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Du trotskisme au néo-conservatisme -
La « guerre permanente » de Cheney

vendredi 30 septembre 2005

par Jeffrey Steinberg

Ce n’est un secret pour personne que le parti de la guerre néo-conservateur à Washington regorge d’anciens trotskistes des première et deuxième générations, dont l’un des plus représentatifs est Irving Kristol, « parrain », de son propre aveu, de l’appareil néo-conservateur actuel et père de William Kristol, rédacteur en chef du Weekly Standard. Ce qui est moins connu, par contre, c’est que ces anciens trotskistes et le vice-président Dick Cheney sont restés fidèles à la doctrine de « révolution permanente » défendue par l’ancien commissaire bolchevique à la guerre, Léon Trotski, ainsi qu’au type de guerre permanente que Cheney a instaurée en Irak et qu’il aimerait propager au plus tôt en Iran, y compris à l’aide d’armes nucléaires, de même qu’en Syrie, en Amérique latine et ailleurs. C’est cette doctrine, que la plupart des historiens associent au fameux rival de Staline, Léon Trotski, et à ses disciples, qui représente la menace la plus immédiate pour le monde. Pour les Etats-Unis mêmes, elle représente une menace à l’existence de la république constitutionnelle.

Pourtant, les classes politiques en Amérique et en Europe comprennent mal, voire pas du tout, la nature de la menace que représente l’adoption par Cheney de la doctrine qu’un certain agent du renseignement britannique né en Russie, Alexander Helphand, alias « Parvus », avait dictée à Trotski alors que celui-ci tentait de renverser le Tsar, en 1905. Cette doctrine, celle de la « révolution permanente/guerre permanente », fut défendue par Trotski jusqu’à son assassinat par un agent soviétique au Mexique, en 1940.

C’est cette politique que mettent en œuvre les anciens trotskistes devenus conseillers de Cheney. C’est elle qui est à l’origine de la catastrophe monstrueuse que l’on déplore actuellement en Asie du sud-ouest. Les faits sont clairs. Pourtant, les cercles dirigeants des deux côtés de l’Atlantique ne veulent pas les voir et seront, par conséquent, incapables d’empêcher une crise dépassant de loin les calculs actuels des chancelleries.

Faute de comprendre la logique qui anime les diatribes et les mensonges de Cheney, ils pensent que les néo-conservateurs ont simplement échoué en Irak. En réalité, par rapport aux véritables objectifs de sa politique, l’administration Bush n’a que trop bien réussi en Irak, où l’on se trouve devant la perspective d’une guerre civile - sunnites contre chiites, Kurdes contre Turkmènes, et même chiites contre chiites - qui risque de durer plusieurs générations et de se propager aux pays voisins.

Nous assistons donc au fiasco qu’avaient prévu de nombreux dirigeants militaires et diplomates, comme le général (cr) Anthony Zinni et l’ambassadeur Chas Freeman, qui s’étaient fermement opposés à l’aventure irakienne, bien avant que les troupes américaines n’envahissent ce pays.

Pas de « Pax Americana »

De nombreux critiques de l’administration Bush-Cheney pensent que son but était d’imposer une occupation américaine impériale en Irak, de s’emparer des champs pétroliers et de faire chanter des pays rivaux comme la Chine en menaçant de fermer le robinet du pétrole. Mais loin de viser à établir un genre de « Pax Americana » stable, la guerre d’Irak était conçue comme la première d’une série de guerres permanentes, plongeant le golfe Persique et l’Asie du sud-ouest et centrale dans un chaos pouvant durer des décennies et provoquant des ravages économiques et politiques globaux, le tout pour le plus grand profit d’une oligarchie financière essentiellement basée à la City de Londres et dans les centres offshore.

