Emploi : pas de croissance sans industrie !

samedi 9 août 2008

Par Christine Bierre

Paris, le 9 janvier (Nouvelle Solidarité)—Gérard Bouvier et Charles Pilarsky de la division Synthèses des biens et services de l’INSEE viennent de publier une étude, Soixante ans d’économie française : des mutations structurelles profondes, dont les statistiques sont très utiles pour comprendre pourquoi les « Trente glorieuses » ont été une période de croissance forte et saine et pourquoi, à contrario, la période qui a suivi a été généralement appelée celle des « Trente piteuses ».

La question déterminante est celle de savoir où va l’investissement : est-il orienté vers l’industrie et surtout, ce que ne dit pas l’étude mais que nous ajoutons comme précision, vers l’industrie hautement technologique, ou est-il orienté vers les services ? En effet, selon les deux auteurs, il y a une différence marquée entre la période qui va de 1949 à 1974 – date du premier choc pétrolier – et celle qui va de 1974 à 2007, sans que pour autant cette deuxième période soit totalement homogène.

La première période, celle des Trente glorieuses, a été caractérisée par une croissance annuelle moyenne en volume de 5,4% du Produit intérieur brut (PIB), à laquelle contribuaient presqu’à égalité l’industrie et le secteur de la construction principalement d’un côté, et les services *, notamment marchands, de l’autre.

Depuis le premier choc pétrolier, rapportent les auteurs, la progression annuelle du PIB a nettement baissé à 2,2%, en moyenne et la croissance a reposée surtout sur la valeur ajoutée dégagée par les services marchands qui ont crû de 2,9% par an, et ont contribué pour 1,4 points de croissance au PIB. Contraste, l’industrie et la construction n’ont contribué que de 0,4% par an à la croissance et les auteurs notent 6 ans de récession.

Résultat global de ces changements, la part de tous les services à la valeur ajoutée totale est passée, entre 1949 et 2007, de 46% à 77%, (34% à 56% pour les services marchands et 12% à 21% pour les services non marchands). A contrario, la part apportée par l’industrie est passée de 27% en 1949 à 14% en 2007 ! Au total, « en 2007, les services emploient trois quarts des actifs, une part qui a plus que doublé depuis 1950. Les effectifs de l’industrie ont légèrement crû de 1949 à 1974 (+0,6% par an). Ils baissent depuis, sur un rythme annuel de -1,5%. »

Pourquoi est-ce un problème ? Toute une campagne est menée depuis des années par certains lobbies pour convaincre les élus que les investissements dans les services sont aussi productifs que ceux dans l’industrie, et aussi, plus créateurs d’emplois. En 2002, cette auteure a présenté à la commission Economique du Sénat les projets de Solidarité et Progrès pour relancer l’économie en faisant des investissements importants dans les infrastructures et dans l’industrie en France et en Eurasie dans le contexte d’un nouveau système de Bretton Woods. Elle s’est vue répondre que désormais ce genre d’investissements n’a plus la cote, seuls les investissements dans les services sont pris en compte.

D’abord, bien que certains services soient absolument nécessaires à la société, comme leur nom l’indique, ils font partie des « frais généraux » et doivent donc être financés par le surplus généré par la société, grâce notamment à l’industrie. Au-delà,la différence réside dans le peu de capacité d’entraînement sur l’ensemble de l’économie qu’ont les services, incomparable à celle des investissements industriels. Imaginez la liste de matériaux nécessaires à la production d’un TGV : aciers spéciaux, ciment, mécanique, électronique, caoutchouc, câbleries, pour ne mentionner que quelques éléments. Songeons aussi à la mobilisation de matière grise et de main d’œuvre qualifiée requise par ces investissements ! Prenons ensuite, pour les besoins de la pédagogie, un cas contraire, certes extrême : comparons cela aux emplois de services proposés aux personnes âgées pour les aider à la maison. Quel effet d’entrainement sur le reste de l’économie, a une personne employée à remplacer les ampoules chez un Senior ? Si un tel emploi est certes utile dans notre pays où il y a désormais plusieurs milliers de centenaires, outre le fait de permettre à l’employé de gagner faiblement les moyens de son existence et la consommation que cela engendre, les autres effets sont pratiquement inexistants.

Evoquant le passage vers une société où les ¾ des travailleurs sont employés dans les services, les auteurs de l’étude, désignent cela par « une croissance riche en emplois ». Ceci est un effet trompeur cependant, car si, en effet, il est beaucoup moins cher de créer des emplois dans les services où les coûts des machines sont généralement bas, et la main d’œuvre moins qualifiée, c’est le faible effet d’entraînement de ces emplois, aussi nombreux soient-ils, qui contribue à la chute de moitié du PIB dans les Trente piteuses.

Le manque d’investissements dans l’industrie a une autre conséquence néfaste : la baisse de la productivité du travail, c’est-à-dire du rapport entre l’investissement dans la technologie, C, et le coût du travail, V(c/v est le rapport qui mesure ce qu’on appelle l’intensité capitalistique). Plus on investit dans la haute technologie, plus les coûts du travail baissent. Au 17ème siècle, l’introduction de moteurs sur un bateau a permis de remplacer les 100 rameurs qui effectuaient auparavant ce travail. Leur travail coutait beaucoup plus cher, car non seulement ils devaient être payés mais leur présence dans le bateau ainsi que tout ce qui était nécessaire à leur fonctionnement – nourriture, etc. – exigeait des bateaux beaucoup plus grands et donc, beaucoup plus chers.

Selon cette étude, avant le premier choc pétrolier, les gains de productivité horaire du travail étaient élevés (56% par an), grâce au dynamisme des Trente glorieuses qui « traduisait un phénomène de rattrapage au lendemain de la guerre, à la fois en termes d’accumulation de capital et de progrès technologique. » Mais ce rythme a été cassé après le premier choc pétrolier, soulignent les auteurs, dû à un ralentissement « du rythme des gains de productivité.« Entre 1975 et 1990, il était de 3,1% par an en moyenne, mais depuis le début des années 1990, les gains de productivité se sont limités à 1,7% en moyenne par an. » Et si en 1949 la productivité était plus forte dans les services que dans l’industrie, ceci reflétait uniquement le manque de capital pour investir en France au sortir de la guerre. « À compter de 1975 », cependant, « le ralentissement des gains de productivité a été marqué pour les services, qui passent de 4,8% à 2,2%, et il s’est accentué à partir de 1990 (1,3%). La productivité dans les services marchands est aujourd’hui inférieure de 15% en niveau à celle de l’industrie, une différence liée à celle de leurs intensités capitalistiques respectives. »

Ce sont donc ces choix, l’adoption par l’oligarchie financière internationale des panacées de la « société des services » et de la « globalisation financière », à la mort du système de Bretton Woods en 1971, qui aboutissent aujourd’hui à l’appauvrissement marqué de notre pays et des autres pays européens, et à la tertiarisation et la bazarisation de notre économie.

Peut-être, Madame, mais nous ne pouvons pas revenir aux Trente glorieuses… On ne peut pas remettre le dentifrice dans le tube ! Faux. L’actuelle crise financière systémique ouvre la possibilité d’une réforme du système monétaire international qui réduirait la puissance de la finance et réorienterait les flux financiers vers une recherche de pointe, l’investissement dans les infrastructures modernes et l’industrie. A condition que ces projets soient faits à une très vaste échelle, et non pas seulement pour réduire les coûts du travail comme cela s’est produit ces dernières années, de tels projets tireront fortement l’économie de l’avant comme à l’époque des Trente glorieuses !

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