Mais, et c’est notre second point, qui sont donc les « actionnaires » d’Arcelor et qui les a utilisés ? Goldman Sachs, qui était le conseil d’Arcelor et a conduit la révolte contre Severstal avec Nathaniel Rothschild. Celui-ci, à travers Atticus Partners, possède 1,3 % d’Arcelor et 1,2 % de Mittal ! Or, qui a d’abord suivi le mouvement ? D’autres fonds spéculatifs et les fonds de pension anglo-saxons qui possédaient environ 30 % d’Arcelor. Parmi les fonds impliqués, on peut mentionner, suivant un article du Financial Times rédigé par John Plender, The Children’s Fund, Fidelity, Merrill Lynch, Deka, Centaurus, Heyman Investment Associates, etc. Bref, ces actionnaires « indépendants » ont été pris en mains et lancés dans l’opération par un conglomérat organisé et brutal : au temps pour la « concurrence libre et non faussée » !

Il est clair que la fusion Mittal-Arcelor, dans la logique de toute l’opération, sera suivie, malgré toutes les promesses en sens contraire, qui ne valent que pour ceux qui les écoutent, de coupes claires et de dégraissages, notamment aux Etats-Unis, mais aussi en France.

D’ores et déjà, le London Metal Exchange (LME) et le New York Mercantile Exchange (NYMEX) envisagent de créer un marché mondial des produits dérivés sur l’acier. Il est vrai que le Multi-Commodity Exchange, en Inde, procède déjà à ces opérations, et que le Shangaï Future Exchange s’apprête à le faire. L’acier, produit indispensable à l’équipement à long terme des économies, livré aux spéculations à court terme : la boucle est bouclée.

Quiconque ne comprend pas que la logique de la fusion Mittal Stell-Arcelor se produit dans ce contexte « global » est un idiot utile. Pour s’en convaincre, examinons maintenant l’accord Suez-Gaz de France.

Suez-GDF

L’absorption de GDF par Suez revient à transmettre « les intérêts vitaux du pays » à une société internationale dominée par les mêmes types d’intérêts qui contrôlent Mittal Steel. En favorisant cet accord, le gouvernement s’est d’abord déjugé et incitera le Parlement à le suivre : la loi du 22 juillet 2004 garantissait que la part publique du capital de GDF ne pourrait être inférieure à 70 %. Dans la nouvelle entité, elle passera à moins de 40 %. Formellement, GDF absorbe Suez mais personne ne peut être dupe : les actionnaires de Suez contrôleront entre 55 et 60 % de l’ensemble, qui sera dirigé par Gérard Mestrallet, l’actuel PDG de Suez.

Mais qui est Suez ? Une société dont les principaux actionnaires, membres du conseil d’administration, sont, outre Mestrallet, lord Simmon of Highbury, Albert Frère, Paul Desmarais, le vicomte Etienne Davignon et Anne Lauvergeon. Son comité pour l’éthique, l’environnement et le développement durable comprend Davignon et Lauvergeon, et son comité des rémunérations, lord Simmon of Highbury, Davignon et Paul Desmarais.

Felix Rohatyn lui-même a été membre de son conseil d’administration entre 2001 et 2004. En 2002, Rohatyn a imposé à Mestrallet, qui s’est rapidement soumis, un « plan d’action » prévoyant une cure d’austérité, la division par deux de ses investissements et des désinvestissements massifs. Le concept était de faire de Suez une société demeurant spécialisée dans l’eau, mais surtout dominant le secteur de l’énergie : en bref, un cartel contrôlant les deux ressources fondamentales de tout Etat.

Rohatyn a été particulièrement soutenu, dans cette stratégie, par Paul Desmarais et Albert Frère, premier actionnaire du groupe. Rohatyn, en avril 2002, a été nommé dans ce contexte membre du comité d’audit du groupe.

