Les analyses de Jacques Cheminade

Islam, islamophobie, judaïsme, antisémitisme, judéophobie

vendredi 14 novembre 2003, par Jacques Cheminade

Choisir la vie, élever le débat

Nous avons, dans notre dernier numéro, tenté d’expliquer en quoi l’accord de Genève entre Palestiniens et Israéliens de bonne volonté représente non seulement une avancée fondamentale vers la paix au Proche-orient, mais un repère moral pour nous tous. Il manifeste en effet le choix du développement mutuel au nom d’un bien commun possible, et rejette la conception du monde destructrice suivant laquelle le conflit entre communautés d’hérédité et d’instinct serait l’état naturel des relations entre individus. Il affirme ainsi l’unité de l’espèce humaine. Reste à lui donner le fondement d’un projet économique matérialisant cette communauté de dessein, suivant la perspective tracée par Lyndon LaRouche dans son « plan Oasis », au début des années 70, après divers entretiens avec Abba Ebban, Raymond Eddé et de nombreux dirigeants du monde arabe.

C’est donc de ce point de vue, en gardant présentes à l’esprit les conditions concrètes de la paix dans le monde et celles de notre vouloir-vivre en commun, que nous devons prendre nos responsabilités sur les discriminations et les actes de racisme - islamophobie, judéophobie ou antisémitisme - qui se manifestent dans notre pays. Il est devenu essentiel de le faire face à la pusillanimité de nos responsables politiques et aux prises de position trop souvent sectaires et hypocrites d’intellectuels qui abandonnent leur rôle de serviteurs de l’universel. Je m’efforcerai donc ici, avec le discernement nécessaire mais bien entendu sans complaisance, d’apporter une réponse aux angoisses et aux souffrances des uns et des autres, en espérant être un acteur du meilleur de chacun dont nous avons tous tant besoin.

Sortir d’un débat confus et consternant

Imprégné d’arrière-pensées partisanes, le débat actuel en France sombre dans une lamentable et dangereuse confusion. L’un brandit des actes d’islamophobie, l’autre des actes d’antisémitisme - hélas, dans les deux cas le plus souvent avérés - et chacun tend à défendre son camp sans appliquer le principe de l’avantage d’autrui, celui du traité de Westphalie reflété dans l’accord de Genève, qui peut seul engendrer la paix.

Le débat porte ainsi sur plusieurs questions à la fois, volontairement ou non entremêlées :

  • le racisme et les actes racistes manifestes ;
  • le sionisme et le nationalisme ;
  • la politique actuelle de l’Etat d’Israël et des pays arabes ;
  • la nature de l’islam et du judaïsme ;
  • la question de la laïcité ;
  • la conception de l’être humain, des religions et des cultures.

La seule manière de retrouver la justice, et donc une part commune, est de refonder ce débat sur la conception humaine de l’être humain. Celui-ci se définit par rapport à sa capacité de créer et de comprendre mieux le monde avec ses semblables, et non par sa place dans des rapports de force. C’est le choix de la vie. A sa façon, de son côté, Théo Klein, ancien résistant et président du CRIF, l’exprime avec une particulière justesse :

« Le juif - israélien volontaire - que je suis - votre voisin dans la tourmente actuelle - aimerait vous convaincre de rejoindre ceux qui voient dans l’Enseignement, dont la culture juive est à la fois le reflet chaleureux et tourmenté, un engagement vers l’universel et un perpétuel questionnement des hommes sur la justice et la loi ; et aussi ceux qui voient que le destin juif ne se reflète pas dans l’ombre tragique de la Shoah, parce qu’il doit demeurer le porteur de l’éternel appel : "Choisis la vie".

N’est-ce pas, ainsi, que nous pourrions le plus utilement participer à l’infatigable marche des hommes, en nous souvenant de ce qu’être juif n’est pas une douleur mais une joie, une espérance ? »

Il est absurde, de ce point de vue, de parler des « musulmans » ;, des « catholiques » ou des « juifs » en général, comme si une origine religieuse ou culturelle définissait par rapport à l’autre et non pour aller vers lui. Cette maladie qui se propage en nous aujourd’hui - défaite de la pensée et démission du cœur - est ce que nous devons arrêter dans ses fondements mêmes. Elever ainsi le débat vers la part commune est ce qui permettra d’éviter qu’il dégénère en affrontement entre communautés anti-universelles d’hérédité, d’instinct ou de croyance.

