Il y a 1900 ans, Galien riait des théories scientifiques du XXIe siècle

mardi 5 août 2008, par Agnès Farkas

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Depuis l’aube de la science médicale, deux approches sur la relation entre le vivant et le non vivant s’affrontent. Selon la première que l’on peut appeler ici « atomisme » au sens de Démocrite, ou « matérialisme », un organisme vivant serait la somme, ou l’agglomérat, de ses parties. Pour cette école, le vivant se résume à un épiphénomène du non vivant ; l’univers serait donc essentiellement non vivant, le vivant étant l’exception. A l’opposé pour Hippocrate, Platon et Galien, l’organisme comme un tout indivisible est le point de départ. Les parties sont alors ordonnées harmoniquement de la manière la plus efficace, la plus utile, pour le meilleur fonctionnement du tout, c’est-à-dire du corps dans l’ensemble de l’univers. Ici, le vivant n’est donc plus une exception mais un principe directeur universel. Sans surprise, ces deux écoles de pensée s’opposent également dans leurs approches sur la relation entre l’humain et l’animal. Selon les premiers dont Darwin ne constitue qu’une forme actualisée, l’homme n’est rien de plus qu’un animal. Pour les seconds, l’intelligence humaine donne à l’homme une place particulière dans le règne animal et ne saurait être en aucun cas un épiphénomène du vivant. Nous allons tirer dans ce qui suit, les conséquences respectives de ces deux approches. Avant de nous plonger dans la méthode de Galien qui constitue le cœur de notre polémique, examinons certains problèmes qui contaminent la science moderne du vivant, et plus particulièrement dans le domaine le plus à la mode aujourd’hui, la génétique.

La science des « Modernes »

La « méthode » de découverte des généticiens

Selon les généticiens, il existerait une correspondance biunivoque entre chaque caractère apparent – phénotypique – (physique ou comportemental) d’un individu et une « entité abstraite » interne – génotypique – (non visible) nommée gène. Toutes les théories de la génétique visent en général à trouver un support matériel à cette entité abstraite.

Voici comment procèdent les généticiens. Tout d’abord, le chercheur détermine, par un choix arbitraire ou par goût personnel, ce qui deviendra pour lui un « caractère » (par exemple la couleur des yeux, blanc ou rouge, d’une mouche drosophile). C’est par l’accumulation de caractères reproduits à l’identique que le chercheur cherche à prouver cette « découverte » : la répétition de ces caractères sur plusieurs individus devient la preuve externe de l’existence d’un gène physiologique interne.

Dès lors, pour « valider » sa trouvaille, le généticien essaie de contrôler la reproduction d’un caractère similaire sur des lignées d’individus, par éliminations et accouplements successifs. Pour cela le chercheur fait le choix de parents présentant le caractère déterminé en question et observe sa réplication dans les générations suivantes. Il espère ainsi arriver à un résultat statistiquement reproductible. Parfois même, le chercheur « arrange » un peu les faits collectés en éliminant les éléments qui parasitent le processus vers le résultat attendu…

Il faut noter ici et répéter que cette démarche générale se base sur des données externes choisies arbitrairement. Au bout d’un certain temps et à force d’accumulations de faits « bien contrôlés », le chercheur annonce enfin avoir fait la « découverte » de l’existence biologique interne du gène recherché. Il le nommera « gène codant untel ». Dès lors, le caractère phénotypique devient génétiquement prouvé par la force pure de la statistique. Il faut souligner qu’à aucun moment la preuve expérimentale d’une donnée physiologique interne n’est nécessaire. Seules les apparences comptent.

Match de catch, les paris sont ouverts

C’est par exemple de cette manière qu’a été « découvert » le gène de la violence cpy6A20 sur la mouche drosophile qui a nourri le rapport de l’unité 666 de l’Inserm de 2005. [1]

Ce rapport soutenu par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, qui affirmait sans plus de preuve que ce gène existe chez l’être humain, proposait un suivi comportemental sur les enfants dès l’âge de trois ans, assorti d’un traitement médical chimique en cas de prédisposition génétique avérée à la violence.

Le dogme du gène de Darwin au XXIe siècle

a) Charles Darwin (1809-1882)

Au commencement Darwin créa la « gemmule cellulaire ». Ces gemmules sont des entités invisibles qui se collent aux cellules des organismes et qui contiennent toute l’hérédité des individus constitués par ces cellules. Nous utilisons ici le mot « invisible » pour souligner le fait que Darwin n’a jamais observé de gemmule, bien qu’il revendique dans son autobiographie son appartenance à la méthode de l’observation empirique : « J’ai travaillé selon les vrais principes de Bacon et, sans aucune théorie préconçue, j’ai collectionné une grande masse de faits »

Comme il l’exprime lui-même dans cette citation, le naturaliste Darwin n’est pas un découvreur de nouveautés, mais un simple classificateur de faits déjà observés ou supposés connus. Néanmoins, pour Darwin comme pour tous les généticiens, l’un des caractères récurrents des empiristes est de prétendre ne se baser que sur des faits observés tout en violant allègrement ce principe par la création ex-nihilo d’entités « auto évidentes » jamais observées dans les faits.

Puis-je me marier avec un singe

En 1859, il publie De l’Origine des espèces au moyen de sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie pour justifier ses théories sur la survie du plus apte et la sélection des espèces. Bien que cela embarrasse de nombreux scientifiques contemporains, pour un sujet de l’empire colonial britannique comme Darwin, la sélection naturelle justifie une sélection élitiste de l’espèce humaine : le droit de l’enfant « bien né » prime sur le droit au bien commun. Si l’on admet pouvoir contrôler les caractères d’une espèce, comme le faisaient avant Darwin les éleveurs d’animaux, et si en même temps on assimile l’être humain à un animal, alors il devient « naturel » de vouloir « améliorer la race humaine ». [2]

Le caractère d’un individu étant déterminé par son hérédité, Darwin effectue par exemple des études comparatives entre les mimiques et grimaces des singes et les expressions émotionnelles des êtres humains. Il essaie par exemple de « prouver » qu’il y a une relation entre l’apparence physique d’un homme (ou d’un animal) et son intelligence, et que le « savant » peut la mesurer par des critères objectifs.

Voici ce qu’il en dit en 1889 dans un extrait de son livre sur l’Expression des émotions chez l’homme et les animaux au chapitre sur La colère :

Chez plusieurs espèces de babouins, la partie basse du front fait fortement saillie au-dessus des yeux et elle est piquetée de longs poils, qui correspondent à nos sourcils. Ces animaux promènent sans cesse leur regard alentour et, pour voir au dessus d’eux, ils lèvent ces sourcils. C’est ainsi, semble-t-il, qu’ils ont acquis l’habitude de les remuer fréquemment. Quoi qu’il en soit, les singes de nombreuses espèces, notamment les babouins, quand ils sont en colère ou irrités de quelque manière, ne cessent de remuer rapidement de haut en bas les sourcils et la peau velue du front. Comme nous associons, dans le cas de l’homme, les positions levée et baissée des sourcils à des états d’esprit bien déterminés, le mouvement presque incessant des sourcils chez les singes donne à ceux-ci un air insensé. J’ai observé une fois un homme qui avait le tic de lever continuellement les sourcils sans qu’aucune émotion corresponde à ce mouvement, et cela lui donnait une expression stupide ; il en va de même chez certaines personnes qui gardent les coins de la bouche légèrement tirés en arrière et relevés, comme dans un début de sourire, bien qu’ils n’éprouvent alors aucun sentiment de contentement ni d’amusement.

Pour Darwin, le comportement (à l’instar des caractères physiques) est hérité des ancêtres de l’individu (homme ou singe) :

Si les mêmes mouvements des traits ou du corps expriment les mêmes émotions dans diverses populations humaines distinctes, on peut en conclure avec beaucoup de probabilité que ces expressions sont les véritables, c’est-à-dire sont innées ou instinctives (ibid).

