I - II. Keynes et le combat
pour un nouveau Bretton Woods

mercredi 24 décembre 2008, par Benoit Chalifoux

[sommaire]

Décédé voici soixante-trois ans, Keynes est peut-être aujourd’hui au pinacle de sa gloire. En effet, depuis le début de la crise systémique que nous vivons, les principaux pays du monde se sont soudainement convertis aux vertus du keynésianisme. Fini le libre-échange débridé, ayant conduit à l’accumulation de dettes spéculatives qui se comptent en millions de milliards ! Vive le retour de l’Etat dans l’économie pour sauver les banques de la faillite et éloigner le spectre des révolutions, qui ont toujours tendance à s’inviter dans ces moments où le pouvoir de l’oligarchie chancelle.

Nous publions ici notre dossier complet (en 4 parties) sur la véritable histoire de John Maynard Keynes, le célèbre économiste britannique.

Partie 1

Introduction :
Keynes, le serviteur de l’Empire britannique

Décédé voici soixante-trois ans, il est peut-être aujourd’hui au pinacle de sa gloire. En effet, depuis le début de la crise systémique que nous vivons, les principaux pays du monde se sont soudainement convertis aux vertus du keynésianisme. Fini le libre-échange débridé, ayant conduit à l’accumulation de dettes spéculatives qui se comptent en millions de milliards ! Vive le retour de l’Etat dans l’économie pour sauver les banques de la faillite et éloigner le spectre des révolutions, qui ont toujours tendance à s’inviter dans ces moments où le pouvoir de l’oligarchie chancelle.

En effet, toutes les politiques mises en œuvre par les Etats depuis le début de la crise ont été pêchées dans les manuels du Dr Keynes, et principalement la baisse de taux d’intérêts permettant de créer une source abondante de capitaux à bon marché pour renflouer les banques et maintenir l’économie à flots, ainsi que les projets d’infrastructures financés par les Etats, destinés à empêcher les faillites en chaîne des entreprises et l’explosion du chômage. Voici les remèdes permettant de sauver un système en temps de crise, concoctés par l’astucieux Keynes, un être doué d’un sens aigu des réalités et capable d’une parfaite brutalité lorsque la survie et le pouvoir de l’Empire britannique étaient en jeu.

Mais est-ce bien celui-là, le Keynes par lequel bon nombre d’économistes républicains et même de gauche, jurent dans notre pays ? Eh oui ! Le fait est que depuis très longtemps, nos meilleurs économistes, ceux qui sont convaincus que l’économie doit être au service de l’homme, tournent, tels des poissons rouges, dans le bocal du monétarisme. Incapables d’en sortir pour redéfinir les bases d’une économie physique républicaine, ils se sont rabattus sur le dirigisme monétariste de Keynes pour lutter contre les folies du laissez faire monétariste, hégémonique depuis la fin des accords de Bretton Woods en 1971.

C’est seulement dans ce contexte que l’on peut comprendre la fascination exercée par ce redoutable polémiste sur nos économistes, habitués qu’ils sont aux modèles mathématiques idéaux n’ayant rien avoir avec la réalité et qui rejettent même le rôle de la subjectivité humaine dans l’économie. Comment ne pas apprécier les railleries de Keynes contre les présupposés du libéralisme, pour qui consommateurs et producteurs idéaux réussiront, individuellement et par la « nature » des choses, à trouver les meilleurs produits possibles et à les produire de la meilleure façon ? Face au capitalisme manchestérien qui, au nom de la liberté d’entreprendre, réduit le domaine public et les hommes à la plus grande misère, comment pourrait-on envisager de ne pas faire appel à un Keynes qui ramène l’Etat dans l’économie, tel un grand horloger, pour relancer la machine économique en donnant un coup de pouce à la production et à l’emploi, grâce, ne l’oublions pas, aux deniers publics ?

Méfions-nous cependant des mirages ; au septième cercle de l’enfer, le cinquième peut presque apparaître comme le paradis ! Pourquoi retrouve-t-on autour de lui, tout au long de sa vie, les plus féroces défenseurs de l’Empire britannique, tels Sir Robert Cecil, qui dirigea la délégation au Traité de Versailles, RH Brand, l’un des chefs de la branche anglaise de Lazard frères, ou Asquith, son parrain au sein du parti libéral, ou encore H.W. Wells et Bertrand Russell ? On est là au cœur du groupe de l’oligarchie anglaise qui créa les conditions des Première et Deuxième Guerres mondiales et oeuvra à l’émergence d’Hitler pour le lâcher contre l’Union soviétique.

Pourquoi ne pas s’intéresser au rôle que la pensée de Keynes a joué dans l’émergence du corporatisme fasciste des années 30 ? Est-ce un simple hasard si l’on retrouve, parmi les keynésiens les plus convaincus, Sir Oswald Mosley, fondateur de l’Union britannique des fascistes, et Hjalmar Schacht, l’homme qui mit Hitler au pouvoir ? Que dire de son véritable rôle dans les négociations sur le Traité de Versailles et de ce que révèlent ses relations particulières avec Carl Melchior, partenaire du banquier Max Warburg qui parraina la nomination de Hjalmar Schacht à la présidence de la Reichsbank ?

Comment, enfin, fermer les yeux sur l’admiration revendiquée de Keynes pour Malthus, son économiste favori, et pour Francis Galton, fondateur de l’eugénisme ? Convaincu du déclin inévitable du Royaume-Uni, Keynes pensait que seul le contrôle des naissances et de la « qualité » innée des citoyens lui permettrait de garder son rang.

Les textes que nous mettons à votre disposition ici portent sur ces questions épineuses, car on ne peut isoler les « mécanismes » proposés par Lord Keynes des objectifs d’empire dont il était le haut serviteur. Au-delà de Keynes lui-même, il faut voir ce que ses politiques visent à empêcher en cette période de crise : la reprise par l’Etat du contrôle de l’émission de crédit, au nom du bien commun, et la création de banques nationales sous contrôle public, pour mettre en oeuvre une politique dirigiste de relance de l’économie productive et du plein emploi, grâce à l’émission de crédit productif public, par delà l’impôt et l’endettement.