C’est au nom de ce principe de communauté universelle de dessein au nom duquel les Etats-nations doivent défendre le bien commun à tous et servir les générations à naître, que nous devons être particulièrement sensibles à l’islamophobie, outrage fait au plus faible, qui s’inscrit dans une tradition coloniale française que nous devons éradiquer une fois pour toutes. Pour la même raison, nous sommes sensibles aux actes d’antisémitisme, qui ajoutent une souffrance actuelle à la terrible épreuve de la Shoa.
Et pour la même raison encore, nous sommes sensibles à l’injustice faite au peuple palestinien, et nous dénonçons la politique du gouvernement Sharon, qui utilise les instruments et les moyens d’une mise en conditions fasciste, comme le firent les gouvernements français pendant la guerre d’Algérie. Les logiques d’occupation sont toujours criminelles, quel que soit l’occupant. Avraham Burg l’a dit avec une très grande hauteur de vue. Notre cœur et notre raison sont donc avec ceux qui, en Palestine et en Israël, s’efforcent de définir dans la plus terrible des situations cette part commune, cette possibilité de vivre sinon ensemble, du moins côte à côte. Leur combat devrait être une leçon, on ne le répétera jamais assez, pour nous autres en France et pour le monde.

Plus fondamentalement encore, nous savons que cette paix ne sera possible que si le gouvernement Sharon ne rencontre plus un soutien aux Etats-Unis, et que si l’Europe et les Etats-Unis fournissent aux uns et aux autres les moyens de leur développement. Aujourd’hui, en raison de la politique d’apartheid du gouvernement Sharon, les Palestiniens vivent dans des conditions encore plus abominables qu’il y a quelques années, et le peuple israélien souffre de misère et de chômage, alors que les soupes populaires se multiplient à travers le pays, surtout dans les villes le long des frontières. Le défi qui nous est jeté, autant que de refonder la paix intérieure en France, est d’aider à élaborer et soutenir financièrement une grande initiative de paix par le développement mutuel - la démarche politique de Lyndon LaRouche et des meilleurs parmi les Palestiniens et les Israéliens - pour Israël, la Palestine et l’ensemble du Moyen-Orient, dans la perspective d’un Pont terrestre eurasiatique redonnant au monde un levier de croissance économique partagée. C’est un horizon dont nous autres, Français, sommes immédiatement responsables et c’est par là que nous devrions commencer, non par donner à tout le monde des leçons abstraites et intéressées. Signer, en France, un texte de soutien à l’Accord de Genève est relativement facile, se battre pour la politique économique française et européenne qui permettra sa mise en œuvre demande plus de courage.

Islamophobie et antisémitisme

Mouloud Aounit, secrétaire général du MRAP (dans Libération du jeudi 30 octobre) a bien montré les actes de racisme islamophobe qui se multiplient en France : 500 messages par jour d’appel au meurtre et d’injures diffusés sur Internet à l’endroit des arabes et des musulmans, envoi de colis piégés aux responsables associatifs, attaques de lieux de culte musulmans, profanations de cimetières (à Thiais, avec à peine quelques lignes dans la presse), discriminations quotidiennes. Ajoutons que « les premières pages des hebdos, aussi bien que des "unes" de presse quotidienne répétitives, donnent de l’islam une présentation alarmiste, effrayante et caricaturale ». Le terme « modéré » a aussi été introduit pour l’islam, alors que, dans l’entendement général, il serait peu concevable « d’associer un tel qualificatif au catholicisme, au judaïsme ou au protestantisme ». Une vision existentialiste de l’islam le décrit par nature violent, conquérant et intolérant, et, qui plus est, pratiqué par des populations « culturellement différentes ». Le musulman - ou plutôt, supposé tel - ne serait donc pas capable d’être un citoyen français comme les autres !

Là apparaît un rejet de l’autre particulièrement subi par les musulmans, venant s’ajouter à des conditions sociales qui, trop souvent, constituent un véritable refus d’intégration. De plus, lorsque des musulmans demandent justice, leurs dossiers devant les institutions sociales ou leurs plaintes pour discrimination traînent, « notamment faute de parquets spécialisés dans l’ensemble des juridictions françaises, et finissent par être classés, décourageant les victimes d’entamer des procédures judiciaires ».

