Déclarations de Jacques Cheminade

Identité nationale : une idée, pas une possession

lundi 16 novembre 2009, par Jacques Cheminade

par Jacques Cheminade

Ce que l’on doit dire pour commencer, c’est que le débat sur l’identité nationale ne devrait pas avoir lieu d’être. Il n’a lieu que parce que nous sommes en période de crise et que M. Sarkozy a demandé à M. Besson de le lancer pour des raisons électorales évidentes. Un pays qui défend la cause de la justice et les principes inscrits dans sa Constitution ne s’interroge pas sur son identité. Il en témoigne par des actes, pour le bien commun et les générations à naître, c’est-à-dire pour l’avantage d’autrui, comme l’affirme la paix de Westphalie.

Quand on s’interroge sur l’identité, c’est qu’il y a doute. C’est un peu à l’image de celui qui affirme trop souvent croire en Dieu et l’affiche, alors que celui qui le cherche est bien plus près de l’avoir trouvé. Il ne faut cependant pas fuir le débat, pour empêcher que le terrain soit occupé par la rigidité des principes ou l’entraînement des instincts et des passions hors du champ de la raison créatrice.

Une nation, si elle suppose un passé, ne se conçoit pas sans « le désir clairement exprimé de continuer la vie commune », comme le disait Ernest Renan à la Sorbonne en 1882. Ce « désir » est ce qui fait l’identité réelle : un projet politique constamment en devenir plutôt qu’une définition essentialiste fixée une fois pour toutes. Un héritage commun doit être porteur d’une espérance partagée pour avoir un sens. Il ne doit pas demeurer comme un patrimoine que l’on garde au fond d’un grenier, d’un coffre de banque ou dans les slogans d’une agence de publicité.

De Gaulle, que l’on cite trop souvent à tort et à travers, a plusieurs fois évoqué la nation comme une idée qui mute dans ses expressions, tout en demeurant fidèle à son principe, ce qu’il appelle « la flamme de la tradition ». Ainsi le 11 février 1950, à Saint-Maurice, il affirme : « Nous venons d’un fond du passé et comme disait Jaurès – je n’ai pas peur de le citer – nous allons vers la mer ; nous sommes un fleuve qui va vers la mer, mais en y allant nous prétendons être fidèles à nos sources ». Et puis le 30 octobre 1943, à Alger : « La France a pu, de siècle en siècle, maintenir à l’extérieur le rayonnement de son génie. Cela lui eût été impossible si elle n’avait eu le goût et fait l’effort de se laisser pénétrer par les courants du dehors. En pareille matière, l’autarcie mènerait vite à l’abaissement. »

Célestin Bouglé, dans Socialisme et libéralisme (1904), nous dit « qu’il ne faut donc pas seulement aimer sa patrie parce qu’elle est le lieu des souvenirs communs, mais parce qu’elle est le lieu des communes espérances ». L’identité de la nation ne peut être fidèle à sa source que vue avec les yeux du futur ; l’émancipation individuelle dont elle offre les conditions ne peut exister que si elle repose sur le respect de toute la société humaine. Le patriotisme authentique exige de chacun d’entre nous un effort constant pour accorder notre patrie à la cause de l’humanité dans nos pensées, nos écrits et nos actes. « Les faits l’ont aujourd’hui prouvé : l’indépendance nationale à l’égard de l’étranger et la liberté intérieure sont indissolublement liées, elles sont l’effet d’un seul et même mouvement », écrit Marc Bloch le 18 mars 1941 à Clermont-Ferrand dans Pourquoi je suis républicain.

Dans L’Etrange Défaite, il résume ce qu’est pour lui l’identité dans sa célèbre phrase : « Il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France : ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la Fête de la Fédération. Peu importe l’orientation de leurs préférences. Leur imperméabilité aux plus beaux jaillissements de l’enthousiasme collectif suffit à les condamner. » Il est cependant des enthousiasmes collectifs qui égarent, comme la prise de la Bastille ou le retour de Napoléon de l’île d’Elbe, ou encore les foules saluant Pétain. Alors, comment faire le tri ?

En repoussant l’illusion de caractères fixes. Ainsi, Pétain disant « la terre qui ne ment pas » ou Nicolas Sarkozy évoquant le « lien charnel que la France a avec son agriculteur, j’ose le mot, avec sa terre » ne nous parlent pas de l’identité de notre nation, mais de leur adhésion à une conception oligarchique et physiocrate du monde, pour laquelle la valeur est dans le sol (« la France éternelle » ou « la force tranquille » de la « société pastorale ») et non dans le travail humain de l’agriculteur qui le transforme.

Tout ce qui est national n’est pas nôtre, si national est assimilé aux gouvernements de fait ou même de droit qui ont exercé le pouvoir dans notre pays. Ce qui est nôtre et nécessaire pour l’avenir, qui ne peut être biffé d’un coup de plume ou effacé par une souris d’ordinateur, ce sont les créations qui se sont exprimées à travers des hommes et leur langue, pour le bien de notre pays et du monde. Pas le reste. La pierre de touche est de se dire : est-ce conforme à la source, est-ce conforme à l’idée, est-ce conforme à ce que l’avenir demande de nous ? Cela s’appelle la légitimité, que représentait la France libre, et non l’état de l’opinion et la légalité, que représentaient les gouvernements du maréchal Pétain.

