Les analyses de Jacques Cheminade

Le Christ truqué de Mel Gibson

mardi 2 mars 2004, par Jacques Cheminade

« Le Saint-Esprit oeuvrait à travers moi pendant ce tournage. Moi, je me contentais de gérer le trafic. » C’est ainsi que Mel Gibson, qui pratique la messe en latin et ne consomme pas de viande le vendredi, décrit les conditions dans lesquelles il a produit la Passion du Christ. Le film, précédé d’un immense matraquage médiatique comparable à celui du premier volet de la Guerre des étoiles ou du Titanic, sort cette semaine en France, distribué par Tarak ben Ammar, le millionnaire franco-tunisien conseiller de Rupert Murdoch, Silvio Berlusconi et Patrick Le Lay. Les voies du Saint-Esprit et de la machine hollywoodienne, rassemblées pour la circonstance, aboutissent ainsi aux égouts médiatiques sous le parrainage d’un homme également bien en Cour auprès du dictateur Ben Ali. L’événement est donc, à un premier niveau, aussi grotesque que les litres d’hémoglobine aspergeant l’écran jusqu’à la nausée. Cependant, il constitue un phénomène de manipulation sociale fondamental et inquiétant. C’est pour le comprendre que nous nous pencherons d’abord sur le contenu manifeste du film, puis sur l’effet qu’il vise à déclencher sur ceux qui y assistent.

Violence irrationnelle

La Passion du Christ, l’un des moments de plus haute réflexion de l’histoire humaine, est représentée comme une suite de flashes faisant appel aux instincts les plus primitifs. Une scène de torture, d’un niveau de violence intolérable, semble ne jamais devoir se terminer. La caméra s’attarde avec complaisance sur le visage ensanglanté du Christ et sur ceux qui le frappent et le flagellent. Mgr Lustiger a donc absolument raison de dénoncer le « sadisme » du film et sa violence inouïe, « un reflet de l’époque actuelle ». Le reality show biblique de Mel Gibson, avec les techniques des films d’horreur ou des films gore, ne montre donc pas le vrai visage de Jésus-Christ, mais un Christ truqué, réduit aux apparences. Déjà, dans Patriot, Gibson décrivait un révolutionnaire américain qui n’agissait pas pour défendre une conception du monde, mais pour des raisons de vengeance personnelle et en se battant avec un luxe de violence complaisamment décrit. La « bonne cause » ; servait, là aussi, de prétexte à des images sans aucun rapport avec elle.

Cependant, il y a bien pire : la forme inacceptable du message de Gibson sert un contenu tout aussi douteux.

Antisémistime et culpabilisation

Ce qui a été dit par le rabbin Marvin Hier, fondateur du Centre Simon-Wiesenthal, est absolument exact. La communauté juive de l’époque se trouve décrite de manière dure, brutale et insensible. Tous les juifs de ce film sont « mesquins, rapaces, pas très propres sur eux, sinistres et réclamant le sang de Jésus ». Quand Jésus est arrêté, il est flagellé par des juifs, ce qui ne se trouve pas dans l’Evangile et, pire encore, dans une version du film que Gibson a dû supprimer, les prêtres juifs sont montrés fabriquant la croix à l’intérieur du Temple, ce qui en se trouve pas davantage dans l’Evangile.

Bref, Gibson fait l’interprétation des Evangiles la plus judéophobe qui soit, à l’opposé absolu du document du concile de Vatican II, Nostra aetate, où l’on peut lire : « Encore que des autorités juives aient poussé à la mort du Christ, ce qui a été commis durant sa Passion ne peut être imputé ni indistinctement à tous les juifs vivant alors ni aux juifs de notre temps. » La plaie semblait fermée, Gibson s’efforce de la rouvrir.

Dans quel but ? Celui d’excuser les Romains. Ceux-ci, comme le dit Marvin Hier, « des soldats aux généraux, sont présentés comme des gens bien ». « Ponce Pilate est montré comme un modéré, décent, sensible. » Les spectateurs sont portés à penser que « Jésus est mort parce que des juifs l’ont tué et que même des Romains étaient réticents. Au cours de l’histoire, avec les croisades, l’Inquisition, les pogroms, cette version de la mort de Jésus a causé celle de centaines de milliers de juifs traités d’"assassins du Christ" »

En bref, l’Empire romain était tolérant et « acceptable ». Trois commentaires doivent être opposés à cette version, qui ne peut en rien être innocente. Tout d’abord, il est clair que les Romains ont bel et bien crucifié Jésus. La croix est un supplice romain. L’inscription apposée sur la croix est une accusation romaine. Le Pilate que l’on trouve dans Marc n’est pas spécialement bienveillant et Flavius Joseph, le grand historien juif de l’époque, qui est, lui, complaisant avec l’Empire, fait de Pilate un homme brutal, profondément agacé par les privilèges des juifs, aux antipodes de l’être débonnaire décrit par une certaine vulgate chrétienne postérieure. Ensuite, si l’on relit les Racines romaines de l’hitlérisme, de Simone Weil, l’on comprend mieux dans quelle tradition se situe délibérément Gibson. Enfin, ici et maintenant, les néo-conservateurs américains ont formé le rêve démentiel de constituer un « nouvel Empire romain », plus exactement qualifié par Michael Ledeen de « fascisme universel ». On voit donc bien vers qui penche politiquement Gibson.