L’homme comme l’animal n’est donc guidé que par son seul instinct qui lui serait imprimé par des habitudes prises par ses ancêtres sans que ceux-ci ou lui-même en aient conscience. Ici Darwin nie explicitement la différence entre l’homme et l’animal en écartant un fait pourtant observé expérimentalement dans l’histoire : l’être humain est capable de changer volontairement son comportement, pas l’animal.

b) Quelle mouche les pique ?

Après Darwin, le néerlandais Hugo de Vries (1848-1935) estimant l’idée peu scientifique de gemmules externes à la cellule déterminant l’hérédité, décide de les introduire dans la cellule et de leur donner le nom de pangène cellulaire. Tout comme son prédécesseur, de Vries est un classificateur (botaniste) et pas un découvreur. Et le fait est que, pas plus que son prédécesseur, il n’a jamais prouvé l’existence physique de sa « découverte ».

Eludant ce problème, le botaniste danois Wilhelm Johanssen (1857-1927) qui invente le mot « gène » en 1906, définit explicitement le gène comme une abstraction, refusant par avance toute idée d’objet matériel :

Le gène doit être utilisé comme une sorte d’unité de calcul. En aucune façon nous n’avons le droit de définir le gène comme une unité morphologique dans le sens des gemmules de Darwin ou des biophores, des déterminants ou d’autres conceptions morphologiques spéculatives de cette sorte.
(Elemente der exakten Erblichkeitslehre, Gustav Fisher, Iena, 1909).

Thomas Hunt Morgan

L’Américain Thomas Hunt Morgan (1866-1945) se place dans la même lignée philosophique. Comme les autres il est un classificateur, plus spécifiquement un zoologue. Père de la théorie génétique du XXe siècle, il travaille essentiellement sur la drosophile (mouche à vinaigre). Morgan ayant décidé que le chromosome, nouvellement découvert, serait le nouveau support de l’hérédité, il choisit comme objet d’étude cette mouche parce qu’elle possède quatre paires de chromosomes géants facilement observables avec les outils de l’époque.

Pour Thomas Morgan, le gène est un locus, c’est à dire un emplacement sur un chromosome. Donc le gène est passé d’une unité élémentaire invisible de la matière vivante, à une unité de calcul abstraite, puis à un emplacement sur un chromosome. Cependant, on ne sait toujours pas ce qu’il y a dans cet emplacement.

La science comportementale généticienne du XXe siècle a gardé jusqu’à aujourd’hui la drosophile comme son principal sujet d’étude. Le déterminisme génétique avancé par la « découverte » des gènes chromosomiques de la drosophile de Morgan est resté la base de la « découverte » de gènes prouvant les déviances qui ont justifié les politiques malthusiennes du siècle.

c) Francis Crick (1916-2004) et James Watson (né en 1928)

La découverte de la double hélice de l’ADN est généralement attribuée à l’ornithologue américain James Watson, et au physicien britannique Francis Crick. Elle leur a valu le prix Nobel de médecine en 1962. Cependant, cette « découverte » repose sur des clichés pris par Rosalind Franklin décédée en 1958.

Francis Crick et James Watson, les complices du vol de la double hélice

Quel est donc l’apport original de Watson et Crick ? Après la Seconde guerre mondiale, le gène était de nouveau à la recherche d’un support physiologique matériel, le choix du chromosome s’étant avéré inapte à ce rôle suite à la confrontation entre la théorie et l’expérience. Grâce à Watson et Crick, la molécule d’ADN (acide désoxyribonucléique) est devenue le nouveau support recherché. Assimilant cette molécule d’une géométrie très compliquée à un simple ruban linéaire, ils décidèrent que les segments de ce ruban deviendraient les nouveaux emplacements des gènes, tout comme les sections des chromosomes étaient les emplacements des gènes chez Morgan.

Il faut préciser que c’est à la même époque, début des années 1950, que se développent la théorie de l’information et l’Intelligence artificielle. Des idéologues comme Norbert Wiener et Bertrand Russel entretiennent la confusion entre l’intelligence humaine et le fonctionnement d’un ordinateur. C’est dans ce contexte qu’on assimile « tout naturellement » l’ADN à un programme informatique, et qu’on introduit de nouveaux termes dans la biologie comme « code génétique », « décryptage du génome »… On « oublie » simplement ainsi que l’homme est capable de découvrir et d’utiliser ses découvertes pour inventer des machines, alors qu’une machine ne peut rien découvrir de nouveau.

Selon la nouvelle conception génétique, c’est la nature chimique de la section d’ADN qui détermine le caractère phénotypique correspondant. Ceci provoqua un grand engouement, car il devenait dès lors concevable qu’en changeant la nature chimique d’un segment on changerait le gène et par voie de conséquence le caractère phénotypique correspondant de l’individu.

Ayant inventé des gènes correspondant à des maladies (ou à des prédispositions à des maladies), on entretint l’illusion que la thérapie génique remplacerait la médecine. De grandes lignes de crédits furent ouvertes à cette fin. Plusieurs scandales – morts de patients par injections massives de « gènes » modifiés – comme celui des « bébés bulle » en 2002, montrèrent de manière éclatante l’échec de l’approche biunivoque « un gène correspond à un caractère ». Le séquençage de l’ADN s’avéra donc une impasse…

d) Epigénétique

Après bien des déboires, le dogme du rôle de l’ADN comme support de l’hérédité est remis en cause, depuis quelques années, par la communauté scientifique qui l’a promu. Dans les laboratoires de la génétique, il se murmure qu’il existerait un « ADN muet ». Dans ce grand livre de la vie que représente la spirale ADN, il existerait donc des séquences qui « se fermeraient à l’expression et à leur décryptage ».

Du chromosome à l’ADN

Par ailleurs, comme les généticiens le savaient depuis le début des années 1960, il y a une difficulté à rendre compte de la mutabilité du gène par le seul ADN : l’ADN est une structure minérale fixe et ne doit ses modifications (ou mutations) qu’aux protéines qui l’entourent. Depuis le début du XXIe siècle, une nouvelle théorie, l’existence d’un « code histone » est donc poussée de l’avant pour remplacer celle du « code génétique ».

L’ADN ne serait-il pas au génome ce que le squelette est à l’ensemble de l’organisme ? A cela, nous serions tentés de répondre aux généticiens : « Bien que le squelette soutienne tous les organes qui composent le corps humain, à aucun moment le squelette de Ludwig van Beethoven ne vous donnera la méthode de composition de ses derniers quatuors. »

Selon cette nouvelle approche, on ne sait toujours pas comment, mais on affirme que les histones (protéines) influenceraient de manière « épigénétique » les mutations de la molécule d’ADN, cette dernière demeurant pour l’instant le support du gène, ce qui ne va pas sans paradoxes : tout se passe comme si on délocalisait de nouveau les gènes, de l’ADN vers les histones, tout en prétendant maintenir les gènes sur l’ADN… cette « nouvelle approche » ressemble, sans le dire, à un retour en arrière de 150 ans vers les gemmules cellulaires de Darwin.

En réalité, l’épigénétique n’est pas véritablement une nouveauté. Déjà Aristote croyait en une épigénèse par le développement d’une forme organique individuelle dérivée de l’informe. On attribue à Conrad Waddington (1905-1975) l’invention du terme « épigénétique », en 1942, pour nommer « la branche de la biologie qui étudie les relations de cause à effet entre les gènes et leurs produits, faisant apparaître le phénotype ».

e) Epigénome NoE

Johann Gregor Mendel

Le 24 septembre 2004, le réseau Epigénome NoE donna sa première réunion officielle à Brno (Tchéquie), la ville où le célèbre moine morave Johann (Gregor) Mendel (1822-1884) communiqua à la Société d’Histoire Naturelle les résultats de huit années de recherches expérimentales sur les petits pois, en 1865, jetant ainsi les fondements de toute la science génétique. [3]

Ce réseau trans-européen regroupe actuellement 25 laboratoires sous le parrainage financier de la Commission européenne qui travaillent sur la nouvelle approche de l’épigénétique.