Christine Bierre

Faut-il « inviter » Lord Keynes au nouveau Bretton Woods ?

Lord John Maynard Keynes, Baron de Tilton

Extrait d’une note de Jacques Cheminade publiée en septembre 2008
Contrairement aux vues dominantes, le Nouveau Bretton Woods n’est pas d’inspiration keynésienne, mais le produit de l’école de l’économie physique, celle de Leibniz, Hamilton, List, Henry et Matthew Carey, et Paul Cauwès en France. Keynes demeure dans l’ordre monétariste, dont sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie ne constitue qu’une variante s’inscrivant dans la matrice anglo-hollandaise et vénitienne.

Nous devons ici nécessairement résumer les choses, mais ce point n’en est pas moins fondamental.

Certes, Keynes établit qu’une augmentation des dépenses d’investissement est nécessaire pour stimuler une économie en état de dépression. Il appelle à recourir à de grands travaux (autoroutes, chemins de fer, etc.) et à une politique de crédit en faveur de travaux publics ou aux besoins de l’armement, accompagnée d’une politique fiscale stimulant la demande. Ainsi, il reste dans l’ordre d’une économie monétaire : il se situe au sein du système de l’Empire britannique, dans lequel le profit financier et la demande restent les marqueurs du succès économique. Pour lui, le profit n’est pas réalisé par l’accroissement même des capacités productrices du travail humain, il n’est pas lié à l’accroissement des pouvoirs créateurs du travail humain. Il ne considère donc pas, dans ses choix économiques, la valeur-technologie (l’accroissement de la capacité de production par unité de surface, par être humain et par ménage), mais le rapport entre production, emploi et demande. Pour lui, l’investissement n’est donc pas déterminé par la capacité créatrice induite, comme pour tous les auteurs de l’économie physique, mais par l’accroissement de l’échange de biens, des salaires distribués, de la consommation et de la circulation de monnaie qu’il permet.

Keynes constitue donc une « béquille » du système britannique, en s’efforçant d’introduire l’investissement productif au sein d’un ordre monétariste. Dans le Nouveau Bretton Woods, au contraire, la valeur devra être déterminée par la « densité technologique », c’est-à-dire la qualité du travail humain mobilisé. Il ne s’agit pas d’acheter bon marché pour revendre plus cher, ni d’employer un maximum de gens sans considérer la qualité de leur travail, mais d’exprimer la capacité de création humaine dans la transformation de la nature par des découvertes et des innovations exigeant un type d’opérateur toujours plus qualifié. Le « prix » des produits sera alors déterminé par la qualité de leur contribution à la dynamique de l’ensemble.

C’est là tout le sens du Nouveau Bretton Woods. La preuve que le système keynésien était et demeure une variante du système prédateur est qu’il inspira la politique prédatrice du ministre de l’Economie d’Hitler, Hjalmar Schacht. Dans sa note à la traduction française de la Théorie générale, publiée aux éditions Payot en 1942, Jean de Largentaye le reconnaît volontiers :

Quant à la politique monétaire appliquée en Allemagne depuis 1933 par le Dr Schacht, il paraît malaisé sans l’aide de la Théorie générale d’en comprendre la nature et ses résultats.

On peut peut-être juger l’argument comme étant lié à un contexte historique exceptionnel. Nous répondrons à cela qu’un disciple de Keynes, Abba Lerner, répliqua à LaRouche, lors d’un débat fameux qui se tint en 1971 à l’université de Columbia, que les politiques schachtiennes s’avéraient nécessaires, dans le Brésil de ces années-là, afin d’éviter l’imposition d’un fascisme politique en promouvant un fascisme économique « à visage humain ». On eut là-bas les deux.

L’emblême de la British East Inda Company

John Maynard Keynes, un colonialiste anti-rooseveltien

Le 12 mars 2008, lors d’une conférence internet diffusée au niveau international depuis Washington, quelqu’un demanda à Lyndon LaRouche :

« Felix Rohatyn se présente comme un héritier de John Maynard Keynes. Récemment, il a même tenté de cacher son hostilité à Franklin Delano Roosevelt (FDR) en disant qu’il avait été un partisan du New Deal. Cependant, des questions restent en suspens. On ne peut prétendre défendre en même temps Keynes et le New Deal. Beaucoup de gens mal informés ou même, dans certains cas, des autorités, mentent en ce qui concerne FDR et son système de Bretton Woods. Ils les qualifient de keynésiens. Qu’en pensez-vous ? »

Voici la réponse de LaRouche :

C’est parce que les gens ne connaissent pas leur histoire. C’est le cas de certains Européens ayant atteint l’âge adulte après la Seconde Guerre mondiale, et même de personnes que je respecte par ailleurs en tant qu’économistes.

Roosevelt convoqua la session de Bretton Woods sous son autorité en 1944. John Maynard Keynes et d’autres grands économistes britanniques participaient aux débats. Keynes avait soutenu le fascisme en 1938, dans un passage de la première édition de sa Théorie générale (de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie) [*]. Il fit des propositions, mais Roosevelt n’avait nullement l’intention de le suivre. S’adressant à Churchill, Roosevelt s’était d’ailleurs montré explicite : « Quant la guerre sera finie, Winston, il faudra mettre fin à l’Empire britannique. »

Le système keynésien est fondé sur l’Empire britannique, et Keynes était un fasciste. C’est son affiliation naturelle, comme il le dit lui-même dans la première édition (en allemand) de sa Théorie générale, publiée à Berlin. Il préférait voir son livre publié en Allemagne nazie car, disait-il, il serait mieux reçu et plus facilement mis en application que dans un pays démocratique. Ce en quoi il avait raison. (…)

Personnellement, j’appartiens à cette tradition, incarnée par différents réseaux de la période pré-rooseveltienne, comme le général Donovan, chef de l’OSS, totalement dévoués à réaliser les intentions de Roosevelt dans l’après-guerre. Alors que Roosevelt était sur le point de mourir, Donovan lui rendit visite dans son bureau et lorsqu’il en sortit, le visage décomposé, il dit à l’un de mes amis qui était alors à ses ôtés : « C’est fini. C’est fini ! » Ce qui signifiait que le programme de Roosevelt pour l’après-guerre, qui avait été le principal moteur pour tous les vrais patriotes américains, était condamné. Ils comprenaient que les Britanniques allaient désormais reprendre le dessus.

