Les analyses de Jacques Cheminade

Non au « Traité constitutif européen », non à la Commission schachtienne

lundi 20 septembre 2004, par Jacques Cheminade

Un projet mobilisateur pour sauver l’Europe

Nous sommes nombreux à rêver d’une Europe exemplaire, sociale et enthousiasmant ses peuples, hardie et défiant les oligarchies financières. Une Europe fidèle au principe de la paix de Westphalie de 1648, fondée sur « l’avantage d’autrui » et « le pardon des offenses », offrant un horizon de bien commun vers lequel chacun prendra le risque d’aller sans réticences.

Ce que l’on nous sert sous ce nom - Europe - depuis une vingtaine d’années n’est au contraire qu’un ragoût mal réchauffé, additionnant les égoïsmes, et nous conduisant - avec ses hommes et ses textes - vers une « libre concurrence sans entrave », favorisant tous les monopoles, démantelant , hypocritement, le service public et portant la marque d’idéologies qui refusent toute idée d’Europe volontaire et d’Europe acteur international de premier plan, toute idée d’Europe future vouée à la justice et à des coopérations avancées. Cette fausse Europe qu’on nous sert, basée sur une fausse Constitution et une Commission fausse, pratique en fait des politiques d’austérité schachtiennes. [1] : elle ne va pas vers un « libéralisme démocratique », mais son libéralisme bureaucratique mène à la dictature financière, à la loi du plus fort, en anesthésiant les peuples au passage. Il faut dire non à cette Europe-là, non à sa pseudo-Constitution, qui n’est au mieux qu’un « traité constitutif », non à sa Commission dans sa composition actuelle et bouleverser le débat en présentant un autre projet, car un simple « non » ne suffit bien entendu pas. Nous avons esquissé dans ce journal les grandes lignes de ce projet. L’alternative - la vraie Europe - doit devenir l’objet d’un vaste débat public, pour que nous échappions au faux dilemme entre soumission - à l’ordre anglo-américain - et chaos. Si nous y parvenons, la crise actuelle aura été fructueuse, car mieux vaut une crise ouverte que des cachotteries impuissantes.

La pseudo-Constitution européenne

Le texte qu’on nous sert fait immédiatement penser à George Orwell : on l’appelle « Constitution » alors que ce n’en est pas une, et Robert Badinter a raison de le baptiser « traité constitutif européen ». Il compte d’abord plus de 200 pages et 400 articles, alors que la Constitution américaine ne comporte que 15 pages. Il propose la structure administrative la plus complexe et la plus ingérable de l’histoire, en accolant de plus une première partie sur les institutions elles-mêmes (rapports entre Commission, Parlement et Conseil) à une seconde sur les politiques (monétaire, économique et sociale), ce qui rend les politiques qu’elle définit indissociables de la nouvelle organisation des pouvoirs !

Ce n’est pas une Constitution, c’est une cage. Une cage dont on ne peut échapper : l’unanimité est requise pour toute modification ultérieure de la Constitution, ce qui paralysera l’Europe future, elle-même diluée dans un élargissement indéfini, sans autre objectif que la stabilité de la monnaie et le démantèlement de tout protectionnisme, celui des produits comme celui du travail, celui des monopoles publics (poste, transports...) conduisant fatalement à la remise en cause du service public lui-même dans une loi de la jungle qui découle d’une conception extrémiste et sectaire de la « concurrence ».

Au détour de l’article 3-55 du texte européen, on s’aperçoit d’ailleurs qu’il ne fait que tolérer les services publics, en rappelant que dans tous les pays membres, transports, énergie, poste doivent abandonner leur « position monopolistique ». Cela définit, en clair, l’abandon de bureaux de poste non rentables, la fermeture de gares, l’arrêt de l’entretien de voies ferrées non rentables et la fin inéluctable du système assurant l’électricité pour tous au même prix partout. A l’intérieur même des anciennes entreprises publiques, on appliquera la vieille méthode anglaise de « diviser pour régner ». Les « anciens » salariés conserveront leurs « privilèges », et les « nouveaux » seront soumis à la « loi du marché ». Bref, ceux qui s’engagent en faveur de cette Constitution et qui se prétendent socialistes ou gaullistes sont des faux-culs dans toute leur splendeur administrative.

Quant à « l’Europe sociale », effectivement mentionnée, notamment dans la Charte, sans autre valeur ni précision que celle d’un principe, elle sera fatalement réduite, dans ce contexte, au plus petit dénominateur commun de 25 membres.

Une conséquence inéluctable : les délocalisations
Cette pseudo-Constitution, associée à une composition ultra-droitière et ultra-libérale de la Commission (José Manuel Barroso, Peter Mandelson, Charlie McCreevy, Neelie Kroes-Smit et les autres, c’est tout dire que Jacques Barrot fait figure d’innocent du village), porte en elle les délocalisations comme les nuées portent l’orage.