Grâce à l’épigénétique qui pourrait rendre compte de la mutabilité des gènes, on espère savoir en quoi nous serions « préprogrammés » par l’étude « des changements héréditaires dans la fonction des gènes ».

Le domaine de l’épigénétique serait fondé pour combler enfin la brèche entre l’inné et l’acquis.

De l’ADN aux histones

On voit sur le site d’Epigénome NoE (http://epigenome.eu/fr) que comme pendant les années 30 les jumeaux sont un sujet privilégié d’étude : « Gavin et Jason ont exactement le même ADN. Si l’un commettait un crime et laissait à son insu des traces qui puissent être analysées par des tests de médecine légale, il serait impossible de déterminer sur la base d’une analyse d’empreinte d’ADN lequel des deux a fait le coup. Cependant, en examinant leurs molécules de plus près, des différences significatives pourraient apparaître. Bien que les deux compères partagent les mêmes gènes, des études récentes suggèrent que certains gènes pourraient être actifs chez l’un des deux jumeaux mais pas chez l’autre. S’ils sont identiques génétiquement, ils ne le sont pas épigénétiquement. » avancent les chercheurs du projet.

L’image utilisée par les généticiens participant au projet Epigénome NoE est pour le moins significative : « Je prendrais une photo d’un ordinateur et je comparerais l’ADN au disque dur et l’épigénome aux logiciels. On peut accéder à certaines informations sur le disque dur grâce aux programmes installés sur l’ordinateur. Mais il y a certains domaines qui sont protégés par des mots de passe et d’autres qui ne le sont pas. Je dirais que l’on essaye de comprendre pourquoi il y a des mots de passe pour certaines zones alors que d’autres sont libres d’accès » Jörn Walter (Sarre, Allemagne).

L’homme ne serait donc qu’une simple machine déterminée par ses rouages et l’âme humaine serait réduite à un phénomène informatique et épigénétique. Thomas Jenuwei, représentant du réseau à Vienne en Autriche semble y croire :

Le vieux débat "nature contre culture", "inné ou acquis", pose la question suivante : dans quelle mesure la détermination génétique et les signaux induits par l’environnement participent-ils au développement et au profil personnel d’individus donnés ? Grâce à la recherche en épigénétique, nous savons maintenant qu’il existe des mécanismes qui dépassent le cadre du déterminisme génétique (il n’y a pas de "conception intelligente"), et cela nous donne la liberté de vivre en tant que véritables individus. Les jumeaux génétiquement identiques, qui peuvent développer différents profils de maladies et avoir des projections de vie distinctes, en sont la meilleure illustration. Ainsi, "nous représentons plus que la somme de nos gènes", et la recherche en épigénétique est susceptible d’avoir des répercussions considérables sur les valeurs culturelles et éthiques de notre société "post-génomique".

Toutes les générations de généticiens, dont nous venons de donner un aperçu, cherchent apparemment la même pierre philosophale ou le même homunculus… sans grand succès. Ceci ne serait-il pas le révélateur d’un problème philosophique plus général ?

Empirisme : contrôle social et politique

a) Méthode expérimentale et empirisme

Pour beaucoup de nos savants contemporains, la différence est très floue entre la « méthode expérimentale » et « l’empirisme ». Précisons.

Comme le montre clairement le physiologiste Claude Bernard (1813-1878) dans son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, celui qui pratique la méthode expérimentale cherche essentiellement à valider une hypothèse préconçue par une expérience : « Le savant doit avoir une idée qu’il soumet au contrôle des faits ». Il cherche à faire apparaître un fait expérimental nouveau a posteriori. C’est une démarche active à chaque instant, avant et après l’expérience. En effet, l’expérience peut donner un résultat différent de celui attendu par l’hypothèse de départ ; ceci n’est pas un échec mais une opportunité pour de nouvelles hypothèses : « L’expérience est une observation provoquée dans le but de faire naître une idée. » Et c’est ainsi que s’effectuent les véritables découvertes, par sauts successifs dans l’inconnu, en anticipant sur le futur.

Francis Bacon

L’empirisme, dont le représentant moderne est lord Francis Bacon (1561-1626), élève du vénitien Paolo Sarpi (1552-1623), procède d’une manière diamétralement opposée. Bacon et tous ses successeurs comme Isaac Newton (1642-1727) refusent explicitement la méthode expérimentale de l’hypothèse telle que définie ci-dessus. On se souviendra des deux célèbres citations de Bacon « Ce ne sont pas des ailes qu’il faut à notre esprit, mais des semelles de plomb » et de Newton « Je ne formule pas d’hypothèse ».

Dans Du progrès et de la promotion des savoirs, adressé à Jacques Ier lors de sa montée au pouvoir, Bacon exprime la même idée d’une autre manière : « Non seulement ces causes finales ne sont pas vraies, et ne méritent pas d’être étudiées […] mais leurs incursions à l’intérieur des frontières des causes physiques ont ravagé ce domaine et en ont fait un désert ».

Les baconiens substituent à la méthode expérimentale, l’empirisme ou induction. Ici on ne cherche pas à provoquer de nouveauté, mais on se contente d’observer passivement des faits extérieurs donnés a priori par le simple témoignage des sens, de les classifier et de tâcher d’en induire des lois générales. On cherche à expliquer le passé. On se condamne ainsi à ne « découvrir » que ce qui, finalement, était déjà connu ou supposé connu, au risque de répéter indéfiniment les mêmes types d’erreurs axiomatiques sans s’en rendre compte (penser à « l’auto évidence », à l’arbitraire, de la notion de caractère phénotypique signalée ci-dessus). On peut se demander où en serait la science aujourd’hui sans le poids de cette méthode hégémonique…

b) L’empire contrôle les sciences

Cependant, il faut remarquer que l’empirisme est l’expression dans la science d’une politique d’empire. Il est en effet impossible de comprendre le rôle de Bacon dans la science, sans connaître son activité politique. A la cour de Jacques Ier, il est successivement Conseiller d’Etat, Garde des Sceaux et Chancelier de la Couronne. C’est d’ailleurs à lui que nous devons le nom de « Grande-Bretagne » pour désigner l’union de l’Angleterre et de l’Ecosse rendue possible par l’arrivée du premier Stuart à la tête de l’Angleterre.

Son rôle principal dans cet Empire britannique naissant est d’organiser le contrôle de la science. Par « contrôle » nous voulons dire qu’il s’agit d’une part, d’organiser l’espionnage scientifique à travers le monde pour ramener des découvertes à l’empire, et d’autre part, de limiter autant que possible la diffusion de la connaissance en dehors de l’élite de l’empire. Il écrit ainsi dans Du progrès et de la promotion des savoirs : « il y a en quelque sorte des rangs hiérarchiques dans les études comme dans la société ». C’est d’ailleurs cette conception féodale de la science qui a présidé à la naissance de la Royal Society, dirigée en son temps par Newton.

Tout ce programme de contrôle de la connaissance est explicité dans La Nouvelle Atlantide : « Et nous faisons aussi ceci : nous tenons des consultations pour décider quelles sont, parmi les inventions et les expériences que nous avons faites, celles qui serons rendues publiques et celles qui ne le seront pas ; et nous sommes tous astreints à un serment par lequel nous jurons le silence, de sorte que les choses qui doivent, à notre avis, être tenues secrètes restent bien celées – bien qu’il nous arrive parfois de révéler à l’Etat certaines de celles-ci, mais non toutes. » La Nouvelle Atlantide de Bacon n’est pas un roman de divertissement, contrairement à ce qu’on croit en général, mais bel et bien un manifeste politique, en langage codé, du projet de l’Empire britannique destiné à une caste de happy fews.