Tout cela est parfaitement inadmissible. Or un homme parfaitement intégré, comme Claude Imbert, non seulement fondateur et éditorialiste de l’hebdomadaire Le Point, mais aussi... membre du Haut Conseil à l’intégration, peut tranquillement affirmer son islamophobie à plusieurs reprises. « Il faut être honnête. Moi je suis un peu islamophobe. Cela ne me gêne pas de le dire. (...) Je dis bien l’islam - je ne parle même pas des islamistes - en tant que religion, apporte une débilité d’archaïsmes divers. » Plus grave encore, certains membres du Haut Conseil à l’intégration ont trouvé des propos apaisants pour excuser M. Imbert, raciste multirécidiviste ! On croit rêver, mais hélas on ne rêve pas. M. Imbert estime « ne pas avoir d’excuses publiques à faire à la communauté musulmane de France ». Un tel homme, avec son expérience, sait très bien ce qu’il fait. Disons-le clairement : son attitude, exprimée, qui plus est, pendant le mois du ramadan, revient à servir ceux qui, aux Etats-Unis, tentent par tous les moyens d’attiser les feux du racisme en France. Sa prise de position dans la guerre contre l’Irak et son admiration pour « l’équipe de George Bush » le confirment.

Parallèlement à cette recrudescence du racisme anti-arabe ou anti-musulman et à la rupture du tabou public sur l’islamophobie, se développent un antisémitisme ou une judéophobie tout aussi inadmissibles. Paroles et actes de haine là aussi se multiplient. En octobre 2000, l’on entendit retentir, place la République à Paris, les cris de « mort aux juifs ! » dans un rassemblement de solidarité avec les Palestiniens. De nombreux rabbins ont été agressés pour leur religion, comme Michel Sarfaty, le 17 octobre, alors qu’il se rendait à pied à la synagogue de Ris-Orangis. En septembre 2001, à Durban, mais aussi dans certaines manifestations contre la guerre en Irak animées par des provocateurs d’extrême-gauche, des juifs ont été battus, molestés ou humiliés. Des membres de l’Hashamer Hatzaïr, jeunes militants sionistes de gauche, ont aussi été tabassés dans des cortèges anti-guerre à Paris, en mars 2003. Des synagogues (par exemple, celle de Trappes) ont été brûlées ou des cimetières profanés. Des enfants juifs ont été menacés dans des écoles publiques, sans que leur protection ait pu être sérieusement assurée. Ainsi se crée un climat de peur et de retrait au sein de la communauté, compréhensible chez les victimes ou leurs proches.

Là où le dérapage commence, c’est lorsque des intellectuels bien parisiens exploitent la situation pour dénoncer un antisémitisme que la France porterait dans ses gênes ou une judéophobie propre au monde musulman et à l’islam. Des journalistes américains néo-conservateurs répercutent les faits pour servir leurs maîtres, les Cheney, Rumsfeld ou Perle, avides de mettre notre pays en difficulté.

Ainsi Rony Brauman (dont je ne partage pas certains excès) se trouve systématiquement cloué au pilori. Alexandre Adler, retrouvant son ton d’ex-stalinien au service des néo-conservateurs américains, parle de « traîtres juifs comme Rony Brauman ou d’autres » dans une publication sur Internet. Alain Finkielkraut, qui soutient pourtant l’Accord de Genève, s’exclame dans Le Point du 3 octobre 2003 : « J’ai dit que, pour Le Monde diplomatique et pour Télérama, tous les sionistes sont des chiens, presque tous les juifs sont des sionistes et donc des chiens, sauf Rony Brauman, ce juif qui sauve (pour eux, ndlr) l’honneur ». Pire encore, après avoir dénoncé l’antisémitisme et le communautarisme de l’intellectuel musulman Tariq Ramadan, Finkielkraut - à la question « doit-on se résigner à ce que les juifs soient des déçus de l’universel ? » - s’exclame dans Le Figaro magazine : « Si l’universel c’est le mensonge, la falsification et un anti-facisme permanent, qui conduit à la mise au pilori des juifs, alors oui, on a d’abord besoin de se retrouver entre soi. Pour la première fois de ma vie, j’éprouve la nécessité d’être dans un milieu juif pour m’exprimer totalement et réfléchir impartialement, sans complaisance, à ce qui se passe au Moyen-Orient. » Bref, à communautarisme, communautarisme et demi, et l’on ne voit pas comment celui qui soutient les accords de Genève ait pu concevoir que des « juifs israéliens » aient ainsi réfléchi non pas entre soi, mais avec des « musulmans et chrétiens palestiniens » ; - un certain nombre étant, de surcroît, athées.