En effet, le nouveau Président Truman adopta la politique britannique, s’efforçant non pas d’encourager la libération des colonies, mais au contraire de rétablir le colonialisme. C’est ainsi que fut trahie l’intention de créer les Nations unies et le système de Bretton Woods, qui était, au départ, de libérer les nations colonisées grâce à de grands projets d’infrastructure et autres réalisations qui leur auraient permis de se développer.

L’idée était de les protéger lors du passage de leur statut de pays colonisé à celui d’Etat-nation souverain. Une fois ceci accompli, l’intention de Roosevelt était, souvenez-vous, de convertir ce qui avait été la plus grande machine économique de guerre jamais développée, en vue de lancer de grands projets d’infrastructure et des programmes de développement pour libérer les nations et les peuples colonisés et leur permettre d’atteindre une véritable indépendance. Mais dans le nouveau contexte de la présidence Truman, le but du système de Bretton Woods fut trahi. Il n’était plus question de liberté. Si vous vous souvenez de cette période ou, du moins, si vous l’étudiez, vous constaterez toutes les guerres coloniales auxquelles les Etats-Unis ont apporté leur soutien, en Indochine, en Indonésie ou ailleurs… en Afrique, où ils menèrent une politique abjecte toujours en vigueur aujourd’hui. La politique américaine vis-à-vis de l’Afrique est inacceptable, elle est délibérément meurtrière ! Sous Nixon, la situation empira, évoluant en colonialisme pur et simple. Ainsi, le système de Bretton Woods tel que l’avait conçu Roosevelt ne fut pas réalisé.

Après-guerre, les Anglais exerçant un contrôle de plus en plus grand sur la stratégie anglo-américaine, les politiques menées s’approchèrent de plus en plus de celles du discours de Keynes en 1944. Encore une fois, l’intention de Roosevelt n’était pas keynésienne, contrairement à celle des Britanniques et de Truman. Et c’est ce dont nous avons hérité. (…)

Voici ce qui est réellement en jeu avec la question de Keynes. Ses politiques étaient basées sur une banque centrale, dont il parle généralement dans tous ses travaux. Il n’y a pas de mystère. C’est un banquier central, dans un système de banque centrale, système intrinsèquement opposé à ce qu’aurait dû être le système de la Réserve fédérale, conformément à la Constitution américaine et à sa conception des politiques économiques. Voilà l’enjeu.

* « Néanmoins, la théorie de la production conçue comme un tout, qui est ce que ce livre cherche à développer, convient beaucoup mieux aux conditions d’un Etat totalitaire que la théorie de la production et de la distribution de richesses produites dans les conditions de la concurrence libre et d’une large dose de laissez-faire. La théorie des lois psychologiques mettant en correspondance la consommation et l’épargne, l’influence des crédits sur les prix et les salaires réels, le rôle joué par le taux d’intérêt : ceux-ci restent les ingrédients nécessaires de notre schéma de pensée. »

John Maynard Keynes, préface à l’édition allemande de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, le 7 septembre 1937.


Quelques extraits de textes de Keynes

Siège social de la Banque d’Angleterre, à Londres

La fin du laissez-faire (1926)

Cet extrait illustre bien l’idéologie fasciste, ou plus exactement corporatiste, de même que l’eugénisme promus par Keynes. Le fascisme constitue toujours pour l’oligarchie financière une solution de repli lorsque éclatent les bulles financières engendrées lors de leurs périodes d’exubérance libérale.

Il n’est nullement correct de déduire des principes de l’économie politique que l’intérêt personnel dûment éclairé oeuvre toujours en faveur de l’intérêt général. Et il n’est pas vrai non plus que l’intérêt personnel est en général éclairé. (...) L’expérience ne démontre nullement que les individus, une fois réunis en une unité sociale, sont toujours moins clairvoyants que lorsqu’ils agissent isolément. (...)

A mon avis, la taille optimum des cellules sociales assurant l’encadrement et l’organisation des citoyens est intermédiaire entre celle de l’individu et celle de l’Etat moderne. Je suggère donc que le progrès consiste dans le développement et la reconnaissance officielle de collectivités semi-autonomes à l’intérieur de l’Etat. Ces personnes morales auraient pour seul critère d’action dans le domaine de leur compétence le bien public comme elles l’entendent, et elles écarteraient de leurs délibérations tout mobile d’intérêt personnel, encore qu’il reste nécessaire de concéder quelque latitude à l’égoïsme collectif de groupes particuliers, de classes sociales ou de facultés tant que la sphère de l’altruisme de nos semblables n’aura par grandi suffisamment. (...)

Je propose, pourrait-on dire, un retour aux idées médiévales d’entités autonomes distinctes les unes des autres. [**] Mais en Grande-Bretagne, à tout le moins, les corporations représentent une forme de gouvernement qui n’a jamais perdu de son importance et qui possède des affinités avec notre système institutionnel. A partir de ce qui existe déjà, il est facile de donner des exemples d’entités autonomes et distinctes qui ont atteint ou sont près d’atteindre le développement que j’indique : les universités, la Banque d’Angleterre, l’administration du Port de Londres, peut-être même les compagnies de chemin de fer.

Mais d’un plus grand intérêt encore est la propension des sociétés par actions, passé le seuil d’un certain âge et d’une certaine taille, à se rapprocher du statut des offices publics (public corporations) plutôt que de celui des entreprises privées à caractère individualiste. (...) Le cas le plus extrême de cette tendance affectant une institution qui est théoriquement la propriété pleine et entière de personnes privées, est celui de la Banque d’Angleterre. Il est à peu près conforme à la vérité de dire qu’il n’y a pas de groupe de personnes dont le Gouverneur de la Banque d’Angleterre se soucie moins en arrêtant sa politique que le groupe de ses propres actionnaires. Leurs droits, en dehors du dividende d’usage, sont déjà tombés aux alentours de zéro. Mais cela vaut en partie pour d’autres institutions de grande taille. A mesure que le temps passe, elles se socialisent. (...)

