Les analyses de Jacques Cheminade

Collectivités locales, Etat et désintégration financière : avis de tempête

samedi 4 octobre 2008, par Jacques Cheminade

par Jacques Cheminade

Une situation normale, pour les collectivités locales, signifie un endettement maîtrisé, une gestion sage et un soutien constant de l’Etat pour les activités sociales ou relevant de l’équipement de l’homme et de la nature. Cependant, depuis quelques années, nous ne sommes plus du tout dans cette situation. La crise du crédit frappe de plein fouet et l’Etat se désengage. Ce qui aboutit à un démantèlement de la vie locale et à la ruine progressive de l’idée même de solidarité.

L’enchaînement de la dette

Un élu du Grésivaudan : la crise vécue au quotidien

Les effets de la crise financière internationale se font déjà durement ressentir à l’échelle régionale et locale. Ainsi, un élu du Grésivaudan nous a fait part des difficultés de plus en plus grandes rencontrées dans la gestion des communes de la région. La défaillance de Dexia, en particulier, a bien fait comprendre aux élus que tout se tient : ils ont pu clairement constater que cette banque proche d’eux était atteinte dans ses œuvres vives en raison non tant d’erreurs humaines que de la chute de tout un système dans laquelle l’établissement s’est trouvé entraîné.

La première cause des difficultés est bien entendu la baisse des activités. La papeterie a disparu ; une usine comme celle d’Ascométal (aciers longs) délaisse Le Cheylas, Ugimag (aimants permanents) subit la concurrence chinoise et, après son redressement judiciaire, un nouvel acquéreur réduira le personnel de moitié à Saint-Pierre d’Allevard. La crise du bâtiment et la baisse de l’activité dans le thermalisme se conjuguent pour aggraver les choses. Les revenus de la taxe professionnelle se réduisent et, bien entendu, le poids de cette réduction ne peut être reporté sur les ménages dans les circonstances actuelles.

La baisse des dotations versées par l’Etat et le département est la seconde cause de difficultés. L’Etat ayant transféré une partie de ses charges aux départements, ceux-ci ne peuvent maintenir le rythme de soutien des communes qui le composent. En Isère, les communes les mieux préparées, qui ont déjà été en mesure de présenter leurs dossiers, ont constaté que leurs possibilités étaient déjà épuisées jusqu’en 2010.

Enfin, aucun crédit bancaire n’est pratiquement plus obtenu dans les circonstances actuelles.
Le tableau est donc noir. Pour se défendre, la solution est la solidarité intercommunale. L’évolution se fait vers une grande communauté de communes disposant d’une taxe professionnelle unique, avec une garantie de recettes fiscales à l’année n- 1.

L’inquiétude des gens les plus aisés se traduit, selon les banquiers, par un placement des sommes dont ils disposent sur des comptes inférieurs à 70 000 euros, la limite supérieure du remboursement par le Fonds de garantie bancaire.

Cependant, il est de plus en plus reconnu dans la région que c’est tout le système financier sur lequel repose la société qui doit être mis à plat, pour créer les conditions d’un monde plus juste et plus équitable. Nos amis soulignent que le site www.solidariteetprogres.org est de plus en plus consulté et notre journal, lorsque son existence est connue, circule de plus en plus. Ceux qui, il y a quelques mois ou même quelques semaines, étaient sceptiques sur nos analyses sont maintenant convaincus que nous avons fait le bon diagnostic. Il reste à se battre ensemble pour administrer la bonne ordonnance.

L’agence de notation financière Fitch Rating évalue à 30-35 milliards d’euros l’encours des « produits structurés » au sein de la dette des administrations publiques locales françaises. En clair, cela veut dire que 22 à 25% d’une dette totale de 137,5 milliards d’euros, fin 2007, relèverait d’emprunts à taux extrêmement variables qui ont brutalement fragilisé la situation de ces collectivités. Les banques comme Dexia, la Caisse d’épargne ou le Crédit agricole ont proposé des recettes-miracles à des élus mis en grande difficulté par les dépenses et les charges nouvelles. Avec la hausse annuelle des taux, ces « produits sophistiqués » se révèlent ruineux.

On atteint parfois les limites du grotesque, sans savoir s’il faut en rire ou en pleurer. Le Conseil général de la Manche a ainsi contracté un emprunt de 10 millions d’euros pour la réfection d’un hôpital. Le taux du prêt est en partie indexé sur le cours de la couronne suédoise. Le Conseil communautaire de Chartres-métropole a contracté un prêt de 15 millions d’euros sur vingt ans auprès de Dexia Crédit Local, dont l’intérêt des trois premières années est en partie lié au taux interbancaire de Varsovie (le Wybor) ! D’autres emprunts sont liés aux parités de change du dollar, du franc suisse ou même du yen, pour certains prêts de Dexia ! Et lorsque les indicateurs servant à fixer les taux décrochent, les remboursements explosent, les frais financiers doublent et les villes, départements ou communes se trouvent entraînés dans la ronde de la finance folle.

Comment expliquer une telle situation, qui n ’est pas unique en Europe ?