Aucune Constitution au monde ne définit ce que doit être la politique monétaire ou économique de l’Etat concerné ; celle-ci le fait pour « enfermer ». Elle estime que le marche, une fois doté de monnaie solide et de principes de libre-concurrence, sera suffisant, sans autres choix ultérieurs. En clair, cela signifie qu’à l’intérieur des 25, puisqu’il n’y a aucune règle d’harmonisation fiscale ni sociale, le dumping de l’impôt et des conditions de travail pourra être pratiqué à tout va, alors que le coût du travail chez certains des nouveaux membres est 10 à 20 fois plus élevé qu’en France et que l’impôt sur les sociétés suit le « modèle irlandais » (oui, M. McCreevy) pour attirer les entreprises. A l’extérieur des 25, le niveau très bas des droits de douane et la réduction des subventions va contribuer au désastre agricole et industriel : fermeture d’exploitations (y compris le départ programmé de plus de 4 millions d’agriculteurs dans les nouveaux pays membres). « Beaucoup d’économistes, souligne Claude Pottier, chargé de recherches au CNRS, minimisent l’impact car ils ne regardent que la perte nette d’emplois directs. Il existe aussi des dommages collatéraux comme le chantage actuel des multinationales au moins-disant social. »

Est-ce en faveur des pays en développement ? Sûrement pas. L’ONU vient de mettre en garde contre les délocalisations qui permettent aux multinationales de faire un « chantage à l’emploi » dans les pays du Sud ou de l’Est pour réclamer l’absence de toute contrainte environnementale, fiscale ou sociale. Tout le monde est donc victime d’un système par nature injuste socialement et inefficace économiquement, consacré en Europe par les hommes de la Commission et le texte de la pseudo-Constitution. Là est la vérité, par delà les contorsions pseudo-sociales et pseudo- humanitaires d’un Lionel Jospin (oublié, le discours de Malmoë après sa victoire de 1997 !) et d’un Jacques Chirac entouré de Gerhardt Schröder et José Luis Rodriguez Zapaterro pour exiger qu’on n’égare pas le débat sur l’Europe dans des considérations politiciennes !

Fabius

La vulnérabilité de la « pensée unique » pseudo-européenne s’est manifestée dans toute son ampleur face à Laurent Fabius. J’ai vu pour ma part une volée de socialistes, généralement entre guillemets, et de libéraux, comme MM. Bourlanges et Devedjian, tomber à bras raccourcis sur Henri Weber, qui défendait son ami et n’était guère mieux traité que moi-même lorsqu’en 1995, je posais les questions qui dérangent.

Les attaques contre Fabius se résument à ceci :

  • Sa prise position pour le « non » découle d’un calcul nécessairement politicien et d’une ambition personnelle (bien entendu, les autres sont purs comme du lin blanc).
  • Il se livre à une « pêche miraculeuse dans le socialisme archaïque ». (Hé, hé ! M. Imbert, pensez donc aux bonnes œuvres de M. Pinault !).
  • Le texte proposé n’est certes pas très bon, mais on ne peut rompre la « dynamique européenne » (lire injustice sociale et monopole financier), et en tout cas il est un peu moins mauvais que l’horrible traité de Nice, lui-même défendu, à l’époque, en expliquant qu’il était moins mauvais que le précédent !
  • M. Fabius est allé à la soupe ; il a participé à la signature et à la promotion de Maastricht, d’Amsterdam, de Nice et du pacte de stabilité, ce qui lui interdit aujourd’hui de cracher dedans. Pour des chrétiens qui croient à la rédemption, c’est un étrange argument...
  • M. Fabius flatte sa base (et alors, n’est-ce pas un signe d’intelligence des deux ?)
  • Bref, cela vole aussi haut, contre Fabius, qu’un vol d’étourneaux au coucher du soleil.

Coucher du soleil ? Oui, espérons-le, car il faut arrêter la machine qui déraille. Comment ? En disant « non » à l’actuelle Commission, lors du vote au Parlement européen, et non à cette Constitution non pas britannique, mais modèle City de Londres-Wall Street. Je m’exprime vulgairement, dira-t-on ? Le temps est venu pour cela, car un prisonnier dans une cage ne peut faire dans la dentelle. Car pour en sortir, si l’on approuvait la Constitution, le seul choix serait d’organiser avec certains des « coopérations renforcées », mais les conditions mises à celles-ci deviendront si restrictives qu’elles seront en pratique quasi-impossibles (il faudra au moins être 8 pays).

Alors, il faut faire sauter les barreaux de la cage, non pour le seul plaisir d’abattre l’injustice, mais avec en vue un projet mobilisateur et courageux. Ce projet doit poursuivre ce que voulurent entreprendre, avec des moyens différents, Monnet, de Gaulle, Mendès, Adenauer et Mattéi. Ce projet est celui qui pourra être mis en place avec une administration Kerry aux Etats-Unis, dans laquelle l’influence de Lyndon LaRouche exercera une inspiration croissante. Pour cela, il faut d’abord battre George Bush, et non pas donner des signes outre-Atlantique d’une complaisance pseudo-européenne. Soutenons donc ceux qui s’opposent à la Commission et à la pseudo-Constitution, mais pas au nom d’un chauvinisme auto-destructeur ou d’un fédéralisme planant dans les nuages. Il s’agit de frapper au centre de la cible : l’Europe doit faire d’un nouvel ordre financier et monétaire international sa cause, et d’un Pont terrestre eurasiatique de développement mutuel son projet. Au nom de l’avantage d’autrui car le système actuel, répétons-le, sera de plus en plus au désavantage de tous, jusqu’aux guerres auxquelles nous mènent l’aventurisme de ceux qui ont pris aujourd’hui les Etats-Unis en otage.


[1Dans l’Allemagne des années vingt et trente, le chancelier Brüning (1930-1932) et le président de la Reichsbank (1924-1929 et 1933-1934), Hjalmar Schacht, plus tard ministre de l’Economie d’Hitler (1934-1937), puis ministre sans portefeuille, pratiqueront une politique de contraction financière et d’austérité sociale, au lieu de développer les ressources de base de leur pays pour en assurer le fondement, comme le fit Roosevelt aux Etats-Unis ou comme Blum en fut empêché en France par les banques anglaises et françaises.