C’est ainsi qu’on ne trouverait point de « grande question politique », comme on dit, qui soit aussi dérisoire, aussi peu pertinente pour la réorganisation de la vie économique anglaise que la nationalisation des chemins de fer, par exemple. (…)

Nous devons tirer pleinement avantage des tendances spontanées aux corporations semi-autonomes et non à des organismes du gouvernement central qui seraient placés sous la responsabilité directe de Ministres d’Etat. (…)

Je crois qu’il faut rechercher le remède à tout cela en partie [ce sera son premier exemple, ndlr] dans le contrôle délibéré de la monnaie et du crédit par une institution centrale et en partie dans le rassemblement et la diffusion sur une vaste échelle des informations concernant la situation des affaires. (…) Cela conduirait la société à exercer, par l’intermédiaire d’un organisme d’exécution adéquat, l’activité d’un service de renseignements qui pénétrerait de sa propre initiative les dédales les plus profonds de l’entreprise privée, et néanmoins l’initiative privée et l’esprit d’entreprise n’en seraient pas entravés pour autant.

Mon deuxième exemple se rapporte à l’épargne et au placement. J’estime qu’un acte concerté de jugement intellectuel est nécessaire pour décider des points suivants : sur quelle échelle est-il souhaitable que la communauté dans son ensemble épargne ses revenus ? Sur quelle échelle les épargnes ainsi obtenues devraient-elles être exportées sous la forme de placements à l’étranger ? [ce point est essentiel pour Keynes, et nous verrons plus loin comment ces placements à l’étranger s’inscrivent dans un esprit colonial, ndlr] L’organisation actuelle du marché où opèrent les investisseurs répartit-elle les épargnes de manière à leur faire suivre les circuits qui sont les plus productifs pour la nations ? Je ne pense pas que des questions de ce genre devraient être abandonnées entièrement aux aléas de l’opinion privée et des profits privés comme c’est le cas aujourd’hui.

Mon troisième exemple concerne la population. Le moment est désormais venu où chaque pays doit avoir une politique nationale mûrement réfléchie et déterminant la tailles optimale de sa population, que celle-ci soit supérieure, inférieure ou égale à la population actuelle. Et après avoir arrêté cette politique, il nous faudra prendre les mesures pour la mettre en application. Il se peut qu’arrive un peu plus tard le jour où la communauté dans son ensemble devra se soucier de la qualité innée [souligné par la rédaction] de ses futurs membres aussi bien que de leur nombre.

** Keynes affiche ici son appartenance au courant corporatiste, à l’origine, entre autres, du fascisme de Mussolini. La théorie du corporatisme s’est développée au début du XXè siècle, à partir d’une vision glorifiée du soi-disant « héritage » laissé par les corporations médiévales d’artisans et de marchands. En régimentant les relations entre patrons, techniciens et travailleurs, le fascisme visait à répliquer, à l’échelle nationale, la structure maître/apprenti/valet des corporations dominant les instances politiques des villes médiévales, en créant des structures tranversales fortement hiérarchisées, sans aucune mobilité sociale et étroitement intégrées au pouvoir central.

Perspectives économiques pour nos petits-enfants (1930)

Le navire du pirate Francis Drake

Cet extrait tiré d’un autre texte nous permet de mieux saisir la conception qu’a Keynes de la richesse des nations, qui ne découle pas selon lui des pouvoirs d’innovation de l’esprit humain (et plus particulièrement de l’essor qu’il prit à partir de la renaissance), mais du vol pur et simple des avoirs des autres, et du recours à des artifices comme celui de l’« intérêt composé ».

Les temps modernes s’ouvrirent, me semble-t-il, avec l’accumulation du capital qui commença au XVIè siècle. Des raisons que je suis obligé de passer sous silence dans cet exposé, m’ont conduit à penser que ce phénomène eut pour cause initiale la hausse des prix et l’augmentation consécutive des profits qui résultèrent de l’introduction de ces réserves d’or et d’argent transportées par l’Espagne du Nouveau Monde dans l’Ancien. Depuis cette époque jusqu’à nos jours, la capacité d’accumulation que possède l’intérêt composé et qui, selon toutes apparences, avait été en sommeil pendant de nombreuses générations, se développa avec une force renouvelée après s’être réveillée. Or, la capacité d’accumulation de l’intérêt composé sur une période de deux cents ans est telle que l’imagination est saisie de stupeur.

Qu’il me soit permis d’illustrer ce point par une somme que j’ai calculée. La valeur actuelle des investissements britanniques à l’étranger est estimée à 4 milliards de livres environ. Ces investissements nous procurent un revenu au taux d’intérêts de 6,5 % environ. Nous rapatrions la moitié de ce revenu et en avons la jouissance ; quant à l’autre moitié, soit 3,25 %, nous la faisons s’accumuler à l’étranger par le jeu de l’intérêt composé. Or, voilà 250 ans à peu près qu’un processus de ce genre est en cours.

Je fais remonter en effet les origines des investissements britanniques à l’étranger au trésor que Drake enleva en 1580 à l’Espagne. Cette année-là, il regagna l’Angleterre en rapportant le fabuleux butin du Golden Hind. La reine Elizabeth était un important actionnaire au sein du syndicat qui avait financé cette expédition. Au moyen de sa part du butin elle remboursa la totalité de la dette extérieure de l’Angleterre, équilibra son budget et se trouva disposer encore d’un reliquat de 40 000 livres. Elle plaça cette somme dans la Compagnie du Levant, laquelle devait prospérer. Grâce aux bénéfices procurés par la Compagnie du Levant on fonda la Compagnie des Indes Orientales, et ce sont les bénéfices réalisés par cette vaste entreprise qui servirent de base à tous les investissements que l’Angleterre allait effectuer à l’étranger par la suite. Or il se trouve que l’accroissement de ce capital de 40 000 livres au taux de 3,25 % à intérêt composé équivaut approximativement au montant réel des investissements britanniques à l’étranger à différentes dates, et aujourd’hui serait effectivement égal à cette somme de 4 milliards de livres que j’ai déjà citée comme étant le total actuel de nos investissements à l’étranger. Ainsi donc, chaque livre sterling rapportée en Angleterre par Drake en 1580 est maintenant devenue 100 000 livres. Tel est le pouvoir de l’intérêt composé !