De telles attitudes ne seraient que des provocations lamentables - « pardonnez-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font » - si elles n’étaient exploitées et ne servaient la réputation de leurs auteurs.

Le cas extrême est un certain Laurent Murawiec, le « faucon français » suivant Le Figaro, ou « frenchie », suivant Le Monde. Celui-ci s’attaque à l’Arabie saoudite, aux musulmans et à l’islam en mélangeant tout et en exhibant une ignorance assez crasse de l’islam comme du judaïsme. Murawiec a été abondamment couvert dans la presse française (plusieurs pages dans Paris-Match) et interviewé à la radio et à la télévision. Son mérite, c’est de dire tout haut ce que d’autres n’oseraient pas dire ni même penser. Ainsi, sur France Inter, il affirme que « le monde musulman a déclaré la guerre au monde occidental », qu’il est « courageux et juste d’avoir mené la guerre contre le terrorisme en Afghanistan et en Irak mais qu’on continuera ailleurs » (il dit « on » ; pour lui-même et ses maîtres) et que de traiter les forces anglo-saxonnes de forces d’occupation en Irak est une « expression abjecte » - avec un parfum de Vichy, puisque Vichy voulait des occupants anglo-américains en Afrique du Nord. Face au journaliste du Monde qui le « pousse dans ses retranchements » (sic), Murawiec « explose » : « Ceux qui m’accusent de racisme peuvent aller se faire foutre. »

Ce charmant personnage est emblématique d’une certaine évolution : communiste au début (de stricte obédience pragoise), puis troskiste, enfin « compagnon » ; de LaRouche (il dit pendant huit ans, ce fut en fait dix-huit, on peut donc compter dix ans de trahison), le voici disant « on » et « nous » en parlant de ses nouveaux amis néo-conservateurs et en particulier du plus grossier d’entre eux, Richard Perle.

Nous nous sommes étendus sur ce cas car il est révélateur d’un certain type « gauchiste » ou « communiste » commun sur les rives de la Seine, et généralement loin des fronts, reconverti à des protecteurs plus puissants et utilisant leurs schémas pour se faire bien voir d’eux.

A un moment où la France et les Etats-Unis peuvent et doivent trouver une base d’entente, après que les Cheney, les Rumsfeld, les Perle, les Lieberman et leurs associés aient été éliminés de toute position de pouvoir, pour rebâtir un monde tel que Roosevelt le voulait (un Global New Deal) et que de Gaulle ou Mendès le concevaient, à un moment où Lyndon LaRouche peut enfin faire connaître ses conceptions à Paris pour ce qu’elles sont, qu’un Dominique de Villepin retrouve les accents et que certains actes de l’engagement gaullien, et que certains socialistes repensent à Mendès, après avoir un peu viré leur cuti Mitterrand, il n’est pas étonnant que les « néo-cons » fassent tout pour envenimer les relations entre Paris et Washington.

Murawiec est une partie de ce tout, de même que des journalistes comme Marie Brenner (dans Vanity Fair, juin 2003) ou Christophe Caldwell (dans le Weekly Standard) , qui entretiennent la fiction d’un antisémitisme inhérent à la France et blâment David de Rothschild pour ne pas le voir, essayant de fomenter chez nous la même opposition entre sépharades - populistes - pro-likoud et ashkénazes - libéraux - travaillistes, en promouvant démagogiquement les premiers.

C’est dans ce contexte que s’est développée en France la polémique sur le port du voile islamique.