Mestrallet et Rohatyn ont tenu en octobre 2004, à New York, une conférence du groupe Europlace, consacrée à la « propulsion (boosting) de l’investissement transatlantique ». Le président du comité de direction de la Société générale de Belgique et de Suez, avec l’inspirateur et l’opérateur des fusions-acquisitions depuis le début des années soixante (la stratégie de recartellisation Lazard, menée par André Meyer) unissaient ainsi leurs efforts pour promouvoir la mondialisation financière, eux-mêmes en étant le cerveau.

Etienne Davignon, membre de la société de Bilderberg, président de Suez-Tractebel et ancien président de la Société générale de Belgique, est l’auteur du célèbre plan Davignon, qui organisa le démantèlement de l’industrie de l’acier (où l’on retrouve Arcelor), en Europe et aux Etats-Unis.

Albert Frère est l’un des plus gros investisseurs du CAC 40. Actionnaire de Total et de Suez, il est entré par effraction au capital de Lafarge (8 %) et d’Eiffage (6,1 %). Il contrôle le groupe Bruxelles-Lambert (GBL), bras armé de sa stratégie de profit financier à tout va. Très proche de Bernard Arnault (LVMH), avec lequel il a racheté le premier grand crû classé de Bordeaux Cheval Blanc, il fréquente Alain Minc et surtout son ami canadien Paul Desmarais, sans l’avis duquel il ne prend aucune décision.

Paul Desmarais, administrateur du Groupe Bruxelles Lambert, président du comité de Sagard Private Equity Partners en France, est un « cas typique de « comprador » canadien, au point de jonction entre oligarchie financière américaine et synarchie anglo-franco-européenne.

Anne Lauvergeon, ancienne de l’Elysée sous François Mitterrand, partenaire associée de Lazard Frères et administrateur de Total, dirige Areva, c’est-à-dire le pôle nucléaire français (cf. plus loin). Sa présence démontre la volonté de réunir sous un même parapluie tout le secteur énergétique français.

Yves Thibault de Silguy, lui aussi un « ancien » de Lazard, est dans le comité exécutif de Suez, avec son carnet d’adresses à deux entrées : celui des cabinets ministériels français et celui de son ancien poste de commissaire à Bruxelles.

Ce bref examen fait bien apparaître la nature réelle de la mainmise de Suez sur Gaz de France, menée en agitant le danger d’un contrôle par l’italien ENEL, dont Alain Minc est par ailleurs conseiller. La peur de Belzébuth a ainsi permis d’introduire Satan dans l’auberge ! L’étape suivante, si rien ne s’y oppose, sera la privatisation d’EDF, fatale face à ce nouveau géant de l’énergie qui pourra vendre, avec le fichier de 14 millions d’abonnés de GDF, aux collectivités locales, aux entreprises et aux particuliers. EDF aura besoin d’un partenaire pour se diversifier, et l’on voit déjà poindre Total-Elf-Fina, possédé à plus de 50 % par des fonds d’investissement « non résidents », c’est-à-dire anglo-saxons. Ainsi, toute la messe financière serait dite, et la France contrôlée à travers son secteur énergétique.

Rien n’a été fait pour créer au contraire un grand pôle public de l’énergie avec EDF-GDF. On a laissé se mettre en place un démantèlement progressif, couvert par la feuille de vigne de belles paroles patriotardes.

Euronext

Acier, énergie ; en même temps, en faisant miroiter que Paris sera la « future capitale financière européenne », le déploiement financier en cours vise Euronext, fédération des bourses européennes (Paris, Amsterdam, Bruxelles et Lisbonne). Son alliance avec le New York Stock Exchange est présentée comme une « fusion entre égaux », alors qu’en réalité, les intérêts financiers américains détiendront 59 % du capital. Ce que cherchent ces intérêts est de s’introduire en Europe - et donc dans le monde - en y bénéficiant de conditions de contrôle moins sévères qu’aux Etats-Unis, et de s’emparer du marché des produits dérivés londonien (le Liffe) et de la remarquable technologie informatique d’Euronext. François Bujon de l’Estang, ancien ambassadeur de France aux Etats-Unis et actuel président de Citigroup en France (tiens, comme on se retrouve), plaide pour l’accord dans Le Monde du 27 juin. Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes financiers possibles, écrit-il : « Le rapprochement avec New York constitue une chance unique pour Paris de devenir la capitale financière de l’Europe au sein de la plus grande organisation financière mondiale, comme le soulignait récemment Felix Rohatyn (on se retrouve encore, nda), ancien ambassadeur des Etats-Unis à Paris ».