Partie 2

Le projet d’Union monétaire internationale de Keynes

Harry Dexter White et John Maynard Keynes à Bretton Woods

Depuis l’éclatement de l’actuelle crise financière en août 2007, et plus particulièrement la conférence des chefs d’Etat du 15 novembre dernier à Washington, les tractations en vue d’établir un nouveau système financier international, un nouveau Bretton Woods, sont lancées.

Ce processus de négociation présente un double défi : d’abord, prendre conscience de l’existence d’une nouvelle menace, qu’il faut neutraliser, qui est la mise en place, sous prétexte d’une meilleure réglementation internationale des activités financières, d’une dictature économique globale inspirée du système proposé en 1941 par l’économiste britannique Lord John Maynard Keynes (1883-1946), et qui fut rejeté par l’administration américaine lors de la première conférence de Bretton Woods en juillet 1944.

Le second piège consiste à croire qu’une entente monétaire ou financière suffise à relancer la croissance mondiale.

Sans accord explicitement formulé pour la mise en œuvre de plans de transfert de technologie et d’investissement dans l’équipement des pays non développés, l’humanité sombrera dans la pire crise de son histoire. Ce qui nous ramène à la pensée de Keynes, un monétariste dont les préoccupations étaient entièrement détachées de l’« économie physique », c’est-à-dire du déploiement des arts industriels et des découvertes scientifiques dans la montée en puissance du progrès humain. Si tous reconnaissent aujourd’hui la gravité de la crise financière internationale, peu se sont préoccupés des causes, des politiques néo-keynésiennes qui en Europe se sont matérialisées par les Traités de Maastricht, de Nice et de Lisbonne, de même que dans le processus de désindustrialisation imposé par la Commission européenne depuis le Plan Davignon de 1974.

Une analyse des propositions présentées par Keynes et des raisons de leur refus lors de la conférence de Bretton Woods nous permettrons d’éviter ce double écueil.

Keynes et l’Empire britannique

 Nous sommes venus ici dans l’espoir de persuader les Etats-Unis d’accepter une solution globale et généreuse qui prendrait en compte nos sacrifices financiers avant leur entrée en guerre et le principe d’égalité mis en avant par Roosevelt, de même que les avantages d’après-guerre pour les Etats-Unis d’une entente nous permettant de partager avec eux les responsabilités du monde sans devoir nous soucier de préoccupation financières inutiles et de façonner avec eux les contours du commerce mondial et de la gestion des monnaies de manière à favoriser l’expansion et la prospérité générale. Nous pensions qu’une telle aide serait au mieux un don gratuit, sinon un don partiel, au pire un prêt sans intérêt. Une entente dans le sens de n’importe laquelle de ces possibilités serait perçue par le peuple britannique comme étant libre de toute considération commerciale et un grand geste de reconnaissance inoubliable envers nous de la part d’un partenaire avec lequel notre camaraderie pendant la guerre fut d’une intimité très particulière. 

J.M. Keynes, extrait d’une lettre à Hugh Dalton,
Chancelier de l’Echiquier, le 18 octobre 1945

Ces paroles résument la double mission que s’était vu confier Keynes dans ses négociations avec les américains avant et après Bretton Woods : empêcher la dissolution de l’Empire britannique et quémander l’aide des Etats-Unis pour éviter la faillite.

Dans une note à l’intention du gouvernement britannique présentant ses propositions pour une Union monétaire internationale [1], Keynes affirme d’emblée que l’Angleterre devait non pas chercher une assistance financière directe, mais plutôt indirecte, dans le cadre d’un système mondial de gestion des balances commerciales et des monnaies.

Nous, en particulier, dans un continent en détresse et ruiné, ne saurions nous présenter comme quémandeur, peu importe combien réelles et lourdes seraient nos difficultés. (…) Au contraire, si nous devions attirer l’intérêt et l’enthousiasme des américains, nous devons venir avec un plan ambitieux de stature internationale, capable de servir nos intérêts et celui des autres également.

L’objectif final restait toutefois le même :

En prenant en compte les éléments qui sous-tendent nos plans d’après-guerre, peu importe la situation difficile dans laquelle nous nous trouvons pour l’instant, nous nous retrouverons au sommet du monde, l’une des deux ou trois puissances du futur.

Si quelques unes des mesures proposées par Keynes peuvent sembler efficaces pour empêcher l’éclosion d’une nouvelle crise, elles constituent bien plus un obstacle à la renaissance des Etats et à la conclusion d’accords visant à libérer le monde de l’emprise de l’oligarchie financière. Prenons garde par conséquent à ne pas tomber, en cooptant la philosophie de Keynes, dans le piège tendu par l’oligarchie !

Le système de Keynes et le nouvel ordre mondial de Bertrand Russell

Le mémoire de Keynes, qui allait servir de base de négociation avec les américains, contenait les éléments suivants :

  • Le cœur de son dispositif était constitué d’une Banque des règlements internationaux, la future « Banque des banques centrales », habilitée à émettre sa propre monnaie, le bancor, pour le règlement des échanges commerciaux entre les banques centrales des pays membres. Une telle Banque de banques centrales, pouvant de surcroît battre monnaie, de même que l’existence de banques centrales privées ou indépendantes des pouvoirs politiques, consacrait de facto la perte par les Etats de leur prérogative d’émission monétaire sous forme de crédit public pour l’investissement et le développement ;
  • Un fonds de réserve devait lui être rattaché, constitué par le transfert obligatoire des réserves d’or des Etats membres dont la balance commerciale serait excédentaire ;
  • Un système de gestion automatisé des balances des paiements, obligeant les pays excédentaires ou déficitaires à évaluer ou dévaluer leurs monnaies et à resserrer ou relâcher les contrôles sur les flux de capitaux, assorti d’une procédure d’emprunt obligatoire auprès de la Banque (pour les pays déficitaires) ou de mise à sa disposition, également obligatoire, des ressources des pays excédentaires ;
  • L’adjonction d’une Banque internationale pour l’aide d’après-guerre et la reconstruction ;
  • La mise en place d’une Autorité de gouvernance supranationale « chargée, dit Keynes, de préserver la paix et de maintenir l’ordre international. (…) Cette autorité de gouvernance pourrait être habilitée à saisir les Gouverneurs de la Banque des règlements afin de geler le compte de la banque centrale du pays délinquant envers l’une de ses ordonnances et empêcher toute transaction sur ce compte en dehors de son autorité. Ceci constituerait une excellente machinerie pour imposer un blocus financier. » ;
  • Une banque internationale d’investissement, ainsi qu’un Pool de matières premières ;
  • Un Conseil Anti-dépression devait être « étroitement associé » à la Banque et appelé à dicter les mesures d’urgence à prendre en cas de crise majeure.