Sommes nous tellement éloignés de ces conceptions sur le contrôle politique de l’homme et de la science, lorsqu’on voit aujourd’hui certaines sociétés privées déposer des brevets sur des « codes génétiques » ?

L’arbre de l’hérédité eugénique

Cette « hérédité » philosophique s’exprime au cœur du XXe siècle autour des travaux sur l’intelligence artificielle et la génétique, sous la plume d’un autre lord et sujet de l’Empire britannique, Bertrand Russel (1872-1970). Il écrit par exemple en 1931 dans L’esprit scientifique :

De la même manière, les dirigeants scientifiques délivreront un type d’éducation pour les hommes et les femmes ordinaires et un autre pour ceux destinés à devenir les détenteurs du pouvoir scientifique.

Autrement dit toutes les âmes humaines ne pourront accéder librement au savoir. Pour en convaincre tout un chacun, il suffira à une élite scientifique d’asséner une série de dogmes sans preuve expérimentale à une population non avertie ; par exemple : il serait possible de concevoir dans une forme abstraite comme le gène, la détermination héréditaire du caractère [de l’âme] de l’individu – on expliquerait ainsi à chacun que certains individus seraient prédéterminés génétiquement à devenir détenteurs du pouvoir scientifique, d’autres non.

Tout comme Bacon et Darwin, Russel considère ouvertement que l’aristocratie britannique est génétiquement supérieure à toutes les autres « races » humaines.

Bien né ou condamné !

a) Francis Darwin Galton (1822-1911)

Francis Galton Darwin

Il n’est pas anodin de signaler ici que l’inventeur du mot « eugénisme », Francis Galton, est un cousin de Darwin. Etymologiquement, « Eugène » signifie « bien né », donc l’eugénisme serait selon Galton la « science » de la bonne naissance (sélection des enfants de bonne naissance), et son but serait de favoriser le développement de races humaines « supérieures » et de défavoriser la naissance de « tarés ».

Il va sans dire que la science de Galton se préoccupe en particulier de « montrer » que le Blanc est supérieur au Noir, que l’Anglo-saxon est supérieur au Latin, que l’Anglais est supérieur à l’Irlandais, que l’aristocratie anglaise est supérieure à son peuple et que la famille Darwin Galton est, en toute rigueur scientifique, au sommet de l’évolution.

Pour donner des critères « objectifs » permettant de classer les populations relativement « inférieures » ou « supérieures », Francis Galton fonde l’école de biométrie (mesure du vivant) qui inspire la génétique des populations. Il s’agit de définir certaines caractéristiques morphologiques et comportementales à partir desquelles on classe les individus, puis on étudie statistiquement la transmission de ces caractéristiques par l’hérédité. Parmi ces « caractéristiques », on peut considérer par exemple la couleur des yeux, les rapports des dimensions du corps, la pauvreté, la soûlographie, la tuberculose…

Parallèlement à cela, la famille Darwin Galton joue un rôle pionnier dans le lancement de sociétés eugénistes. Par exemple, en 1907 Galton est le président honoraire de la nouvelle société d’éducation eugénique et Leonard Darwin, le fils de Charles, lui succède en 1911. Ces sociétés qui font la promotion de l’eugénisme se développent partout, surtout dans le monde anglo-saxon. Aux Etats-Unis des eugénistes commencent en 1907 à pratiquer dans plusieurs États la stérilisation forcée des malades, chômeurs, pauvres, délinquants, handicapés ou prostituées pour empêcher toute descendance du même type. Le Président américain Théodore Roosevelt, déclare alors :

Je souhaiterais beaucoup que l’on empêchât entièrement les gens de catégorie inférieure de se reproduire, et quand la nature malfaisante de ces gens est suffisamment manifeste, des mesures devraient être prises en ce sens. Les criminels devraient être stérilisés et il devrait être interdit aux personnes faibles d’esprit d’avoir des descendants.

Ces campagnes de stérilisation de « tarés » ont perduré dans certains pays du nord de l’Europe jusque dans les années 1970 (1976 pour la Suède).

b) Les généticiens au service des nazis

Le banquier J.P. Morgan

La génétique en tant que justification « scientifique » de l’eugénisme, a été très favorablement accueillie dans l’Allemagne nazie.

T.H. Morgan, soutenu et financé par son cousin, le milliardaire John Pierpont Morgan, était lui-même un fervent admirateur du nazisme. Sa mort en 1945 lui aura peut-être évité de confronter les conséquences de ses théories jugées au tribunal de Nuremberg…

En 1943, le médecin nazi Eugen (sic) Fischer, directeur de l’Institut d’anthropologie, d’hérédité humaine et d’eugénisme Kaiser-Wilhelm de Berlin où il dirige le département de génétique humaine, déclare sans la moindre ambiguïté : « C’est une chance rare, et toute particulière, pour une recherche en soi théorique, que d’intervenir à une époque où l’idéologie la plus répandue l’accueille avec reconnaissance, et mieux, où ses résultats pratiques sont immédiatement acceptés et utilisés comme fondement de mesures prises par l’Etat ».

Eugen Fischer

L’assistant de Fischer, Otmar (Reinhold Ralph Ernst) baron von Verschuer (1896-1969), a quant a lui travaillé sur les jumeaux, utilisant le « matériau » que lui envoyait d’Auschwitz le tristement célèbre Joseph Mengele (1911-1979).

Selon Miklos Nyiszli, médecin juif hongrois et collaborateur forcé de Mengele : « Le docteur Mengele avait rassemblé une dizaine de jumeaux. Il voulait vérifier si la constitution humorale et organique était identique chez les jumeaux. En conséquence on devait faire le dosage de tous les éléments du sang et de l’urine, et toutes les recherches sérologiques. Enfin, en vue de compléter son examen, il n’hésitait pas à faire tuer les enfants, afin de pouvoir pratiquer les autopsies et étudier à fond la question. »

c) Après la guerre…

Le régime nazi fut le produit d’une idéologie d’empire. Après Nuremberg, l’empire a cherché de nouveaux supports.

Otmar von Verschuer, comparaison sur des jumeaux ariens

Le cas de Julian Sorell Huxley (1887-1975) est exemplaire de ce point de vue-là. Ce généticien zoologue britannique est le petit fils d’un autre zoologue, Thomas Huxley (1825-1895), « le bouledogue de Darwin » selon ses propres termes. [4] Il est également le frère d’Aldous Huxley (1894-1963), grand promoteur des paradis artificiels et du contrôle social. Julian Huxley joue un rôle de premier plan dans la Société eugénique britannique ; il en est le vice-président de 1937 à 1944 et le président de 1959 à 1962. En 1941, il écrit dans L’homme cet être unique que « l’eugénisme fait partie intégrante de la religion de l’avenir ». Et en 1947 : « L’existence de différences génétiques dans les caractères physiques […] rend probable, à première vue, qu’il existe également des différences dans l’intelligence et le tempérament. Je considère, par exemple, comme absolument probable que les nègres authentiques, ont une intelligence moyenne légèrement inférieure à celle des Blancs ou des Jaunes ».

Il fonde l’UNESCO en 1946 et en prend la direction jusqu’en 1948. Selon le célèbre principe de la génétique selon lequel « les chiens ne font pas des chats », on ne sera donc pas surpris de retrouver l’héritage baconien dans cet organisme dont le but prétendu est la promotion de l’éducation, des sciences et de la culture.