Le port du voile

Nous descendons ici dans les abîmes de la petitesse politicienne. Quatre choses doivent être d’emblée soulignées pour situer le débat :

  • Il y a eu environ 150 incidents liés au port du voile recensés dans l’Education nationale cette année, contre 300 en 1994, suivant les chiffres indiqués par le MRAP ; une diminution des incidents a également été constatée par la médiatrice officielle de l’Education nationale. Ce n’est donc pas le péril le plus grave et le plus urgent auquel notre pays soit confronté, malgré les battages médiatiques et ardissoniens autour d’Alma, de Lila et de quelques autres.
  • L’article XI de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen affirme que « nul ne peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». Dès lors, la manifestation de l’appartenance à une religion doit être permise à l’école, si elle ne trouble pas le bon déroulement des cours qui, eux, sont obligatoires. L’arrêt rendu par le Conseil d’Etat rappelle ce principe : un signe religieux ne peut être interdit, indépendamment de son caractère ostentatoire, s’il n’engendre pas un dysfonctionnement du service public de l’Education.
  • La source des difficultés actuelles n’est pas le port du voile, mais l’existence de poches de pauvreté et d’exclusion à la périphérie des villes.
  • Le port du voile est aussi une façon de marquer son originalité et sa révolte contre un milieu machiste, notamment le temps de l’adolescence.

Renonçons donc à vouloir tout résoudre par des lois, des décrets ou des circulaires, surtout pour des problèmes qui n’en sont pas vraiment, et apportons une solution aux vrais problèmes en nous inspirant de l’esprit de paix des négociateurs palestiniens et israéliens, qui ont fait preuve d’une grandeur d’âme qui devrait nous inspirer. Oui, les guerres de religion ont laissé des traces durables en France, mais le défi est justement de poursuivre un dialogue des civilisations, des cultures et des religions pour définir ce que nous avons de commun, un désir de paix et de justice, à mettre en œuvre par des moyens concrets, dans la substance de notre vie commune. Là est l’inspiration d’un nécessaire changement politique, au-delà des hypocrites gesticulations pro ou anti-voile, et des commentaires tout aussi étonnants, mais de plus en plus déplacés, sur le port du string à l’école. L’on veut s’en prendre au fait - les jeunes filles qui « le » portent - au lieu de définir une société où la question trouverait d’elle-même une solution.

Mohammad Mahathir et Tariq Ramadan

Une autre instance a immédiatement suscité, elle aussi, la mobilisation des intellectuels, des politiciens et des médias : les propos tenus par le Premier ministre malaisien Mohammad Mahathir, et par l’intellectuel musulman genevois, Tariq Ramadan.

Avec une excitation digne d’un meilleur sort, nos plus belles plumes parisiennes ont dénoncé l’antisémitisme de l’un et de l’autre - sans avoir, de toute évidence, pris connaissance de la totalité de leurs propos ni du contexte dans lequel ils ont été prononcés.

Ceux de Mohammad Mahathir, isolés de leur contexte, sont certes inacceptables : « Les Européens ont tué 6 millions de juifs sur 12 millions. Mais aujourd’hui, les juifs dirigent le monde par procuration. Ils utilisent les autres pour se battre et mourir pour eux. » ; Le passé du Dr Mahatir, qui a déclaré en 1970 que « les juifs n’ont pas seulement le nez aquilin, mais ils ont une compréhension instinctive de la finance », ne plaide pas, pour le moins, en sa faveur. Cependant, le reste du discours prononcé auprès de l’Organisation de la conférence islamique (OCI), est extrêmement intéressant. Mahatir souligne que « le Coran nous dit que lorsque notre ennemi cherche la paix, nous devons réagir positivement. Il est certain que la paix qui nous est offerte [entre Palestiniens et Israéliens] ne nous est pas favorable. Mais nous pouvons négocier (...) Je suis conscient que ces idées ne seront pas populaires. Ceux qui seront en colère voudront les rejeter (...) Ils voudront envoyer plus de jeunes hommes et de jeunes femmes accomplir le sacrifice suprême. Mais où cela nous conduirait-il ? Certainement pas à la victoire. Au cours de ces cinquante dernières années de combat en Palestine, nous n’avons obtenu aucun résultat. Nous avons en fait aggravé notre situation (...) L’ennemi accueillera peut-être avec fureur ces propositions et conclura que ceux qui les proposent travaillent pour l’ennemi (...) Mais réfléchissez. Utilisez votre cerveau. »

