Les analyses de Jacques Cheminade

Renault, Peugeot, IBM, EDF, Total...Arrêtons la souffrance et la mort au travail

samedi 28 juillet 2007, par Jacques Cheminade

par Jacques Cheminade

La souffrance et la mort au travail sont devenues des « phénomènes courants », comme le disent certains sociologues sans coeur. Cette évolution scandaleuse est la conséquence d’une course à la rentabilité à court terme et aux pressions mises sur les personnels pour y parvenir. Elle s’inscrit dans la politique de mondialisation financière qui détruit l’esprit d’équipe : entre « le marché » et celui qui travaille pour lui, il y a de moins en moins de rapports humains et de plus en plus une instrumentalisation des individus qui les dévalorise. Six suicides depuis février 2007 chez PSA (dont cinq à Mulhouse), trois en quatre mois au Technocentre de Renault à Guyancourt (Yvelines), six en trois ans à EDF autour de la centrale de Chinon (Loiret), et maintenant aussi chez Total, une responsable CFDT (à La Défense), IBM (un consultant de 33 ans, en 2006) et Areva (un ingénieur, le 16 juillet dernier). Ces passages à l’acte (entre un et trois par jour selon les enquêtes) ne sont pas uniquement liés à des circonstances professionnelles, mais en dépendent tellement que les inspecteurs du travail les requalifient, malgré la résistance des entreprises, en accidents du travail ou même, comme pour le cas des trois derniers suicides à Renault-Guyancourt, transmettent le dossier à la justice. Plus encore, ce n’est là que l’expression ultime d’une souffrance au travail bien plus générale. « Les suicides, c’est la partie émergée de l’iceberg, nous dit un syndicaliste CFDT de Guyancourt. Il y a beaucoup de souffrance au travail et peu de gens en parlent. »

Les causes

Les causes sont partout les mêmes : la réorganisation de l’activité productive par des chefs d’entreprise devenus de moins en moins humains depuis qu’ils ont créé des directions des ressources du même nom. Ces directions ne font elles-mêmes que « s’adapter » à une concurrence devenue généralisée et humainement faussée : il faut réduire à tout prix les coûts, « motiver » le personnel par un harcèlement direct ou indirect quasi permanent, rentabiliser les lieux de travail, imposer au besoin le chantage à la délocalisation.
Les suicides les plus fréquents et les souffrances les plus grandes concernent très souvent des ouvriers ou des cadres qui travaillaient depuis longtemps dans l’entreprise, y vouaient l’essentiel de leur temps et y étaient appréciés (Mario, qui s’est pendu le 16 juillet, vingt-neuf ans de présence à Renault-Guyancourt, Véronique depuis longtemps chez Total...).

Ceux-là non seulement ont beaucoup donné pour leur « boîte », parfois sacrifiant leur vie personnelle, mais se trouvent soudain sous la coupe d’un système ou de nouveaux chefs inhumains. Ils se disent alors à eux-mêmes « je suis devenu nul », « je ne sers plus à rien », « j’ai fait tout ça pour rien ». De Renault-Guyancourt, gigantesque paquebot de verre employant douze mille salariés avec partout des caméras de surveillance, les anciens disent : « C’est Alcatraz. L’ambiance n’est plus comme avant. »

L’ambiance ? A Peugeot, comme à Renault, IBM, Total ou EDF, il faut s’incliner devant les « nouvelles normes ». A Renault-Guyancourt, le nouveau contrat 2009 de Carlos Goshn prévoit de sortir treize nouveautés en deux ans, vingt-six en trois ans, soit une moyenne de sept à huit nouveaux modèles par an au lien de trois auparavant. Ces nouveaux projets doivent être réalisés dans des délais de plus en plus courts, tandis que le contenu du travail se complexifie par la diversité des produits et des nouvelles technologies utilisées, nécessitant un élargissement rapide des compétences. En clair, cela signifie des journées interminables, des déplacements empiétant sur les week-ends et des courriers électroniques traités le soir à domicile : l’effondrement de la vie familiale. En même temps, les salariés sont à la fois rattachés à une hiérarchie directe et détachés à l’intérieur d’équipes de projets spécialisées dans la réalisation des nouveaux modèles. Ils se retrouvent ainsi pris en tenailles entre deux tensions contradictoires : les priorités de leur secteur d’expertise et les objectifs exigés par les projets. A la fin, ils ont l’impression de travailler beaucoup plus et d’être moins bons, d’autant plus que le mode de gestion devient souvent un véritable « pistage individuel ».