« C’est une occasion unique pour la France de devenir le centre de gravité financier de la zone euro (...) les sièges internationaux du nouvel ensemble resteront à Paris et Amsterdam pour les marchés au comptant et à Londres pour les dérivés. »

Il est donc clair que ces noces précipitées témoignent d’une volonté : le contrôle de l ’Europe continentale par la synarchie financière, et la délocalisation hors des Etats-Unis des éléments les plus spéculatifs du système (Liffe, dérivés), pour pouvoir mieux procéder à sa guise partout dans le monde.

Renault, EADS, Lagardère, Fogeard, Alcatel-Lucent...

D’autres opérations s’insèrent dans ce vaste déploiement.

On apprend ainsi que Carlos Ghosn, le PDG de Renault-Nissan, a reçu une offre de collaboration de General Motors (GM), par l’entremise du douteux milliardaire Kirk Kerkorian et de son fonds Tracinda, qui est devenu le premier actionnaire de la société américaine, dont il détient 9,5 % du capital. Cet accord concernerait GM et Nissan. Or l’on sait que le géant américain se trouve actuellement désossé par des intérêts qui le recentrent sur des priorités financières, intérêts dont Kerkorian est un poisson pilote !

Cette douteuse proposition a reçu une réponse aimable de Renault, qui étudiera cette « opportunité » ; Renault et Nissan forment « une alliance ouverte qui n’a jamais été limitée à deux partenaires » et qui « pourrait être élargie ».

Kirk Kerkorian souhaiterait même que Carlos Ghosn entreprenne une « restructuration en profondeur » de GM, comme il le fit avec Nissan au Japon, c’est-à-dire qu’il réduise les salaires, charcute les retraites et abaisse systématiquement les coûts. Deux points méritent d’être ici soulignés. Le premier est que Nissan est déjà implanté aux Etats-Unis, en rémunérant les travailleurs à des niveaux si bas qu’une délocalisation puisse être évitée ! « Ils veulent faire du Mississipi un Manchukuo », dénonce un syndicaliste américain. La politique de contraction salariale systématique est donc ce qui attend aussi les travailleurs de GM. Le second point est que Renault-Nissan se trouve de plus en plus impliqué dans le type de stratégie de Lazard Frères, dont ce nouveau développement n’est qu’un symptôme de plus. Franck Riboud, qui figure au conseil d’administration de Renault, a vu toute sa carrière professionnelle à Danone promue par Michel-David Weill, président de Lazard-Frères. Antoine Riboud, père de Franck et ami de Michel-David Weill, impliqué dans les milieux militaires transatlantiques adonnés à l’ésotérisme et à la télékinésie, était aussi le frère de Jean Riboud, qui présenta Felix Rohatyn à François Mitterrand. Un autre administrateur de Renault, François de Combret, est depuis longtemps associé à Lazard Frères et c’est lui qui, avec d’autres, introduisit Carlos Ghosn dans l’orbite de Renault. Nous retrouvons décidément toujours un même réseau d’influence, dès que le même type de politique se trouve imposé.

En même temps, le français Alcatel (n° 2 mondial des équipements télécoms) a acheté l’américain Lucent et les actionnaires du groupe français posséderont 60 % du capital du nouvel ensemble. Cependant, au niveau de la gestion et de la « culture d’entreprise », le nouvel équipementier télécom sera plus américain que français, et plus financier qu’américain. La patronne opérationnelle de l’ensemble sera la boss deLucent, l’américaine Patricia Russo, basée à Paris. Les capitaux seront de toute façon en majorité détenus par des fonds anglo-saxons. Là aussi, la stratégie est claire : on installe les intérêts financiers et le siège à Paris, pour faire, comme pour Euronext ou Suez-GDF, le centre d’opérations d’une synarchie multinationale.