Plus tard, à l’occasion d’une conférence de presse, Mahatir a rappelé : « En d’autres termes, je suis contre la violence, contre le terrorisme. Or, apparemment, cette partie-là de mon discours n’a pas été prise en compte. Au lieu de cela, on m’accuse d’être antisémite. Vous noterez au passage que les Arabes sont également un peuple sémite, si bien qu’étant antisémite, je serais donc autant contre eux que contre les juifs. Ce qui est des plus équitable, puisque je suis contre les deux, et non uniquement contre un seul. » Aujourd’hui, notons-le, la Malaisie est le seul pays musulman qui fait cohabiter sans heurt ses communautés ethniques et religieuses, tout en entrant de plain-pied dans l’âge industriel et des technologies de la communication.

Certes, la description d’un univers régi par le combat entre juifs et musulmans (« eux » et « nous » ou « eux » et « eux ») n’est en rien la nôtre. Cependant, une main qui se tend pour la paix - ce qu’a fait Mahatir, à sa manière - doit toujours être prise, sans complaisance mais avec espoir. Ce n’est pas ce qu’ont fait les médias. Des journalistes israéliens, comme ceux de Maariv, ont arboré leurs vraies couleurs (néo-conservatrices américaines) en s’en prenant à... Jacques Chirac pour avoir empêché une condamnation des propos de Mahatir dans les conclusions du sommet européen de Bruxelles ! A la une du quotidien israélien, une photo de Jacques Chirac « résume le visage de l’antisémitisme français ».

Là, il est clair qu’on ne veut pas la paix. Le ministre israélien des Affaires étrangères, Silvam Shalom, a aggravé le cas, qualifiant, sans preuve, de « honte » l’attitude française. En fait, Jacques Chirac n’avait rien fait pour entraver une réaction européenne et a condamné les propos de Mahatir ! Il est clair que tout cet enchaînement de réactions révèle une disposition d’esprit dans laquelle le monde n’est pas défini par un développement mutuel mais par un état de conflit, dans lequel on s’efforce de traquer le « péché » de l’autre sans lui offrir un bien supérieur ni chercher, de son côté, ce qu’il peut offrir de meilleur.

Même chose avec les propos de Tariq Ramadan. Celui-ci, dont l’opportunisme devient trop souvent une manière d’être, a tenu des propos « communautaristes » ;... en dénonçant le communautarisme chez l’autre. Citant un certain nombre d’intellectuels parisiens, il écrit, en les qualifiant de « juifs » et amalgamant leurs noms : « Leur positionnement politique répond à des logiques communautaires, en tant que juifs ou nationalistes, en tant que défenseurs d’Israël ! » Il aurait mieux fait d’écrire que des Israéliens se battent avec beaucoup de courage pour la paix, que Sharon est un fasciste de la lignée Jabotinski et que prétendre voir un « Israël » englobant les uns et les autres est une réalité territoriale mais une fiction politique. La dénonciation de Ramadan, dont ils n’avaient probablement jamais lu les livres, reprise par trois socialistes (Mélanchon, Peillon et Valls) dans le dernier numéro du Nouvel Observateur, jette en tous cas de l’huile sur le feu : « Tariq Ramadan, malgré ses prétentions, n’agit ni en musulman, ni en arabe, mais d’après un principe d’action spécifique à l’extrême-droite. » Ils fustigent son « discours de haine » et l’accusent d’avoir commis un « crime contre la République ». M. Dray, tout à son courroux grandiloquent, semble avoir perdu sa montre politique et contaminé ses camarades... La suite est l’apparition de Ramadan chez Ardisson, après Alma et Lila, contribuant à entretenir un faux débat dans lequel chacun tente d’accroître sa notoriété sans faire progresser quoi que ce soit d’autre.

Notre mission

Notre mission est simple, mais demande beaucoup plus de courage. Au nom de notre conception d’un humain universel et de l’engagement permanent à aller vers cet universel, nous devons, au Moyen-Orient, nous battre avec tous les partisans de la paix dans les deux camps, avec un sentiment de solidarité particulier envers les victimes palestiniennes. C’est le seul moyen de sortir d’une logique suicidaire, fondée sur des préjugés figés et non sur le potentiel de chaque être.