Cette obsession du contrôle et de la mise sous surveillance de l’activité du salarié va à l’encontre d’un développement de l’autonomie et de l’initiative exigé par ailleurs ! Enfin, le système en place ne reconnaît que les salariés dits « à fort potentiel » et s’efforce d’éliminer les autres. Antonio, modèle de promotion sociale chez Renault, qui s’est suicidé le 10 octobre 2006, se plaignait du manque de considération de sa nouvelle chef : « Elle me met des bâtons dans les roues, elle m’engueule en public... On me dévalorise sans cesse, rien ne me sera jamais pardonné. » Véronique, responsable syndicale de la CFDT chez Total (La Défense), était en butte aux brimades, mises en cause personnelles, ouverture de son courrier, charge de travail qui l’obligeait à rester jusqu’à 21 heures. Lorsqu’elle se plaignait, on lui répondait « vous êtes trop fragile ». Elle s’est tuée en novembre 2006.

« Avant, on donnait des objectifs à des équipes, aujourd’hui on les donne à des individus. On est en train de perdre l’esprit de groupe et d’unité », déclare Patrick Schorr, responsable de FO à PSA-Mulhouse, cité par Libération. L’on va même, dans certains cas, comme les marchands de sommeil pour travailleurs immigrés (à qui on impose le partage des lits suivant les heures de travail de chacun), jusqu’à exiger que des cadres s’installent dans le bureau d’un collègue absent ou sur lequel on a mis la pression pour qu’il travaille à domicile. Cela a même un nom : recours aux « bureaux de passage » ! Souvent, les communications ne se font plus d’être humain à être humain, mais par e-mail, sans discussion possible sur les objectifs à atteindre ni même les moyens à mobiliser.

Chez IBM-Défense (immeuble Descartes, trois mille salariés), pour la seule année 2006, les médecins du travail ont constaté vingt-neuf dépressions, neuf cas d’épuisement mental (« burn out ») et cent quatre-vingt-cinq urgences médicales liées au travail. En 2006, deux tiers des salariés d’IBM-France « présentent un niveau de stress susceptible d’avoir des conséquences néfastes sur leur santé, une progression de 34 % en trois ans ».

A la central EDF de Chinon, Thierry a écrit dans le testament qu’il a adressé à ses parents qu’il n’a pas supporté qu’on « lui coupe la tête » après vingt-cinq années de bons et loyaux services, parce qu’il s’était plaint de devoir surveiller seul pendant plusieurs nuits consécutives et par un froid glacial une fuite sans danger. Là aussi, il faut mettre en cause le processus de sous-traitance engagé par EDF dans ses centrales nucléaires : à Chinon, l’on a pu constater pas moins de cinq niveaux dans des sous-traitances en cascade, ce qui induit dans l’immédiat à une mise sous pression inadmissible des travailleurs intéressés et à plus long terme, à des dangers dans la gestion de la centrale nucléaire - qui n’ont rien à voir avec le nucléaire, mais tout avec la « loi du marché ».

Pire encore, dans certaines sociétés, l’on « motive » le personnel en mettant en cause le salarié fautif devant tous ses collègues et en le faisant insulter et huer. Ailleurs, comme dans une entreprise du Sud-Est citée par Le Canard enchaîné, l’on offre chaque année un cadeau aux enfants des vendeurs, sauf à ceux dont les résultats du père n’ont pas été satisfaisants. Ca se sait et on imagine les effets sur les familles. Chez IBM, on ne parle plus à la cantine que d’OP (opportunities), TU (taux d’utilisation, nombre de jours facturés à un client par rapport au nombre de jours travaillés ) et « challenges ».