Keynes précise que ce système devait être fondé par la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, et que ses statuts seraient rédigés de manière à assurer un « droit de veto anglo-américain permanent » et une gestion bilatérale basée sur la relation spéciale entre les deux pays. Cette Banque devait avoir deux sièges sociaux, l’un à Londres pour la gestion des comptes des pays du Commonwealth (à l’exception du Canada), de l’Europe et du Moyen-Orient. L’autre devait être situé à New York, pour la gestion des comptes des pays d’Amérique du Nord et du Sud, ainsi que ceux d’Extrême Orient.

Le projet prévoyait aussi que les membres puissent être non pas uniquement des pays mais également des groupes de pays, permettant ainsi subrepticement de maintenir le système de préférences impériales et autres privilèges liés à la détention de colonies. Si Keynes saluait l’existence de « trente ou quarante capitales en Europe, chacune au centre d’un pays autogouverné entièrement libre de minorités nationales (qui deviendraient le cas échéant l’objet d’une migration forcée) » (un appel au nettoyage ethnique !), il trouvait « ruineux d’avoir trente ou quarante unités entièrement indépendantes d’un point de vue économique et monétaire. » Nous reconnaissons ici sans peine les origines de l’Euro et de la BCE.

Il convient de comparer le système de Keynes à la Gouvernance mondiale préconisée par Lord Bertrand Russell [2] à la même époque dans le domaine militaire et stratégique. Dans les deux cas une oligarchie privée se voit confier, sous prétexte du maintien de la stabilité financière ou de la paix mondiale, le mandat de gérer, dans le premier cas en partenariat avec les banques centrales privées [3], la masse monétaire et les stocks d’or mondiaux, dans le deuxième cas la fabrication et le déploiement des armes atomiques.

Comparons le discours de Keynes sur le « désarmement financier » des Etats au plan présenté par l’ambassadeur américain Bernard Baruch aux Nations unies en juillet 1946, un plan visant à établir une Autorité internationale dotée du pouvoir exclusif de produire et d’utiliser l’arme atomique. Ce plan fut soutenu avec enthousiasme par Russell dans les termes suivants :

Il faut former une force armée internationale assez puissante pour être sûr de vaincre des forces armées de n’importe quelle nation ou alliance de nations. (...) L’Autorité internationale devra être libre de créer toutes les forces armées qu’elle jugera nécessaire pour imposer ses décrets lorsque ceux-ci seront requis. Elle devra aussi avoir le droit légal de limiter les forces armées nationales afin de prévenir toute remise en question de son autorité.

Russell ajoute :

Au moment où l’Amérique seule possédait l’arme atomique et où le gouvernement américain faisait la promotion du « plan Baruch », qui avait pour but d’internationaliser toutes les utilisations de l’énergie atomique, je jugeais sage et généreuse la position américaine. Il me semblait que le plan Baruch, s’il avait été adopté, aurait permis d’éviter une course à l’armement atomique ainsi que les dangers que cela représentait pour toute personne informée en Occident. A un certain moment, il semblait possible que l’URSS pût accepter ce plan, puisque la Russie gagnait à s’y soumettre, et n’avait rien à y perdre. Malheureusement, la nature méfiante de Staline lui fit penser qu’il y avait là un piège, et la Russie décida de produire ses propres armes atomiques.[4]

Le parallèle entre les deux plans est on ne peut plus frappant. Quoique Keynes prétende que les mesures qu’il préconise sont « douces en comparaison avec les mesures de désarmement militaire que le monde, faut-il l’espérer, serait amené à accepter », il concède volontiers « qu’un plus grand abandon de droits souverains serait requis dans le monde d’après-guerre que ce qui avait été accepté jusqu’à maintenant », et que les « arrangements proposés pourraient être décrits comme mesure de désarmement financier. »

Colporteurs d’impérialisme

Dans une tribune publiée dans le quotidien Le Monde du 5 septembre 2008, l’ancien Premier ministre socialiste, Lionel Jospin, et François Morin, ancien membre du conseil général de la Banque de France, proposent ce qui ressemble fortement à une réédition du plan britannique proposé par Lord John Maynard Keynes, débattu mais rejeté lors de la conférence de Brettons Woods de juillet 1944 :

Pour aller vers un dimensionnement plus raisonnable d’une finance aujourd’hui hypertrophiée, une fusion entre le FMI et la Banque internationale des règlements internationaux (BRI) pourrait consacrer le nouveau rôle qu’il faudrait confier à la monnaie. Les premier ingrédients d’une monnaie internationale seraient ainsi posés, tant au point de vue de sa circulation (taux de change) que de sa rémunération quand elle est prêtée (taux d’intérêt).

Dans un autre point de vue publié dans Le Monde du 16 septembre 2008 par Jacques Cossart, Jean-Marie Harribey et Dominique Plihon, tous trois membres du Conseil scientifique d’Attac, le plan de Keynes est de nouveau mis à l’honneur :

Un nouveau Bretton Woods est donc indispensable. Mais pas n’importe lequel. N’oublions pas que la principale proposition formulée en 1944 fut rejetée : la monnaie mondiale et l’Union de compensation envisagées par Keynes ne virent jamais le jour pour laisser le champ libre au dollar et à l’hégémonie américaine.