Après 1953, le support du gène change – on passe d’un support biologique, le chromosome, à un support chimique, l’ADN – mais l’idéologie perdure. A ce sujet, il nous suffira de citer les découvreurs de la double hélice de l’ADN eux-mêmes, pour constater que l’héritage de T.H. Morgan n’a pas disparu. Au moment de l’attribution de son prix Nobel, Francis Crick affirme : « Aucun enfant ne devrait être reconnu humain avant d’avoir passé un certain nombre de tests portant sur sa dotation génétique. […] S’il ne réussit pas ces tests, il perd son droit à la vie ». Quarante-cinq ans plus tard, James Watson dit : « Toutes nos politiques d’aide [aux Africains] sont fondées sur le fait que leur intelligence est la même que la nôtre, alors que tous les tests disent que ce n’est pas vraiment le cas » (Sunday Times, 14/10/07). Explicite, n’est-ce pas ?

On voit d’après ce qui précède que cette idéologie eugéniste s’appuie sur la notion de gène comme « justification scientifique ». L’ironie de cette situation, c’est qu’aucun généticien jusqu’à aujourd’hui, n’a jamais été capable de donner une définition de cette entité abstraite que l’on nomme « gène ».

La science des « Anciens »

Galien redécouvert

Deux évènements capitaux pour la science du vivant ont lieu vers le milieu du XIXe siècle. Le premier dont nous venons d’avoir un aperçu est le darwinisme ; l’autre est la révolution dans la science médicale rendue possible par l’école expérimentale de physiologie dont le plus célèbre représentant est Claude Bernard. Cette école de physiologie s’oppose explicitement à l’école empiriste d’anatomie de Xavier Bichat : selon les anatomistes dont l’activité principale consiste à disséquer des cadavres, l’organisme est la somme de ses parties. Les physiologistes qui considèrent que l’organisme est une unité et un point de départ, étudient les phénomènes vitaux sur le vivant. [5]

Hippocrate

C’est aussi à cette époque qu’un certain nombre de textes originaux d’auteurs du passé sont redécouverts. Parmi ceux-ci figure un médecin de l’Antiquité, Claude Galien. Pour celui-ci, il n’y a pas de séparation entre la philosophie et la médecine comme en témoigne son traité sur les Opinions d’Hippocrate et de Platon et dans les parties réservées au célèbre philosophe grec Platon, un Commentaire sur le Timée réimprimé et analysé par Charles Victor Daremberg en 1845. [6]

Cette redécouverte de textes anciens est considérée comme très importante par ceux qui révolutionnent la science de leur époque comme en témoigne Claude Bernard à propos de sa méthode : « Cette manière d’expérimenter qui remonte à Galien est la plus simple, et elle devrait se présenter à l’esprit des anatomistes désireux de connaître sur le vivant l’usage des parties qu’ils avaient isolées par la dissection sur le cadavre. »

Galien : un philosophe face aux théoriciens du vivant

Après Hippocrate (460-356 av. J.C.), Claude Galien est le plus célèbre médecin de l’Antiquité. Fils de Nicon, un architecte grec, il naît entre 129 et 131 apr. J.C. et meurt vers 200 à Pergame (actuellement en Turquie). C’est dans cette ville, au sein de l’empire romain, qu’il exerce la médecine et la chirurgie notamment sur les gladiateurs. Plus tard, il est appelé à Rome comme médecin au service du fils de l’empereur Marc Aurèle, Commode. [7]

C’est donc dans un contexte difficile et oppressant qu’il se révèle comme un véritable expérimentateur (vivisection sur les animaux) et un philosophe humaniste osant affronter les écoles médicales , filles de la philosophie d’Aristote (384-322 av. J.C.) quelles soient empiriques issues d’Hérophile de Chalcédoine ou Erasistrate de Céos et des dogmatiques. Cependant, sa cible principale est Asclépiade de Bithynie (né à Pruse, actuellement en Turquie, en 124 av. J.C), maître en rhétorique et médecin fondateur de l’école méthodiste et peu versé dans l’anatomie dont il fait peu de cas.

Democrite

La raison pour laquelle Galien s’attaque à Asclépiade vient du fait que ce dernier est essentiellement un rhéteur : il compile les différentes théories de l’époque (empirisme, dogmatisme, stoïcisme, atomisme de Leucippe et Démocrite…) pour élaborer la sienne.

Galien lui reproche, ainsi qu’aux autres, de vouloir éradiquer la véritable école scientifique de la médecine, l’école humoriste d’Hippocrate associée à la philosophie de Platon (427-347 av. J.C.). Bien entendu, à l’époque de Galien, les théories d’Hippocrate et le Timée de Platon sont mises à l’index et considérées comme périmées. Cependant, Galien ne s’intéresse pas à des théories d’un point de vue littéral et formel, mais plutôt à la manière de penser des découvreurs du passé. Du point de vue de la manière de pensée, le premier fossoyeur d’Hippocrate et de Platon, c’est Aristote. L’aristotélisme est dominant à l’époque de Galien, c’est la pensée de l’Empire romain et celle des différentes écoles qu’il attaque.

« Celui qui observe par soi-même »

Selon la légende, le père de la science serait Aristote. En réalité, Aristote s’évertue essentiellement à classifier tout ce qui tombe sous les sens : plantes, animaux, systèmes politiques, organes anatomiques, écoles philosophiques… Il considère donc que la science commence par l’observation. Il est de bon ton depuis Aristote, de considérer que Platon serait un mystique sans contact avec le monde réel, comme le prouverait son ouvrage incompréhensible, le Timée. Ce que Platon exprime pourtant dans ce texte, c’est que la science commence non pas par l’observation, mais par la pensée humaine. De là viennent la fameuse notion d’Idée platonicienne qu’Aristote déteste absolument, et la méthode de l’hypothèse.

Aristote

Comme le souligne Galien, pour les grecs anciens et l’école platonicienne, l’homme est « celui qui observe par soi-même », c’est-à-dire qu’au-delà de la simple observation passive des faits, il existe un principe dynamique de la pensée qui remet en cause ces faits eux-mêmes ; l’observateur a donc un regard critique non seulement sur le « fait extérieur » mais sur sa propre manière de penser le fait extérieur. Les empiriques réduisent ce concept au mot autopsia, l’« observation par soi-même » ; la remise en cause de soi-même par l’observateur est donc ici supprimée : « Mais, je ne sais pourquoi, ils ont pris l’habitude d’utiliser le terme d’"observation" comme équivalent de "connaissance" et "mémoire de ce qui a été découvert" […] A la place de "remémoration" et de "connaissance", il (Théodas de Laodicée, Galien a écrit deux livres sur ce médecin empirique) utilise "observation", que l’on appelle aussi conservation, qui est l’acte de celui qui observe, indiquant par cette dénomination que ce n’est pas proprement qu’on l’appelle remémoration et connaissance » (Galien, Esquisse empirique).

Pour les empiriques, l’observation est passive et la « découverte » découle de l’accumulation de faits observés à l’identique, d’où le terme de « conservation » utilisé par Galien. Pour Galien, l’observation est tout à la fois une « remémoration » de faits identiques anciens et de connaissances du passé, mais aussi une remise en question de ces faits par des expériences nouvelles. L’expérience est toujours comparative et la découverte est toujours remise en question. « Quand je me règle sur la position des plus experts et des plus savants médecins et des meilleurs philosophes du passé, j’affirme ceci : l’art médical a d’abord été inventé, découvert, par la raison unie à l’expérience. Et de nos jours aussi il ne peut être excellemment pratiqué et bien accompli que par celui qui emploie ces deux méthodes. » (Galien, De l’expérience médicale)

Dans ce sens, pour Galien, les empiriques « marchent à cloche-pied », sur la seule jambe de l’expérience empirique, ou plutôt du hasard. Pour lui, c’est par le raisonnement et non seulement par la simple observation qu’on peut déterminer le rapport entre les qualités d’un remède et une maladie. Les empiriques sont ainsi qualifiés de « praticiens », alors que chaque médecin devrait être un « pratiquant », c’est-à-dire celui qui pratique ou qui expérimente.