Pour se justifier, le cinéaste évoque deux sources d’inspiration : Catherine Emmerich et Maria d’Agreda, deux nonnes des XVIIIe et XIXe siècles. Si l’on se penche sur leurs écrits, nous y retrouvons les ingrédients de Gibson : anti-sémitisme, obscurantisme et complaisance romaine, sans aucun respect réel pour le message d’amour (agapê) du Nouveau Testament.

Cependant, il y a pire. Le célèbre prédicateur cathodique américain, Billy Graham, qui aurait pleuré pendant la projection, a déclaré que ce ne sont pas seulement les juifs qui sont coupables (ie, donc le film n’est pas antisémite), mais chacun d’entre nous, qui portons tous la flétrissure du pêché originel. Cette entreprise de culpabilisation collective, de la part d’un homme qui a été l’inspirateur quasi officiel de Bush père dont il a ramené le fils alcoolique et drogué dans le giron d’un étrange Dieu, indique bien le but plus profond du film. Le message en est : Nous sommes tous pêcheurs. Il faut donc se repentir et se soumettre au « commandement divin », qu’incarnent les Eglises auxquelles adhèrent Mel Gibson père et fils.

Manipulation pseudo-religieuse

En effet, la Passion du Christ est une immense machine à « convertir », une sorte d’Elmer Gantry, le mythique prédicateur illuminé et malhonnête, à la puissance mille.

Le film est sorti le 25 février aux Etats-Unis, jour du mercredi des cendres. Les réseaux des communautés chrétiennes évangéliques en ont assuré la promotion. Parmi leurs 50 millions de fidèles (les Jesus freaks), beaucoup ont acheté collectivement des billets, redistribués souvent gratuitement aux membres de leur communauté. Les projections strictement privées, réservées aux pasteurs et à certains fidèles, se sont multipliées à travers tout le pays, les « églises » proposant des bibles et même des conversions à la sortie des séances. Josh Baran, responsable de la publicité du film de Martin Scorcese, La dernière tentation du Christ, commente : « Pour Gibson, il ne s’agit pas de distribution, mais de l’accomplissement de l’œuvre de Dieu. C’est devenu une véritable croisade, sans précédent dans l’histoire d’Hollywood. »

Ce film est donc un événement politique, produit dans le contexte de l’élection présidentielle américaine de novembre 2004. Les communautés chrétiennes ainsi « motivées » vont appeler leurs troupes à voter contre les démocrates.

Il y a cependant bien pire encore. Il s’agit d’un changement de paradigme, d’orientation culturelle : à une société de consommateurs, entretenue par les jeux et le cirque hollywoodiens, va se substituer, en raison de l’effondrement économique et monétaire, une société dans laquelle l’austérité sociale contraindra ces consommateurs à se serrer la ceinture puis à « mourir dans la dignité » ;. Quoi de mieux, pour leur faire accepter cet état, qu’une idéologie déclarant que nous sommes tous des pêcheurs coupables et qu’il faut nous remettre entre les mains de ceux qui savent, c’est-à-dire les fondamentalistes religieux de l’administration Bush, associés à leurs compères néo-conservateurs ? L’on devrait mieux le comprendre en France que partout ailleurs, car c’était l’idéologie du gouvernement de Vichy : vous avez trop joui, trop profité de la vie, trop peu travaillé ; il s’agit désormais de souffrir et de vivre humblement pour une juste cause - la Révolution nationale du Maréchal.

Vous avez lu cet article. Vous avez en mains les armes pour dénoncer ce film et, bien au-delà, pour expliquer dans quel contexte il s’inscrit, celui d’une stratégie de tension, de peur et de culpabilisation des peuples pour éviter la contestation d’un ordre inadmissible. Pour en sortir, il faut bâtir un autre monde, celui du bien commun, de la destination universelle des biens et d’une civilisation de l’amour, ces notions fondamentales du christianisme que l’on doit opposer à Gibson, Graham, Cheney et tous les truqueurs de la foi.

P.S. : Pour se faire une idée plus juste du christianisme, il y a la Passion de Ménilmontant (du 12 mars au 4 avril 2004, au théâtre de Ménilmontant) ou les dix épisodes de L’origine du christianisme, diffusés sur Arte en cinq soirées à 20h 45 (samedi) ou 22h15 (vendredi), du 3 au 17 avril.