Des activités sociales les plus traditionnelles de notre pays sont en même temps menacées. Le « raid des forbans », ainsi que le désigne Daniel Lebègue, ancien directeur de la Caisse des dépôts et consignations (CDC), lancé par le patron de la Caisse nationale des caisses d’épargne (CNCE), Darius Milhaud, et Philippe Dupont, président des Banques populaires, pour fusionner Ixis (banque d’affaires des caisses d’épargne) et Natexis (son homologue des Banques populaires), risque ainsi de conduire à une « banalisation » du livret A. C’est-à-dire la fin de l’exception française, qui voulait que l’épargne populaire bénéficie d’un mode de rémunération privilégié, organisé autour d’un réseau de distribution spécifique, et qu’elle serve à financer le logement social.

M.Dupont est en effet l’un des banquiers les plus en pointe dans le combat contre le livret A. Les deux associés ont suggéré que la CDC, qui gère les fonds d’épargne collectés par le livret A, pourrait se retirer du capital de la CNCE, la privatisation se trouvant alors au bout de la route. Là aussi, Bruxelles vient à la rescousse : après une plainte portée par le Crédit agricole puis plusieurs autres banques contre le « monopole du livret A », la Commission a ouvert une enquête sur ce produit d’épargne.

Le but est de dépouiller l’Etat-nation de ses outils économiques, pour le réduire à une agence d’exécution.

C’est sur ce fond de dépossession de l’Etat que prolifèrent les incroyables opérations sur stock-options et le gonflement inadmissible des salaires des patrons. Avant la Première Guerre mondiale, JP Morgan, qui n’était pas un philanthrope, affirmait que le salaire du patron ne devait jamais dépasser vingt fois celui de ses ouvriers. Aujourd’hui, Antoine Zacharias, président de Vinci, a accumulé 250 millions d’euros depuis 2001, c’es-à-dire environ 5770 années de rémunération moyenne d’un salarié de son entreprise et 17 000 fois le SMIC. Noël Forgeard a levé, à EADS, ses stock options au meilleur moment, en mars, réalisant une plus-value totale de 3,7 millions d’euros, alors qu’il ne pouvait pas ne pas savoir - les syndicats eux-mêmes le savaient - que les retards dans la production de l’A-380 allaient faire s’effondrer le titre. « Délit d’initié ? » Non, disent M. Forgeard comme Arnaud Largadère, qui a lui aussi miraculeusement vendu au meilleur moment la moitié des 15 % d’EADS que possède son groupe. Non, c’est une simple question « d’incompétence » pour l’un, et de pur hasard pour l’autre ! L’erreur serait de considérer les actes de ces hommes comme une série de décisions individuelles ; c’est en fait autant de symptômes d’une stratégie prédatrice d’ensemble, dont la corruption est un instrument.

Clara Gaymard et Anne Lauvergeon

La trahison de nos élites est manifeste dans deux cas extrêmes, ceux de Clara Gaymard et Anne Lauvergeon. Clara Gaymard, fille du professeur Jerôme Lejeune et épouse d’Hervé Gaymard, l’ancien ministre de l’Economie chassé par un scandale de l’immobilier, qui était directrice de l’Agence française des investissements internationaux (AFII), a quitté sa fonction pour rejoindre General Electric France (GE). Voilà donc un haut fonctionnaire chargé de promouvoir les investissements étrangers en France, qui s’est servie en se faisant engager par l’une des entreprises dont elle a défendu la cause ! GE est la seconde société commerciale du monde, le 7ème fournisseur du Pentagone et l’un des principaux donateurs du Parti républicain. L’on commence à comprendre pourquoi Mme Gaymard, M. Gaymard et leur ami M. Perben se sont acharnés contre moi personnellement : la cause qu’ils servent est désormais claire (cf. Clara Lejeune, La vie est un bonheur, Criterion, p. 72 et 73).