Le désengagement de l’Etat

Les coupables directs sont les banquiers saisis par la débauche financière (voir Dexia ou Nexity). Mais si les maires se sont laissés séduire – et tromper – par le chant des sirènes financières, c’est en raison de la privatisation à tout va et du désengagement de l’Etat.

Quatre manifestations de cela :

  • la fermeture des services publics de proximité prive les collectivités de ressources. La Poste, les caisses sociales, les perceptions partent, le reste suit. Martin Malvy, président de l’Association des petites villes de France (APVF), l’a bien dit : « Il y en a assez. On prend coup après coup. C’est un autre visage du pays qui se dessine. »
  • dans ces conditions, l’accroissement continu des charges met ces collectivités dans une situation impossible. De plus, les dotations de l’Etat sont rognées. Ainsi, la dotation particulière « élu local » vise à créer les conditions d’une impossibilité de fonctionnement, qui servira d’excuse pour diminuer le nombre des communes de moins de 1000 habitants. De même, la réforme de la dotation de solidarité urbaine (DSU), préparée au ministère de l’Intérieur, pénaliserait les villes pauvres. Les 1,07 milliards d’euros distribués à ce titre par l’Etat chaque année reviennent aujourd’hui à 717 communes de plus de 10000 habitants, sur les 953 de l’Hexagone. Avec la réforme, 238 communes sur ces 717 perdraient le bénéfice de la DSU et, surtout, les moyens de villes comme Sarcelles, Villiers-le-Bel, Chanteloup-les-Vignes, Clichy-sous-Bois ou Vénissieux n’augmenteraient que de 1,6% en 2008, bien moins que l’inflation et le rythme de progression précédent. L’Etat changerait ses critères, par exemple en ne prenant plus en compte le nombre de logements sociaux de la commune. Les quartiers difficiles (ZUS) se verraient accorder un bonus moindre. Ainsi, que les communes aient moins ou plus de 1000 habitants, la logique financière est la même.
  • En outre, le transfert en faveur des collectivités locales de compétences génératrices de dépenses nouvelles les étranglent, car l’Etat ne leur offre pas de compensation équivalente.
  • Enfin, l’accumulation de normes de toute nature engendre elle aussi des dépenses (normes européennes de traitement des eaux, imposées sans que les moyens de les adopter soient fournis).

Que faire ?

Ainsi, mis dans une situation impossible, abandonnés par les pouvoirs publics, gérant des questions parfois très complexes, quasiment seuls face aux pressions des habitants et des promoteurs, de trop nombreux élus se sont jetés dans les bras de banquiers dévoyés en quête de chiffre.

Alors vient le pire : l’Etat les accuse d’être trop dépensiers, incapables de gérer de manière responsable, et prépare ce que M. Sarkozy appelle une « diminution des échelons ».

Que faire ? Je l’ai dit dans mes lettres aux maires : un combat défensif, seulement local, doit être bien entendu mené, mais serait à terme condamné s’il en restait là.

Jean-Louis Gagnaire, vice-président du Conseil régional Rhône-Alpes, a bien expliqué, dans une lettre adressée le 24 septembre 2008 au Président de la République, toutes les dimensions du problème :

« En tant que Président en exercice de l’Union européenne, vous devez porter d’une voix forte l’idée d’un « Bretton Woods » de la finance. Un rendez-vous mondial pour remettre à plat un système financier échappant à tout contrôle est aujourd’hui nécessaire. La question de la parité fixe entre l’euro et le dollar doit être également posée.

« Sur le plan intérieur, nous devons prendre des mesures législatives pour limiter les effets de contamination des placements hasardeux des grands établissements financiers internationaux vers les instruments de financement du développement économique et des particuliers. Cela implique en corollaire de mobiliser l’épargne populaire locale sur des Fonds de financement de proximité régionaux, des instruments financiers innovants, en faveur des entreprises et des collectivités locales. Il est inacceptable que l’on ne puisse pas réaliser des tours de table pour développer des entreprises et parfois les sauver à la barre du Tribunal, alors que les liquidités des banques ont été asséchées par des comportements de « croupier de casino ».

« Enfin, nous avons besoin d’une profonde réforme de la fiscalité qui permette d’orienter les flux financiers vers l’économie réelle et non vers les marchés les plus spéculatifs. Notre fiscalité doit favoriser l’entrepreneur et non le spéculateur. »

Que peuvent les maires ? Faire pression sur leur conseiller général, leur député, leur sénateur et même leur banquier pour pousser les feux du débat. C’est le bon moment, alors que le système financier et monétaire international s’effondre.

Le nouveau Bretton Woods doit mettre en redressement judiciaire (en banqueroute organisée, si l’on préfère) un ordre financier moribond pour rétablir un ordre de crédit productif public pour l’équipement de l’homme et de la nature, celui des années Roosevelt et des premiers Plans de notre pays.

Quant à la « réforme des échelons territoriaux », rappelons un fait : c’est en octobre 1940, dans les conditions que l’on sait, que les conseils généraux ont été supprimés. Au contraire, la vie locale organisée doit être le pilier de la vie nationale et internationale, sans autre contrainte que celle du meilleur choix pour le développement mutuel, et non la loi des marchés financiers, de leurs traders, experts et comptables.