Pour que notre combat ait un sens, c’est-à-dire une efficacité, nous devons mettre les plus fortes pressions possibles sur l’administration Bush afin qu’elle somme le gouvernement Sharon d’arrêter ses entreprises inadmissibles. Cela signifie soutenir le combat de Lyndon LaRouche aux Etats-Unis, directement ou indirectement, et non tenter de passer des compromis diplomatiques ou d’offrir à un Murawiec une couverture de presse absurde au regard de nos intérêts, excepté si c’est pour le discréditer, lui-même et ses amis néo-conservateurs, par la teneur même de leurs propos.

Mais ce n’est pas assez. Nous devons réorienter l’Europe vers un nouvel ordre économique et monétaire international plus juste, un nouveau Bretton Woods Est-Ouest et Nord-Sud, au sein duquel une initiative massive en faveur du Proche-Orient - un nouveau plan Marshall, si on veut l’appeler ainsi et à condition que ce ne soit pas la parole usée d’un discours - puisse devenir possible.

En France même, un certain nombre d’initiatives sont nécessaires pour faire reculer l’islamophobie.

La première, de portée générale, est de mettre enfin en œuvre une politique de développement culturel, économique et social des banlieues, rompant avec tout le clientélisme, communautariste ou non, et reposant sur une politique européenne de grands travaux infrastructurels soutenant une stratégie industrielle d’ensemble. Pour résoudre la question du financement, le retour à une politique de banque nationale - et d’association de banques nationales à l’échelle européenne - est nécessaire, qui repose sur une inspiration et une représentation citoyenne, et non sur l’influence malthusienne directe ou indirecte de banquiers professionnels ou d’agents des trésors publics. Combattre le racisme, c’est combattre aussi la rente financière.

La seconde, plus spécifique, vise à rompre le processus islamophobe en procédant à une application ferme de la loi contre le racisme, ce qui implique, outre la volonté publique, de fournir aux tribunaux les moyens adéquats.

La troisième, justement préconisée par le MRAP, est de mettre en place un Observatoire de l’islamophobie, susceptible de recenser les actes de manière sérieuse (ce n’est pas fait aujourd’hui) et d’analyser les mécanismes et les dynamiques historiques (coloniales, post-coloniales, européennes et mondiales) qui favorisent cette forme particulière de racisme.

Ensuite, et de manière complémentaire, la lutte contre l’antisémitisme et la judéophobie doit être fermement poursuivie.

Cela implique d’abord une amélioration du niveau de vie et des perspectives d’insertion professionnelle, ainsi que la propagation d’un enseignement religieux et social sérieux, en faveur des jeunes des banlieues. Si l’Europe devient une occasion, une chance et un espoir pour l’islam, les jeunes musulmans verront moins Israël à travers le prisme d’un colonialisme européen et le sionisme dans sa dimension coloniale (occupation d’un territoire en en chassant les habitants). Ainsi, avec le droit d’Israël à exister en paix avec ses voisins et un soutien européen à cette paix, les fantasmes des uns et des autres, en France et en Europe, perdraient leur raison d’être. Ceux qui ne trouvent pas de travail en raison de leur origine ou de la consonance de leur nom, au Proche-Orient ou en Europe, retrouveraient ainsi un sens digne de leur identité auprès de leur voisin ou de leur prochain, et ne seraient plus tentés d’imaginer un univers d’où ils auraient disparu.

Enfin, nous devons intervenir avec détermination pour que tout acte antisémite, comme tout acte islamophobe, soit condamné en justice et, en particulier, pour que les enfants juifs ne soient plus agressés dans les lieux d’enseignement public ou en s’y rendant. La République doit être en mesure de protéger ses enfants, tous ses enfants, et il est scandaleux que certains principaux ou proviseurs hypocrites et dépourvus de moyens puissent avouer leur impuissance et recommander à des familles juives de « mettre leurs enfants dans le privé ».

A nous de résoudre ces scandales racistes, en France, en Europe et dans le monde, sans trop de belles paroles mais plus d’actes justes, en offrant à notre République un vrai projet mobilisateur. L’autre n’est pas le diable ni un irrémédiable étranger ; il peut toujours être converti à une meilleure cause, pourvu que nous y croyions tous vraiment, que nous militions plutôt que de douter, d’invectiver ou de détourner le regard.

Jacques Cheminade