Les analyses de Jacques Cheminade

Sauver l’économie pour sauver la recherche

mardi 2 mars 2004, par Jacques Cheminade

Un pays qui détruit sa recherche détruit son avenir. C’est aujourd’hui le cas de la France. Elle est, de tous les pays développés, celui qui a le moins augmenté son effort de recherche ces dernières années. Le plus grave est la chute des vocations scientifiques, la fuite des cerveaux et la désespérance des plus jeunes. Cependant, cette crise de la recherche n’est qu’un symptôme d’une crise bien plus générale, celle de toute la société dans laquelle nous vivons, manifestée par l’orientation de son économie. Le cas de l’Argentine, qui a détruit en même temps son économie, son niveau de vie et sa recherche, n’est que le symptôme extrême de ce vers quoi nous allons fatalement si, pour payer un endettement ayant nourri des spéculations ou de la consommation à court terme, nous continuons à privatiser, à abandonner le service public, à délocaliser les entreprises et à sacrifier la recherche et l’enseignement supérieur, c’est-à-dire tout le long terme.

Nous devons donc dire d’emblée que la seule arme pour réellement sauver notre recherche est de revenir à l’esprit du colloque de Caen (1956), cette mobilisation humaine, intellectuelle et politique lancée par Pierre Mendès-France à laquelle le général de Gaulle donna les moyens. Cela signifie, en redonnant à la recherche et à l’enseignement supérieur un rôle moteur, changer de fond en comble la priorité de notre économie. Nous ne pouvons pas le faire seuls, mais nous avons l’ardente obligation de jouer à nouveau un rôle inspirateur en France, en Europe et dans le monde, sans quoi nous n’aurons plus le droit de nous plaindre de notre « déclin ».

Sortir du malthusianisme

Depuis les années 70, parallèlement à la désindustrialisation de la France et à l’adoption d’une priorité financière étayée par une économie de services, notre recherche a subi une désintégration plus ou moins contrôlée.

La situation actuelle n’est que le résultat de cet abandon : la loi du marché, à l’opposé de l’esprit même de la recherche, impose des résultats à court terme et pénalise « logiquement » l’horizon long de la découverte. C’est ainsi que s’explique l’écart entre le discours officiel - porter notre effort national de recherche à 3% du PIB - et la réalité du démantèlement.

La mobilisation sans précédent de la communauté scientifique - la pétition du collectif « Sauvons la recherche » a été soutenue par 55 000 signataires, la moitié des chercheurs travaillant en France - offre une occasion d’ouvrir un débat de fond sur le changement de politique économique.

Les chercheurs, au départ, avaient exigé un collectif budgétaire permettant le rétablissement des 550 postes supprimés dans la recherche publique en 2004, la création de postes d’enseignant-chercheur et le reversement des crédits gelés en 2002 et 2003. A plus long terme, les signataires ont demandé que la loi d’orientation que le président Chirac a annoncée ne soit pas préparée « dans le secret du cabinet ministériel », mais au terme d’une consultation nationale impliquant les scientifiques.

Aujourd’hui, la ministre déléguée de la Recherche, Claudie Haigneré, a annoncé la création de 120 postes statutaires supplémentaires - lorsque le collectif en réclame 550 - sans qu’un seul soit créé à l’université, le versement de 294 millions de crédits gelés en 2003 et 2004 (294 millions d’euros, mais la nouveauté ne concerne que le reliquat qui était prévu pour 2005 et vient d’être affecté pour 2004, soit seulement 80 millions d’euros) et l’installation d’un comité national sur l’avenir de la recherche - mais entièrement piloté par le gouvernement, sans associer réellement les chercheurs comme l’avait au contraire fait le colloque de Caen.

Dans ces conditions, Alain Trautmann, porte-parole du collectif « Sauvons la recherche », s’est déclaré « extrêmement déçu » ; et a évalué le coût des mesures annoncées à 8 millions d’euros, ce qui est parfaitement dérisoire. La menace de démission des chercheurs reste donc d’une brûlante actualité.

Cette situation de crise permet de reposer dans toute son ampleur la question du rôle de la science et de la recherche en France, en les remettant au cœur du débat républicain, et en montrant que le choix du malthusianisme financier, quelle que soit la bonne ou la mauvaise volonté du ministre, condamne à la paralysie. Sortir de ce malthusianisme est donc la seule voie permettant d’éviter un conflit destructeur pour tous.

La mort de la recherche

Le diagnostic est terrible. Il peut être résumé en quelques points :

  1. Le budget français de la recherche représente environ 2,2% du produit intérieur brut, dont près de la moitié est pris en charge par le budget de l’Etat. Ce qui est globalement insuffisant : le gouvernement prévoit 3% en 2010, et en fait il faudrait au moins atteindre 5%.