La guerre civile qui se développe en Irak, constamment attisée par les actions de l’administration Bush, reflète bien l’intention des idéologues néo-conservateurs. Ce n’est pas parce que le président Bush a cru la propagande qui lui était servie, faisant miroiter une « victoire facile », une démocratie irakienne florissante et un approvisionnement illimité en pétrole irakien, que celle-ci était véridique. Ce Président, avec ses croyances fondamentalistes, est l’homme politique idéal pour les idéologues straussiens : ses maîtres « philosophes » le bourrent de mensonges qu’il prend pour parole d’Evangile et propage à son tour.
Plusieurs années avant la guerre d’Irak, un groupe de néo-conservateurs baptisés « faucons mouillés » avait énoncé une version moderne de la doctrine de révolution et de guerre permanentes de Parvus, dans un document « Rupture nette » (Clean Break), présenté en juillet 1996 au Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou. Ses auteurs, Richard Perle, Douglas Feith, David Wurmser, Meyrav Wurmser, Charles Fairbanks (ancien camarade d’études de Wolfowitz), y prônaient clairement la propagation d’une guerre de l’Irak à la Syrie, en passant par le Liban, l’Iran, l’Arabie saoudite et, en fin de compte, l’Egypte. L’objectif, selon une de nos sources, était de faire sauter la « ceinture de stabilité sunnite », principalement représentée par l’Egypte et l’Arabie saoudite, qui avait assuré à la fois une certaine stabilité régionale pendant la Guerre Froide et la livraison du pétrole du golfe Persique au reste du monde.

Le processus ayant amené l’Irak occupé au bord du chaos et de la destruction ne peut en aucun cas être considéré comme le résultat d’une erreur de jugement, de la cupidité ou d’une idéologie utopique naïve : au Pentagone, Doug Feith rejeta systématiquement tous les projets du département d’Etat pour l’occupation et la reconstruction de l’Irak. Wolfowitz, son supérieur, ordonna le démantèlement de l’armée irakienne et de l’infrastructure baassiste, tandis que Washington continue d’encourager le conflit entre sunnites et chiites.

Haro sur Damas et Téhéran

Dans cette optique de guerre permanente, Cheney et sa clique intensifient la politique d’affrontement vis-à-vis de la Syrie et l’Iran. Le Washington Post du 14 septembre rapporte que Robert Joseph a préparé une présentation censée prouver que l’Iran poursuit secrètement son programme d’armement nucléaire, qu’il fait visionner à des diplomates à Washington. Cette pratique rappelle les briefings sur l’Irak concoctés par le Bureau des plans spéciaux du Pentagone avant la guerre, pour la « justifier ». Le Dr Joseph, un protégé de Richard Perle, a remplacé l’actuel ambassadeur aux Nations unies, John Bolton, au poste de responsable du contrôle des armements au département d’Etat. Affecté auparavant au Conseil national de sécurité de Condoleezza Rice, c’est lui qui fit incorporer dans le discours sur l’état de l’Union de Bush, en janvier 2003, les fameux « seize mots » accusant Saddam Hussein de vouloir se procurer de l’uranium en Afrique.

Différentes fuites parues dans la presse, dont un article de première page dans le Washington Post du 11 septembre, confirment que Cheney et le ministre de la Défense Donald Rumsfeld poussent à l’intégration de « mini-armes nucléaires » dans l’arsenal conventionnel de l’armée américaine. Comme Nouvelle Solidarité l’a rapporté en juillet, Cheney promeut ouvertement une frappe nucléaire préemptive contre certaines cibles en Iran, soupçonnées de servir à la production d’armes nucléaires. De telles frappes américaines, ou israélo-américaines, contre l’Iran déclencheraient une guerre asymétrique incontrôlable, faisant des Etats-Unis l’ennemi numéro un de plus d’un milliard et demi de musulmans pour plusieurs générations. Sans oublier l’inévitable flambée des cours du brut, franchissant le seuil de 150, voire 200 dollars le baril.

De son côté, le 14 septembre, l’ambassadeur américain à Bagdad, Zalmay Khalilzad, a dénoncé la Syrie pour être, selon lui, impliquée dans l’insurrection irakienne. Il fit clairement entendre qu’aucune option, y compris des actions militaires, n’était exclue si Damas continuait à soutenir cette rébellion.