A la lumière des éléments que nous présentons dans ce dossier, nous espérons que ces illustres représentants de la gauche française sauront revoir leur position. Cela vaut également pour Dominique Strauss Khan, l’actuel Directeur général du Fonds monétaire international.

B.C.

La réponse américaine

Il était évident que Roosevelt et ses principaux collaborateurs n’allaient pas se plier à de telles exigences. Comme l’a expliqué son fils Elliott [5], Franklin Roosevelt avait eu, au cours de la guerre, de multiples altercations avec le Premier Ministre Winston Churchill sur la politique économique anti-progressiste de l’Empire britannique. Particulièrement visé par le principal négociateur américain à Bretton Woods, Harry Dexter White, était le système de préférences impériales, une série de protections tarifaires et douanières pouvant empêcher les Etats-Unis d’exporter dans l’après guerre des biens d’équipement dans les colonies britanniques.

Cette préoccupation de la part de l’administration américaine peut donner l’impression que les Etats-Unis étaient de plus fervents défenseurs du libre-échange que Keynes et les élites britanniques, ce qui aurait été, ironiquement, une inversion totale par rapport aux positions défendues par les deux pays au lendemain des guerres d’Indépendance et de Sécession américaines. Mais tel n’était pas le cas : ce que souhaitait avant tout Roosevelt, c’était le respect de la souveraineté des peuples, la fin du colonialisme et le droit au développement. Ce qui n’aurait pu être accompli que par une politique de transfert de technologie et d’investissement dans l’infrastructure des pays sous-développés, à l’image de son propre New Deal.

De toute évidence, le système de Keynes n’aurait pas pu garantir, pas plus que ne l’a fait plus tard la politique de l’administration Truman, la réalisation de ces objectifs.

L’autre différence essentielle dans la position des américains concernait la question de la multilatéralité : Keynes souhaitait le renforcement, dans l’esprit du « les américains ont le fric et nous les cerveaux »[6], de la relation spéciale entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, ce qui n’intéressait pas particulièrement Roosevelt. Le mémoire de Keynes reflète à cet égard une duplicité typiquement britannique, comme le montrera par la suite son biographe Roy Harrod. Il rappelle avoir rencontré Keynes et lui avoir conseillé de se ranger à la position multilatéraliste des américains, et que ce dernier lui avait répondu : « Non, je dois poursuivre les deux lignes de pensée… les deux. »

La mort prématurée de Roosevelt le 12 avril 1945 puis l’arrivée de Truman à la présidence allaient constituer un renversement total de la politique américaine, autant sur la question du colonialisme, du libre-échange, que de la relation spéciale entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne.

Profitant de l’arrivée de Truman, beaucoup plus conciliant envers le colonialisme, Winston Churchill prononça son discours sur le rideau de fer le 5 mars 1946 à Fulton, Missouri, dans le but de déclencher la Guerre froide avec l’Union soviétique et la montée du maccarthysme aux Etats-Unis. Ceci aura pour effet immédiat d’écarter Dexter White, accusé d’espionnage pour le compte des soviétiques. Il mourut d’une crise cardiaque trois jours après sa comparution devant le Comité de la Chambre enquêtant sur les activités d’espionnage, le House Un-American Activities Committee (HUAC) en août 1948. Plus important encore, cette dynamique aura pour effet de rallier les Etats-Unis à l’Angleterre, sous prétexte de combattre le communisme. Le général anglais Peter Macdonald résume bien la situation dans sa biographie du général vietnamien Giap [7]. Citant d’abord John F. Kennedy dans un discours aux accents rooseveltiens devant le Congrès américain en mai 1961 :

Aujourd’hui, le champ de bataille pour la défense et l’expansion de la liberté couvre toute la moitié sud du globe, le territoire des peuples qui s’éveillent. Ils veulent mettre fin à l’injustice, à la tyrannie et à l’exploitation. Et plus qu’à une fin, ils aspirent à un commencement ! Et nous soutiendrons leur révolution, en dépit de la Guerre froide.

Macdonald réplique :

Il était également facile de comprendre le concept, avancé par Kennedy, d’un hémisphère sud se révoltant spontanément contre l’injustice, mais, de même que la théorie des dominos, cette notion reposait sur un raisonnement incorrect. Qui étaient en effet les tyrans, les exploiteurs, les auteurs de ces injustices ? Ceux que Kennedy rendait ainsi responsables des révolutions qui éclataient en Asie, en Afrique et dans certaines parties de l’Amérique du Sud ne pouvaient être que les Français, les Anglais et les Hollandais – les impérialistes sur le déclin. Pourtant, ils ne correspondaient certes pas à cette description : leurs empires éphémères avaient constitué une phase de développement et d’éducation au cours de laquelle les peuples ‘primitifs’ avaient beaucoup plus gagné que perdu. Sans oublier que ces pays européens étaient les fidèles alliés des Etats-Unis dans le cadre de la Guerre froide. L’on ne parle pas en ces termes de ses amis.

On comprend mieux par qui et pourquoi Kennedy fut assassiné, et comment l’Amérique fut entraînée dans sa guerre désastreuse « contre le communisme » au Vietnam.

C’est dans ce contexte également qu’il convient de comprendre aujourd’hui l’appel lancé par l’économiste américain Lyndon LaRouche à la Chine, à l’Inde et à la Russie, à se joindre aux Etats-Unis pour initier la marche vers de nouveaux accords de Bretton Woods. Il ne s’agit pas, comme Keynes le proposait en son temps pour la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, de constituer un groupe exclusif d’Etats privilégiés ni un gouvernement financier mondial, mais de rétablir la souveraineté des peuples et de collaborer pour un développement harmonieux entre des pays libérés des dictats de l’oligarchie. Ces nouveaux accords doivent certes inclure, comme Keynes le souhaitait, le retour à des parité fixes et ajustables entre les monnaies ainsi que des contrôles sur les flux de capitaux, mais pas une monnaie mondiale ni un système de gestion automatique des déficits et excédents commerciaux, dont la direction serait confiée à une technocratie mondiale au service de l’oligarchie financière.