    Plus grave encore, l’effort public de recherche en France prend en compte une partie de la recherche militaire (environ 0,30% par rapport au 1% de l’effort public total), et se centre sur trois programmes nationaux prioritaires, le spatial, l’aéronautique et le nucléaire. Ce qui serait tout à fait légitime et même souhaitable si tous les autres secteurs n’étaient pas mis à la portion congrue : ils ne représentent que 0,50% des dépenses de l’Etat, avec seulement 0,10% pour la biologie et la médecine.

  2. Le programme d’action européen arrêté à Lisbonne, en lui-même contestable car il donne la priorité quasi absolue aux technologies dites de la « connaissance », c’est à dire du virtuel et de l’électronique, n’a pas été appliqué.
  3. Les dépenses pour l’enseignement supérieur sont en France totalement insuffisantes : elles ne représentent que 1,1% du PIB français contre 2,3% aux Etats-Unis. Notre système souffre de la double coupure entre, d’une part, universités et grandes écoles, et d’autre part, formation et recherche (rapport Cohen-Aghion réalisé par le Conseil d’Analyse économique).

    L’on assiste en même temps à une hémorragie dans les disciplines scientifiques à l’université. En deux ans, la chute chez ces filières est spectaculaire : - 21% en sciences de la vie et de la terre, - 32% en physique chimie, - 36% en mathématiques.

  4. A cette hémorragie vient s’ajouter une fuite de cerveaux français à l’étranger. Le flux de départs ne cesse d’augmenter (entre 15 et 20% d’une génération) pour deux raisons. La première est une simple question de revenus : le CNRS propose aux post-doctorants 2150 euros bruts mensuels alors que le salaire moyen de départ est de 5600 euros aux Etats-Unis. La seconde est le comportement hiérarchique dans les laboratoires européens, notamment au CNRS, alors qu’aux Etats-Unis les jeunes qui prouvent leur valeur se voient offrir beaucoup plus de possibilités, y compris, par exemple, la liberté de gérer leurs propres laboratoires. « La France doit détenir le record mondial du nombre de vocations scientifiques étouffées par la technocratie », déplore Jean-Jacques Payan, ancien directeur général des enseignements supérieurs et de la recherche.
  5. Les chercheurs passent trop de temps occupés à des tâches administratives - gestion de dossiers, recherches de subventions...- qui les détournent d’un esprit de découverte.
  6. Apparaît donc une « prime à l’ancienneté », qui s’exprime par une pléthore dans des domaines mal définis (« chercheurs en sciences humaines » au CNRS...) et une insuffisance grave dans des domaines scientifiques en émergence.
  7. Comme le montre le récent rapport de l’Inspection générale des Finances, le CNRS souffre d’une mauvaise répartition des moyens, de doublons, d’absence de contrôles, d’un statut trop rigide de « chercheur à vie » et d’une direction sans vision. Cela n’est pas dû au « statut » du CNRS, comme on le dit démagogiquement pour justifier des « coupes » et réduire les chercheurs à des CDD « sur projet », mais aux gouvernements successifs qui ont laissé vieillir les chercheurs en ne recrutant qu’au compte-gouttes. Le statut de chercheur-fonctionnaire est approprié pour la recherche fondamentale, à condition qu’une orientation politique générale soit donnée par la puissance publique - il faut un capitaine à bord ! - et que le renouvellement des chercheurs soit assuré. Or c’est précisément ce qui n’a pas été fait : on a laissé l’institution se vider d’une partie de son sens et, désormais, par le jeux des retraites, de ses troupes, comme si on avait dès lors prévu de la sacrifier - en bonne logique « néo-libérale ».
  8. La priorité au financier entraînant par réaction le malthusianisme de « niches », la répartition du budget du CNRS est devenue désastreuse. Les affiliations syndicales éventuelles ou, mieux, les relations que l’on peut faire jouer avec telle ou telle sommité en place, jouent trop souvent davantage que le caractère performant des laboratoires.
  9. Ainsi s’est créé un système dans lequel les jeunes dont la France finance la formation partent faire fructifier leur savoir ailleurs : nous laissons « vieillir » notre propre réservoir de chercheurs alors que nous dépensons des sommes considérables pour former les futurs chercheurs américains ! Il s’agit d’une véritable dissolution du contrat social collectif -du vouloir vivre en commun- au profit d’un exode de cerveaux s’étendant dans la logique même du néo-libéralisme dominant.
  10. En matière de dépôts de brevets et de publications, bien que la situation ne soit pas encore catastrophique (il y a un délai de réaction par rapport au recul de la recherche), nous allons dans la mauvaise direction, en progressant moins que nos principaux partenaires ou concurrents.