Les solutions

Les entreprises, ou bien nient qu’il s’agisse d’accidents de travail et soulignent la « fragilité » ou les « problèmes personnels » des individus, ou bien organisent force « cellules de réflexion » et « réunions psychologiques » pour « se mettre à l’écoute ». La direction du groupe PSA a ainsi mis en place un « numéro vert d’écoute psychologique », ouvert sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour que ses employés puissent dialoguer. « Dès qu’un salarié a un problème, personnel ou professionnel, il peut téléphoner et parler à des psychologues extérieurs à l’entreprise. » IBM, elle, a inventé des « groupes de dialogue sur les stress », mais selon un employé, « les managers ne veulent pas y envoyer leurs troupes : ils ont trop peur de ne pas pouvoir remplir leurs objectifs ».
L’on passe ainsi du flic dur, qui refuse de voir le problème, au flic mou, qui se penche sur le cas particulier de la victime et la « traite » sans examiner les vraies causes.

Car celles-ci sont, dans le monde du travail, les conséquences de la mondialisation financière.

Qu’y peuvent les inspecteurs du travail ? Eux aussi traiter les symptômes. Ils peuvent s’efforcer de faire classer le suicide en ce qu’il est par la Sécurité sociale, c’est-à-dire en accident du travail (mais évidemment trop tard pour la victime). Ils peuvent aussi, comme dans le cas de Renault-Guyancourt, avoir recours à l’article 40 du Code de procédure pénale, prévoyant qu’un fonctionnaire qui a connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en informer le parquet en lui transmettant le résultat de son enquête. C’est une procédure utile, mais longue et que les avocats bien rémunérés des entreprises sont habiles à faire traîner.

Qu’y peuvent les syndicats ? De moins en moins, car le travail se trouve de plus en plus fragmenté (par tâche,à domicile, par projet, etc.) et les syndicats de plus en plus affaiblis. Bernard Salengro, qui a créé un « observatoire du stress » à la CGC, commente : « La crise du syndicalisme fait que les gens ne peuvent plus résister et ne trouvent souvent personne à qui parler. »

Comment donc aller plus loin, d’abord pour limiter la casse, ensuite pour arrêter le scandale ?
D’abord, il faut renforcer les syndicats. Dans mon projet politique, je propose, pour éviter les combinaisons actuelles qui offrent trop d’occasions au Medef et aux instances politiques de museler le syndicalisme, que la puissance publique participe officiellement au financement de leur fonctionnement. Par exemple, à travers des crédits d’impôt en faveur de leurs encartés.

Ensuite,il faut doubler le nombre d’inspecteurs du travail pour assurer une surveillance et surtout un suivi digne de ce nom. Il faut également émanciper la médecine du travail de l’employeur en modifiant son statut à cet effet.
Enfin, les comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), obligatoires dans les établissements de plus de cinquante salariés, doivent être renforcés et assistés par des inspecteurs du travail et des médecins mieux formés à traiter les troubles psychiques pour inciter les entreprises à s’impliquer davantage et ne plus abandonner l’individu à lui-même.

Cependant, si ces solutions peuvent atténuer et limiter le mal, elles ne peuvent pas le guérir. Un traitement social des symptômes ne peut jamais éliminer le mal. C’est, ici comme ailleurs, au niveau de la prévention qu’on peut arrêter le scandale. Cela signifie de revenir à une société de projet, de solidarité et de justice sociale, ce qui ne peut être réalisé qu’au sein d’un nouvel ordre économique et monétaire international rétablissant une logique d’équipement physique et humain contre les spéculations financières. C’est, dans toute son ampleur, la question politique fondamentale, celle pour laquelle je me bats sans qu’à ce niveau, aucune compromission ne soit possible. La nomination de Dominique Strauss-Kahn à la tête du FMI montre que d’autres pensent autrement. Ceux-là ont choisi l’Ancien Régime et le chaos financier.