Benoit Chalifoux


Notes

1. J.M. Keynes, Proposals for an International Currency Union, Second Draft, November 18, 1941.

2. Petit-fils de John Russell (deux fois premier Ministre sous la Reine Victoria), Lord Bertrand Russell, philosophe et mathématicien anglais (1872-1970) était membre, comme Keynes, des Cambridge Apostles, de la Fabian Society et du Bloombury Set, des institutions regroupant l’élite de l’Empire.

3. Voir dans l’extrait de Keynes sur La fin du laissez faire la conception qu’a Keynes de la Banque d’Angleterre et des banques centrales.

4. Bertrand Russell, Common Sense and Nuclear Warfare, Simon and Schuster, New York, 1959.

5. Elliott Roosevelt, As He Saw It, Duell, Sloan and Pearce, New York, 1946

6. Richard N. Gardner rapporte avoir trouvé dans les papiers personnels de Dexter White cette note griffonée par un auteur inconnu lors des premières discussions anglo-américaines, qui disait : « A Washington Lord Halifax un jour souffla à Keynes : ‘Il est vrai qu’ils ont l’argent mais nous avons les cerveaux.’ »

7. Peter Macdonald, GIAP - les deux guerres d’Indochine, Perrin, Paris, 1992.

Keynes l’eugéniste

L’emblême de la British Eugenics Society

Un théoricien habile, intelligent, ne pourrait-il pas utiliser son avantage afin de servir des buts dissimulés, traduisant sa vision plus profonde de l’être humain et de la société ? Au nom de la « démocratie », pourrait-il faire accepter la guerre à ses compatriotes ? Sous couvert de théories pseudo-scientifiques comme le réchauffement global, pourrait-il imposer le tri démographique ?

Ces questions s’appliquent tout particulièrement à John Maynard Keynes qui, faut-il l’avouer, était plus intelligent que nos économistes contemporains. Toutefois, si nous lisons son œuvre avec suffisamment de recul, nous pouvons discerner les axiomes erronés qui fondent sa pensée et mieux comprendre sa vision féodale de la société.

 Il se peut qu’arrive un peu plus tard le jour où la communauté dans son ensemble devra se soucier de la qualité innée [souligné par la rédaction] de ses futurs membres aussi bien que de leur nombre. 

John Maynard Keynes, La fin du laissez faire, 1926

Mais qu’entend-il donc par « qualité innée » ?

Un point souvent méconnu de la vie de Keynes est qu’il fût pendant huit ans, de 1937 à 1944, le directeur de la Eugenics Society. Cela peut nous éclairer sur la remarque précédente. Mais encore une fois écoutons Keynes, qui déclara dans un discours en 1946, lors de la remise de la médaille Galton au sociologue et biologiste britannique Carr Saunders (également secrétaire de la Eugenics Society) :

Le fondateur le plus important, significatif, et devrais-je ajouter, de la branche la plus authentique de la sociologie, l’eugénisme, est le plus distingué disciple de Galton, Carr Saunders, qui traite du problème de la population à travers le passé biologique de l’homme, et non pas principalement du point de vue économique.[1]

Non content de prôner publiquement l’eugénisme, Keynes fut dès son adolescence inspiré des théories de Malthus, qui proposait de réguler « l’offre de main d’oeuvre », c’est-à-dire la population ouvrière, par la loi du marché. Dans un article intitulé « Quelques conséquences économiques d’une population en déclin », publié dans la Eugenics Review en 1937, Keynes affirme :

Je ne m’écarte pas des vieilles conclusions malthusiennes. (… ) Je possédais d’ailleurs tous les livres de Francis Galton lors que j’étais étudiant.[2]

La Eugenics Society fût fondée en 1908. Le fondateur de l’eugénisme est Francis Galton (cousin de Charles Darwin), qui a consacré sa vie à adapter la théorie de Darwin sur l’évolution des espèces à la société humaine. Ses thèses on été réunies dans son « oeuvre maîtresse » Le Génie héréditaire, qu’il a publiée plusieurs fois.

Dans ce livre, Galton chercha d’abord à classer les êtres humains en fonction de leur réputation, de leur talent et de leur origine. Il passa en revue tous les Lords anglais de 1660 à 1865, considérés par lui comme les personnes les plus sûres pour définir les caractères « héréditaires du génie » étant données leurs « capacités exceptionnelles ». A partir d’une liste de poètes, de musiciens, de scientifiques et autres personnalités, il dressa un tableau des 100 meilleures familles britanniques pouvant servir à la reproduction, qu’il plaça dans la classe A. A l’autre extrémité de son classement, il définit la classe F en ces termes :

Premièrement, la race des nègres a occasionnellement, mais très rarement produit des hommes comme Toussaint l’Ouverture, qui est de notre classe F, (...) ce qui montre une différence de pas moins de deux niveaux entre les races blanches et noires, mais cela pourrait être plus.[3]

Nous pourrions penser que tout cela est du passé. En effet, la Eugenics Society n’existe plus depuis 1989, car elle se nomme depuis lors le Galton Institute. Institut toujours actif dans le monde dans le domaine du « planning familial », une autre manière de désigner la politique malthusienne de réduction des populations les moins aptes selon les critères de l’Empire britannique. Ces thèses sont diffusées également par l’UNESCO, dont le premier secrétaire Julian Huxley, frère du célèbre écrivain Aldous Huxley, fût également président de la Eugenics Society.

Pour les inconditionnels de Keynes, prenez garde, car un Keynes, ou peut-être même un keynésien, peut en cacher un autre !

Sébastien Périmony


Notes

1 et 2. Voir le site Eugenics Watch : www.eugenics-watch.com/briteugen/eug_k.html

3. Francis Galton, Hereditary Genius, p. 338, en ligne sur internet : http://galton.org/books/hereditary-genius/text/pdf/galton-1869-genius-v3.pdf

Partie 3 - Keynes démasqué : Un malthusien au service de l’Empire britannique (article séparé)

L’article est à lire ici : Keynes démasqué : Un malthusien au service de l’Empire britannique

Partie 4 - La Théorie générale de Keynes (article séparé)

L’article est à lire ici : La Théorie générale de Keynes