Le nécessaire sursaut

Pour renverser le courant, des choix fondamentaux doivent être faits, tous relevant d’une autre logique économique : celle du développement des pouvoirs créateurs de l’homme, du retour de l’Etat, de l’économie physique et d’un horizon à long terme.

  1. L’Etat et le gouvernement doivent à nouveau manifester un intérêt réel pour la recherche. C’est pourquoi le sursaut exige que l’on retrouve l’esprit du Colloque de Caen et de la mobilisation des années soixante. Pierre Piganiol et Jean-Louis Crémieux Brilhac l’ont bien affirmé dans Le Monde du 23 janvier 2004. Les assises sans assise solide que le gouvernement actuel se propose d’organiser, avec un Comité d’experts nommés à Matignon, ne répond en rien au défi. Un devoir de réflexion et d’action s’impose tout ensemble aux savants, aux administrateurs et aux politiques, pour informer et mobiliser la nation sur les grands choix déterminant son avenir. Un plan pour la recherche doit ainsi être mis en place par l’Etat et revisé périodiquement avec le milieu chercheur.
  2. Cela suppose une rupture avec la logique néo-libérale : la recherche exige le service des générations à naître, elle est incompatible avec une société financière du court terme et du gain immédiat.

    De toutes façons, la crise du système financier et monétaire international nous jette le défi d’une autre politique. C’est, à l’échelle de l’Europe et de l’Eurasie, une mobilisation en vue de grands travaux, reposant sur des crédits à long terme et faible taux d’intérêt, impliquant une mise en liquidation judiciaire du système financier actuel, à l’échelle internationale et eurasiatique. Il s’agit d’un nouveau Bretton Woods, aussi logiquement associé à une politique de recherche à long terme que le système spéculatif actuel est associé à une politique de pillage financier à court terme.

  3. L’Etat doit donner aux jeunes les moyens de mettre en œuvre leurs connaissances. Ce qui signifie un accroissement massif de la part de l’Etat consacrée à donner aux générations actives le désir de vivre et de travailler dans le pays qui les a vu naître, en servant son avenir. Cela doit être fait tant à l’échelle française qu’européenne. Aux grands travaux eurasiatiques, qui doivent mobiliser 10% du PIB européen pour pouvoir entraîner un effet de décollage, il faut associer 5% des budgets nationaux et européens à la recherche fondamentale publique. La France doit donner l’exemple.
  4. Le « modèle américain » ne peut en aucun cas être imité en tant que tel. Les chercheurs y sont mieux payés, mais ils travaillent sous le contrôle et souvent l’orientation des entreprises qui financent les laboratoires, ce qui restreint la perspective de leurs travaux de manière, à long terme, catastrophique.

    Il faut cependant en retenir la souplesse et la liberté de recherche et le niveau des salaires : un post-doctorant au CNRS (poussant ses travaux dix à onze ans après le baccalauréat) ne devrait pas gagner 1850 euros net, mais au moins le double. L’organisation des laboratoires ne devrait pas être « à l’ancienneté », sous la coupe de « personnalités », mais rajeunie par un recrutement massif de jeunes, de nature à bousculer un environnement malthusien.

  5. Un CCRST (comité consultatif de la recherche scientifique et technique) doit être rétabli, avec une quinzaine de chercheurs de haut niveau, renouvelé tous les quatre à cinq ans et présidé par une personnalité, qui puisse à la fois participer aux instances de planification nationale et assurer un contrôle éclairé du « bleu » du budget de recherche.
  6. Il faut recréer l’Université française, qui aujourd’hui en fait n’existe plus comme instance politique active, en lui donnant les moyens (nous payons seulement 6840 euros par étudiant, chiffre qu’il faut porter à 10 000) de sa politique et une autonomie de fonctionnement dans le cadre d’orientations de mission centralisées.

Révolution

La France ne peut pas faire l’économie d’une mise à plat des erreurs et de échecs des trente dernières années. Il faut rétablir la priorité de l’économie physique au service de l’homme, organiser le retour d’une instance délibérative sur les grands projets (planification indicative), tant au niveau national qu’européen et eurasiatique, et redonner espérance de maîtriser l’avenir. Recherche fondamentale, recherche appliquée (objectif défini a priori) et recherche-développement (améliorer un procédé) doivent constituer dans ce contexte un tout intégré et en mutation permanente. Ni logique « administrée », bureaucratique, ni logique financière, prédatrice, mais une exploration « à la frontière », découvrant les ressources de notre avenir : une société fondée sur le projet et la mission, à la frontière du savoir et de sa communication à tous.