L’être vivant tend vers la perfection

La notion de « cause finale » est considérée comme non scientifique par tous les aristotéliciens et empiristes d’hier et d’aujourd’hui. Considérer une cause finale pour un processus physique revient à attribuer à ce processus une cause qui ne se trouve pas dans le passé mais dans le futur, dans l’aboutissement du processus – qui n’est donc pas observable –, et qui est associée à une certaine idée d’intention. Cependant, ceux qui rejettent absolument la notion de cause finale dans la science, se sont toujours avérés incapables de rendre compte de manière satisfaisante de phénomènes simples à observer tels que le fait qu’un rayon lumineux prend toujours le trajet le plus rapide possible pour se rendre d’un point à un autre.

Dans la lignée de Platon et d’Hippocrate, Galien utilise dans sa méthode expérimentale, ou méthode de l’hypothèse, une approche basée sur des causes finales : ainsi Galien soutient que l’être vivant tend à se conserver dans son être (d’une manière similaire mais plus élaborée, Claude Bernard parlera 17 siècles plus tard de « constance du milieu intérieur »). Dans ce sens la maladie est une imperfection, l’état de santé est la perfection vers laquelle tend l’être vivant. Une telle tendance suppose un principe supérieur qui ne peut se trouver dans aucune des parties individuelles de l’organisme ni dans toutes à la fois, mais seulement dans l’organisme dans son ensemble. Pour Platon comme pour Galien, ce principe supérieur, indivisible, non matériel, est « l’âme ».

Non seulement l’organisme n’est pas la somme de ses parties, mais le principe supérieur de l’âme est ce qui ordonne les différentes parties de l’organisme de la meilleure manière possible. Le corps vivant est le médium de l’âme : chaque partie du corps est créée pour les besoins de l’âme et chaque partie du corps est la plus efficace là où « la Nature » ou « le Dieu » l’a placée. C’est à cette place qu’elle sera la plus utile non seulement pour toutes les autres parties du corps mais aussi pour l’expression de l’âme ou de l’intellect dans l’Univers. Le rire étant le propre de l’homme, les écrits de Galien fourmillent d’ironies et de plaisanteries pour aider le lecteur à saisir des concepts difficiles. Notre culture contemporaine trop habituée à ricaner et à prendre les choses au pied de la lettre a parfois du mal à les comprendre. Pour se moquer des préjugés de son temps, Galien utilise l’image d’un homme qui ne voulait pas se déplacer pour aller déféquer. Celui-ci pensait que l’anus devrait être mis sous le talon, afin que sans se lever de son lit, il puisse se débarrasser de ses excréments, ou que ceux-ci tombent naturellement sur le chemin lors de sa promenade. Galien précise que si l’homme a un anus placé là où la nature l’a mis, c’est qu’elle voulait que la volonté de l’homme s’exerce pleinement sur le contrôle de son excrétion et qu’ensuite elle n’a pas voulu d’un homme paresseux :

Car soutenir que Dieu s’est retenu de faire le meilleur, et a laissé la matière seule sans vouloir l’organiser et l’arranger, c’est faire preuve d’incurie et de négligence.

Galien défend l’âme platonicienne contre Aristote

Galien souligne dans son Commentaire que Platon considère le vivant comme supérieur au non vivant et le pensant comme supérieur au vivant. On reproche en général à Platon que l’anatomie de l’homme décrite dans le Timée n’est pas rigoureuse : Platon n’a pas fait de vivisection et s’appuie sur les connaissances médicales du moment. Galien ne se laisse pas tromper par ce faux débat : le Timée n’est pas un manuel d’anatomie, il ne vise pas à donner des connaissances positives, mais plutôt à enseigner la méthode de l’hypothèse. Le sujet de ce texte n’est pas l’univers, mais la pensée de l’homme qui cherche à découvrir l’univers. Selon Platon et Galien, l’homme a été créé par Le Dieu pour comprendre l’univers et cela s’exprime par la métaphore suivante : le Dieu a placé son âme rationnelle au plus haut de son corps pour qu’il puisse tendre vers lui. Dans De l’utilité des parties du corps humain, Galien écrit que l’homme a en lui toutes les capacités psychiques pour découvrir l’univers et le corps que Le Dieu a créé pour lui est le meilleur des médiums possibles de l’âme jusque dans la plus infime de ses parties.

L’Academie de Platon

Il faut préciser ici que si l’âme de Platon est un principe immatériel et indivisible, elle est néanmoins comparée dans le Phèdre à un attelage constitué de trois parties inséparables : deux ont la forme d’un coursier, dont l’un est bon (âme énergique) et l’autre mauvais (âme concupiscible), le troisième a la forme d’un cocher (âme rationnelle).

Ceci est une manière de parler, mais il faut insister sur le fait que l’âme de Platon et de Galien est en réalité unique, car cela n’est pas le cas chez Aristote et beaucoup s’y trompent en croyant que la différence entre les âmes d’Aristote et celles de Platon n’est qu’une question de localisation différente dans le corps. Quand Aristote dit qu’il y a trois âmes, ce n’est plus une métaphore, une manière de parler, mais c’est à prendre au pied de la lettre.

Chez Galien, il n’y a qu’une seule âme :

Il importe peu, ajoute Galien, pour mes misérables contradicteurs, agissant comme c’est leur coutume, se rient de mes discours, les tournent en ridicule, les traînent dans la boue ! Je me soucie peu qu’ils me traitent de radoteur quand je prétends que des trois principes dont j’ai démontré l’existence, l’un a son siège dans le cerveau et préside aux nerfs, aux mouvements volontaires et de plus aux cinq sens, le second habite le foie et tient sous sa dépendance les veines, la nutrition du corps et la faculté de distinguer la substance qui convient pour cette fonction, le troisième réside dans le cœur et dirige les artères, la chaleur innée, le pouls et les penchants généreux. Platon appelle ces principes des espèces d’âmes et non des facultés d’une substance unique. S’il est vrai que leur substance soit différente et qu’elle réside dans les viscères que nous venons d’examiner, laissons à chacun de dire que nous avons trois puissances ou principes et non pas trois âmes.

Alors que Platon « localisait » l’âme rationnelle de l’homme dans sa partie la plus élevée, la tête, Galien condamne explicitement, dans son Commentaire, l’approche d’Aristote qui voit dans le cerveau un simple organe de la réfrigération du corps, logeant l’âme rationnelle dans le cœur. Aristote la rabaisse ainsi dans ce que Platon appelait la partie animale, c’est-à-dire ce que l’homme a de commun avec tous les animaux. Ainsi est niée chez Aristote la spécificité de l’homme dans le règne animal reconnue chez Platon.

Pour justifier son point de vue selon lequel le cerveau ne serait qu’un organe réfrigérant du corps, Aristote prétend que le sang et le « pneuma vital » (le souffle de l’âme qui dirige le corps) n’y entrent pas. Pour réfuter Aristote et ses héritiers, Galien procède par la preuve expérimentale.

Preuves expérimentales

Les empiriques accumulant les faits par des dissections sur de nombreux cadavres tentent de conceptualiser une âme matérielle. Par exemple étant donné que sur un mort, seules les veines contiennent du sang et les artères n’en contiennent pas, ces dernières deviennent pour eux le véhicule qui insuffle vers le cœur le pneuma vital (le souffle vital de l’âme). Ainsi l’absence de sang dans les artères d’un mort prouverait la présence du souffle vital dans celles-ci durant la vie… Autrement dit l’absence d’un élément dans un état donné est la « preuve expérimentale » de la présence d’un autre élément dans un autre état précédent donné.