Quant à Anne Lauvergeon, si elle vient de l’autre côté de l’horizon politique, puisqu’elle a été la sherpa favorite de François Mitterrand, il est intéressant de noter qu’elle sert la même cause que Mme Gaymard, c’est-à-dire celle de la trahison de nos intérêts nationaux. Elle a fait en effet nommer le néo-conservateur américain Spencer Abraham à la tête de la filiale étasunienne d’Areva. Elle a ainsi remis les clés de l’industrie nucléaire française à cet ancien secrétaire étasunien à l’Energie, de surcroît l’un des membres éminents de la Société fédéraliste (Federalist Society), qui défend la théorie de « l’exécutif unitaire », théorie justifiant les pleins pouvoirs du Président des Etats-Unis en cas de conflit, notamment dans une guerre contre le terrorisme. Les inspirateurs de cette « société » sont les disciples américains de Carl Schmitt, le juriste du Reich hitlérien - ce qui est pour le moins gênant...

Conclusion

Ce que l’on voit ici dans ses diverses dimensions, et que nous devons arrêter très vite, faute de quoi la France sera sous le contrôle d’une synarchie financière et notre peuple bafoué, est un retour aux moeurs des années trente, après la crise de 1929. Un rapport paru en 1954 sur les activités de la banque Lazard Frères indique : « Quand von Ribbentrop (le ministre des Affaires étrangères d’Hitler, nda) vint à Paris le 6 décembre 1938, pour signer un "accord de bon voisinage" avec Georges Bonnet, il y eut ce soir-là un dîner au Quai d’Orsay auquel assista Daniel Serruys, de la banque Lazard. A cette même époque, André Meyer, nouvel associé gérant de Lazard, entretenait d’excellentes relations avec Georges Bonnet, ministre des Affaires étrangères du gouvernement Dalladier, auquel il apporta son soutien lors des accords de Munich. »

Lazard était la banque de la Royal Dutch Shell dont le président, sir Henri Deterding, avait financé le parti nazi. André Meyer demeura dans l’expectative vis-à-vis d’Hitler jusqu’à l’invasion de la France, tout en tissant des liens très étroits avec la banque Worms, axe de la synarchie franco-anglo-allemande et instrument de « l’étrange défaite ». Il partit aux Etats-Unis en 1940, après l’occupation, où il relança Lazard à New York. Le 27 juillet 1944, l’attaché militaire américain à Alger adressa un rapport à Washington décrivant comment les milieux financiers favorables à la collaboration avec les nazis s’étaient progressivement infiltrés au sein de la France libre. Dans un appendice, le rapport fournit une liste d’environ quatre-vingts individus et institutions, constituant le noyau dur de la synarchie. Parmi eux apparaît la banque Lazard et l’un de ses représentants, André Meyer. A partir de la fin des années 1950, celui-ci lança les opérations de fusion et acquisition. Dans cette entreprise de recartellisation, son principal ami et associé, qu’il considérait comme un fils, était Felix Rohatyn. Un proverbe arabe ne dit-il pas que les chiens retournent toujours à leur vomi ?

Nous retrouvons aujourd’hui Rohatyn sur notre scène nationale : ambassadeur des Etats-Unis à Paris de 1997 à 2001, il a été membre du conseil d’administration de Suez, et le demeure de LVMH (revoici Bernard Arnault), du groupe Lagardère (le revoici encore) et de Publicis.

Puisque la trahison de nos élites en période de crise semble être une mauvaise habitude, n’est-il pas temps, cette fois, de les remplacer et même de les balayer, aidés par un vent d’Amérique qui ne soit ni celui de Bush, ni celui de Cheney, ni celui de la très opportuniste Hillary Clinton, mais de la coalition de forces dont Lyndon Larouche s’efforce d’être là-bas l’inspirateur. Il est temps, plus que temps qu’un nouvel ordre économique et monétaire international rétablisse la priorité du travail humain, de l’esprit de découverte et de l’équipement de la nature sur ce parasitisme financier qui porte en lui un « fascisme universel », comme l’appelle sans fard le néo-conservateur américain Michael Ledeen.