Vivisection sur un porc par Galien

Selon ces théories, les artères devraient permettre ainsi à l’âme d’accéder à toutes les parties du corps pour l’animer pendant la vie et celle-ci s’échapperait, on ne sait comment, au trépas de la personne laissant la place nette. De plus l’âme est ainsi matérialisée et n’est plus qu’un simple organe comme les autres, ce qui lui retire sa fonction et son importance métaphysique. Pour monter expérimentalement l’importance du cerveau pour la vie intellective et rationnelle, Galien ligature les artères sur des animaux vivants puis en relâchant les liens après avoir coupé les artères démontre qu’un jet de sang surgit, donc que ces vaisseaux ne sont pas vides et contiennent bien du sang. Par une expérience aussi simple mais jamais faite avant lui, Galien détruit les divagations théoriques des empiriques et fait la preuve que l’âme intellective ou rationnelle ne saurait être contenue dans l’organe cardiaque : si les artères contiennent du sang, il n’y a plus de place pour le pneuma vital.

Dans un second temps, il démontre que le cerveau « préside aux nerfs » en mettant à mal les théories d’Asclépiade. Celui-ci est incapable d’expliquer comment agissent les fluides (sanguins, aériens) qui animent le vivant, car il n’admet ni la dissection et encore moins la vivisection, ce qui ne l’empêche pas d’affirmer sans preuve que le corps serait animé par des flux de corpuscules. Ces corpuscules seraient les atomes de Démocrite. Et comme pour Asclépiade, l’« expérience n’a pas de consistance » et seul le pur raisonnement permet la compréhension de la maladie, toute maladie est forcément due à ces atomes (que l’on ne voit pas) qui se frayent un chemin vers « les choses finement divisées » du corps. La preuve matérielle n’est pas nécessaire pour Asclépiade. Après avoir démontré expérimentalement sur des singes que du cerveau descend la moelle épinière qui elle-même se ramifie dans les nerfs vers chaque organe, et que le cerveau préside aux mouvements du corps, Galien se moque non seulement d’Asclépiade mais aussi d’Aristote qui pensait que le cerveau n’aurait d’autre utilité que la réfrigération : « Nous avons démontré dans nos Commentaires sur les dogmes d’Hippocrate et de Platon que l’encéphale est le principe des nerfs, de toute sensation et du mouvement volontaire, que le cœur est le principe des artères et de chaleur innée » (De l’utilité des parties du corps humain). Il suggère à ses contradicteurs qui trouvent que cette proposition n’est pas claire, de nommer l’organe différemment : « Eh bien, au lieu de cerveau, appelez-le scindapsus ». Ce qui signifie « mot de sens indéterminé », comme chose, machin, truc.

Polémique, Galien oppose aux théories d’Asclépiade la vérification expérimentale sur le vivant qui valide ou invalide le raisonnement et lui rétorque :

Dites moi pourquoi vous échouez à atteindre votre objet, puisque, considérant votre prétention à posséder le savoir des choses humbles jusqu’à ce degré de petitesse, il vous appartient d’être toujours dans le droit chemin, de réussir et d’atteindre votre but, autant que c’est humainement possible.

Il est vrai que pour Asclépiade, l’humilité n’était pas de mise. Au contraire, Galien avouait, sans honte ses « erreurs » sachant qu’elles étaient un moyen utile pour faire un pas vers la découverte.

Cette remarque de Galien est plus profonde qu’il n’y paraît. Etymologiquement, « atome » signifie indivisible. Ce que nous appelons « atome » dans la physique d’aujourd’hui est donc mal nommé puisqu’on peut le diviser. En toute rigueur, les atomes de Démocrite n’existent pas – qui n’a pas empêché de nombreux distingués savants d’échafauder de nombreuses théories là-dessus, tout comme les généticiens sur les gènes.

Conclusion

Il y a dix-neuf siècles, Claude Galien a réfuté avec succès les différentes sectes influencées par la pensée aristotélicienne en s’appuyant sur la méthode de penser de Platon et d’Hippocrate qui l’avaient précédé de cinq siècles. Sa méthode expérimentale a trouvé son inspiration dans leurs principes comme celui qui considère l’univers comme un tout harmonieux et le corps vivant comme une unité indivisible dans l’univers, s’opposant ainsi à toute forme de matérialisme.

Il y a un siècle et demi, Claude Bernard découvrant la pensée de Galien, a fait de la médecine une science expérimentale. Bien entendu, il n’a pas repris les théories de ce dernier qui étaient dépassées depuis longtemps, mais sa réussite repose sur sa mise en œuvre de la méthode de découverte de Galien. Bernard a réussi là où les empiristes et matérialistes de son temps ont échoué.

Aujourd’hui, la génétique et l’empirisme scientifique représentent le même type de réductionnisme que Galien et Bernard avaient combattu en leur temps. Une fois de plus on perd la notion des frontières qui existent entre le non vivant et le vivant et entre l’animal et l’homme. Cette confusion entretenue a provoqué beaucoup de souffrance. C’est juchés sur les épaules des géants qui nous ont précédés que nous saurons ouvrir de nouveaux horizons.

Agnès Frakas, avec les conseils avisés de Pierre Bonnefoy.

Encadré I
Les lois de l’hérédité chez Johann (Gregor) Mendel

Hybridation des petits pois

En 1856, Mendel effectue des observations sur les variations dans la descendance de diverses variétés de petits pois. Les graines des petits pois choisis sont jaunes et lisses, jaunes et ridées, vertes et lisses ou vertes et ridées. Muni d’une pince et d’un pinceau, il féconde les fleurs d’une variété de petit pois à partir du pollen d’une autre variété. Il effectue ainsi des croisements pour obtenir des hybridations sur la base de ces caractères déterminés sur plusieurs générations.

Considérons par exemple le caractère de la couleur. Il possède deux facteurs, le jaune et le vert. Le jaune A est le facteur dominant, le vert a est le facteur récessif. La règle de l’hérédité est la suivante. Chaque individu possède deux facteurs, l’un venant de son père, l’autre de sa mère. Si l’un des deux est dominant (A : couleur jaune), le facteur apparent de l’individu sera le facteur dominant. Pour que le facteur apparent de l’individu soit le facteur récessif (a : couleur verte), il faut que ses deux facteurs soient récessifs. Ce qui donne 4 possibilités sur l’illustration.

Ce schéma de l’hérédité mendélienne est très simple. Malheureusement, comme le signale Gérard Nissim Amzallag, l’auteur a quelque peu « arrangé » les faits expérimentaux pour « valider » sa théorie…

AF

Encadré II
Le corps médium de l’âme

Hippocrate enseignant Galien

Osons une hypothèse : « l’utilité du corps vivant est permettre la pleine expression de l’âme humaine ». Sur les murs de la cathédrale d’Ugnoni située à 40 km au sud de Rome en Italie, une fresque peinte au XIIIe siècle, Hippocrate enseignant Galien [voir illustration], servira de base pour tenter de valider cette hypothèse. L’artiste a réuni les deux grands médecins que cinq siècles séparent. Il a peint Hippocrate, le doigt levé, délivrant son enseignement à son disciple Galien qui l’écoute avec déférence.

Hippocrate vivait au IVe siècle avant J.C. On peut en déduire qu’il n’a jamais rencontré Galien qui vivait au IIe siècle après J.C. Une troisième personne participe à ce dialogue à travers le temps, le peintre du XIIIe siècle. De plus, puisque nous espérons trouver une explication sur le sujet, vous le lecteur et moi le rédacteur, nous nous sommes invités dans le débat en ce début du XXIe siècle. Il est inutile pour le moment d’ajouter plus de monde à notre réflexion.

1) IVe siècle avant J.C. : Sans entrer dans les détails sur la pensée philosophique d’Hippocrate, nous dirons que ce médecin grec a rompu avec le charlatanisme médical de ses contemporains en situant l’homme dans l’univers qui l’entoure et non pas hors de celui-ci. Pour lui la maladie n’est pas une punition divine comme le laissait entendre certains prêtres et médecins, mais l’homme est à « l’imitation du Tout [l’Univers] » et chaque maladie « a sa cause naturelle et aucune ne se produit sans cause naturelle ». Par son enseignement, Hippocrate donne aux hommes de son époque un droit au libre-arbitre. Ainsi, il veut les délivrer d’une servitude à un pouvoir temporel que représentait la caste médicale de l’époque.

2) IIe siècle après JC : Alors que ses prédécesseurs s’étaient empressés de détourner les préceptes de l’école Hippocratique au profit de leur caste, Galien reprend l’essence de la pensée du maître pour démontrer la fausseté de l’approche du dogme empirique dans la science médicale. Aujourd’hui, ce n’est que grâce aux écrits de Galien que nous connaissons la belle âme d’Hippocrate.

3) XIIIe siècle : Le peintre réunit les deux grands médecins. Par son art, il va démontrer la filiation de pensée de ceux-ci et interpeller non seulement ses contemporains à une réflexion sur l’histoire passée mais aussi sur l’histoire de son époque. Il porte ainsi à travers les siècles une controverse sur l’art médical.

4) XXIe siècle : Nous sommes, vous et moi, réfléchissant sur cette peinture. Il nous faut tout d’abord savoir ce qu’a voulu exprimer l’artiste par le média qu’est sa peinture. Car la peinture est bien un média ou médium de la pensée du peintre, elle nous parle, nous la questionnons et elle donne certaines réponses à nos questions selon notre entendement. Pour faire cette fresque, le peintre a dû s’enquérir du débat qui occupe les deux philosophes. Donc nous pouvons dire, à ce stade, qu’il est le médium de la pensée philosophique d’Hippocrate et de Galien.

Notre réflexion a fait du chemin et nous pouvons affirmer sans peine que l’âme pensante de ces personnages historiques n’aurait pu nourrir notre recherche sans leur parole, leurs écrits, leur art et surtout l’action qu’ils ont eue sur leur entourage et les hommes des siècles passés et à venir. Nous pouvons dire ainsi qu’ils ne sont pas de purs esprits mais qu’ils ont utilisé des parties de leurs corps et du corps d’autres personnes pour se faire connaître à nous : par exemple, la bouche, la langue pour la parole, la main, les yeux pour l’écrit ou la peinture etc.

5) La preuve expérimentale : Ainsi plusieurs siècles après leur mort, nous-mêmes, lecteur et rédacteur, pouvons disserter sur l’âme et la pensée de ses personnages du passé grâce à un médium qui est notre corps et que nous soyons ou pas en accord avec leur philosophie, nous aurons bien du mal à le prouver sans utiliser toutes les parties de notre corps. Nous pouvons ainsi dire avec Galien que « la première cause de tout ce qui se forme, comme Platon le démontre quelque part [dans Le Phédon] est le but de la fonction » (De l’utilité des parties du corps humain).

Cher lecteur, ceci ne clôt pas le débat, mais ouvre la porte à de nouvelles recherches sur la nécessité de l’action de l’homme dans l’univers. Si vous le voulez, nous pourrons nous lancer hors des chemins battus et avec l’aide des hommes du passé et ceux de l’avenir tenter de vérifier d’autres hypothèses.

AF


Notes

1. En 2005, un rapport de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale fut publié par un groupe d’experts composé de psychologues, médecins pédiatres, sociologues, et généticiens pour « faciliter » un diagnostic du trouble comportemental des enfants dès l’âge de 3 ans : « Le trouble des conduites s’exprime chez l’enfant et l’adolescent par une palette de comportements très divers qui vont des crises de colère et de désobéissance répétées de l’enfant difficile aux agressions graves comme le viol, les coups et blessures et le vol du délinquant. » Officiellement, le but de ces travaux était de donner aux politiques un moyen « scientifique » de jugement sur la capacité violente des enfants pour la mise en œuvre d’un programme de suivi jusqu’à l’âge adulte.

2. De tous temps les éleveurs animaliers ont effectué des croisements. Les petits chiens domestiques qui font la joie des familles ont tous une même souche - le loup. A force de croisements répétés à travers les siècles, les humains ont donc domestiqué un animal sauvage. Après avoir longuement observé les éleveurs de chevaux et de pigeons anglais, Darwin n’hésite pas à créer la confusion en affirmant qu’il est possible de déterminer les caractères de l’homme par des « lignées raciales » tout comme pour les animaux. Là encore il n’innove pas, Pierre Louis Moreau de Maupertuis dans La Vénus Physique et Georges Louis Marie Leclerc de Buffon dans La Négresse blanche l’avaient précédé moins d’un siècle auparavant.

3. Les expériences sur l’hybridation des petits pois de Johann (Gregor) Mendel ont servi de base scientifique à toute la recherche généticienne jusqu’à nos jours. Peu après la mort du moine morave et s’appuyant sur les expériences de celui-ci, Hugo de Vries isola des variétés sauvages de l’herbe aux ânes (Œnothera lamarckiana) qui différaient considérablement de l’espèce cultivée. Considérant ces variétés comme un exemple de l’évolution susceptible d’être étudié, il en conclut que celle-ci provient d’une série de variations brusques engendrant de nouvelles espèces. À ce phénomène il donne le nom de mutation. Comme Darwin, de Vries estime que la sélection naturelle joue le rôle capital : elle justifie la survie du plus apte, alors que la mutation en justifie l’apparition. Cette théorie est appelée « mutationnisme ». La notion de mutation, ainsi mise en évidence, allait se préciser et jouer un rôle important dans le développement de la génétique.

4. Thomas Huxley se fit le porte parole de Charles Darwin car celui-ci était pris de violentes crises de divers maux intestinaux dès qu’on lui demandait de présenter ses théories en public.

5. Claude Bernard a pris pour cible Xavier Bichat car ce dernier cumule dans son approche sur le vivant toutes les théories empiristes de ses prédécesseurs et notamment celle des fondateurs de l’Encyclopédie française, Denis Diderot et Jean (le Rond) d’Alembert.

6. Le docteur Charles Victor Daremberg (1817-1872) fut un philologue autant qu’un historien des sciences médicales à l’Académie des sciences de Paris où il occupa le poste de bibliothécaire. De plus, il siégea à la Société d’histoire naturelle d’Italie, à la Société nationale de Silésie et à la Société de médecine de Munich. Outre les œuvres de Galien, il porta un grand intérêt à celles d’Hippocrate et à la médecine dans les écrits d’Homère.

7. Comme la plupart des empereurs romains, Marc Aurèle et son fils Commode perpétuent une tradition de guerre permanente. Galien, médecin de l’empereur, doit les suivre sur les champs de bataille, souvent au risque de sa vie. Sa vie fut menacée non seulement par les faits de guerre mais aussi par des épidémies telle celle du choléra.

Bibliographie

Francis Bacon, La Nouvelle Atlantide, GF-Flammarion, 2000

Francis Bacon, Du progrès et de la promotion des savoirs, tel Gallimard/inédit, 1991

Claude Bernard, Introduction à l‘étude de la médecine expérimentale, Champs Flammarion, 1984

Charles Darembert, Fragments du Commentaire de Galien sur le Timée de Platon, Paris chez Victor Masson, Leipzig chez Michelsen, mars 1848

Charles Darwin, De l’Origine des espèces au moyen de sélection naturelle ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie, GF Flammarion, 1992

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