Ainsi, sont nôtres, appartiennent à notre identité, le manteau des cathédrales qui couvrait la France, Abélard et Suger, Alcuin et Thierry de Chartres, Jeanne d’Arc et les soldats de l’an II, l’Etat-nation de Louis XI et la paix de Westphalie de Mazarin, Monge et l’abbé Grégoire, Lafayette et Carnot, Jaurès et notre devise républicaine, les avancées de 1936 et les combattants héroïques de la Résistance, même et surtout ceux qui étaient Français par le cœur et les actes et non par le passeport. Ne sont pas nôtres au sens de notre identité les guerres de Religion, les gouvernements ayant collaboré avec les occupants, les guerres coloniales indignes, la rafle de nos concitoyens d’origine ou de religion juive et celle des tziganes, l’absolutisme de Louis XIV, la barbarie militaire de Napoléon et son rétablissement de l’esclavage. Ne sont pas nôtres les politiques qui conduisent au chômage et la trahison de la solidarité, la chasse aux sans-papiers et l’abandon des banlieues malgré les promesses de la campagne électorale.

Si la nation a un sens et une identité, c’est en servant son peuple et les générations futures, et en combattant tout ce qui l’empêche. Il s’est agi de l’hitlérisme, aujourd’hui c’est la notion même d’Empire, représenté par le conglomérat d’intérêts financiers qui règne à Londres et Wall Street. Car cet Empire a pour projet de détruire la résistance des Etats-nations et de réduire les êtres humains par la servitude volontaire ou imposée par la force.

Quiconque ne combat pas l’oppression de l’Empire britannique n’a ainsi pas le droit, aujourd’hui, de se réclamer de l’identité nationale, car il sert, par action ou par omission, les intérêts acharnés à sa perte. La cause de l’humanité et celle de la patrie se confondent une fois de plus dans ce combat pour la survie et la justice, même et surtout si très peu le mènent. Là tout devient plus limpide, du moins en principe, après cet examen de notre conscience nationale.

« Le sens fondamental d’une vie individuelle, qui est mortelle, repose essentiellement dans ce qu’elle peut fournir aux générations futures », répète inlassablement Lyndon LaRouche. La nation, et l’identité qu’elle nous donne, est la médiation nécessaire entre notre vie mortelle individuelle, « cette pauvre petite vie » dont parlait De Gaulle à la Libération de Paris, et la cause de l’humanité.

La preuve noir sur blanc de notre identité est ce que nous faisons pour les autres, et cela devrait être naturel. C’est pourquoi lorsque nous agirons en conformité avec cet engagement, le débat sur « l’identité nationale » n’aura plus lieu d’être. Nous mobiliserons notre vie mentale pour aller au-delà de nos limites, en tant qu’individus composant un peuple, et non pour regarder notre nombril en nous demandant qui nous sommes.


Internationalisme et patriotisme

Dans le contexte du sinistre débat qui saisit le pays au sujet de l’identité nationale, quel meilleur antidote que de faire appel à la lumière de Jaurès, en reprenant quelques extraits de son ouvrage l’Armée nouvelle. Paru en 1911, il s’attaquait à l’idée courante à l’époque parmi les socialistes que patrie et internationalisme sont irréconciliables.

« La patrie, en absorbant ou plutôt en exaltant les égoïsmes individuels en un grand égoïsme collectif, couvre trop souvent les convoitises les plus brutales d’un semblant de générosité. Les hommes peuvent avoir l’illusion qu’ils servent la justice quand ils se dévouent pour les intérêts, même injustes, d’une force où ils sont compris, mais qui leur est infiniment supérieure. (…) De là l’adhésion donnée même par de hauts esprits à la détestable formule : qu’il ait tort ou raison, c’est mon pays. A mesure que les hommes progressent et s’éclairent, la nécessité apparaît d’arracher chaque patrie aux classes et aux castes, pour en faire vraiment, par la souveraineté du travail, la chose de tous. La nécessité apparaît aussi d’abolir dans l’ordre international l’état de nature, de soumettre les nations dans leurs rapports réciproques à des règles de droit sanctionnées par le consentement actif de tous les peuples civilisés.

« Mais cette transformation nationale et internationale des patries n’est possible que si chacun des hommes qui portent en eux l’idée nouvelle agit dans sa patrie et sur sa patrie. Par l’espérance, par l’action commune et concentrée, tous les prolétaires, tous les hommes de justice sociale et de paix internationale appartiennent d’avance à la même patrie humaine, à la patrie universelle du travail affranchi et des nations conciliées. Mais ce haut idéal ils ne le projettent pas dans le vide. Ils ne peuvent le réaliser que dans la nation autonome, selon les méthodes d’action et de combat que suggère ou qu’impose l’histoire de chaque pays, avec les éléments fournis par chacune des substances nationales.

« Quand on dit que la révolution sociale et internationale supprime les patries, que veut-on dire ? Prétend-on que la transformation d’une société doit s’accomplir de dehors et par une violence extérieure ? Ce serait la négation de toute la pensée socialiste, qui affirme qu’une société nouvelle ne peut surgir que si les éléments en ont été déjà préparés dans la société présente. Dès lors, l’action révolutionnaire, internationale, universelle, portera nécessairement la marque de toutes les réalités nationales. Elle aura à combattre dans chaque pays des difficultés particulières, elle aura en chaque pays, pour combattre ces difficultés, des ressources particulières, les forces propres de l’histoire nationale, du génie national. L’heure est passée où les utopistes considéraient le communisme comme une plante artificielle qu’on pouvait faire fleurir à volonté, sous un climat choisi par un chef de secte. (…)

« Il n’y a que trois manières d’échapper à la patrie, à la loi des patries. Ou bien il faut dissoudre chaque groupement historique en groupements minuscules, sans lien entre eux, sans ressouvenir et sans idée d’unité. Ce serait une réaction inepte et impossible, à laquelle, d’ailleurs, aucun révolutionnaire n’a songé ; (…)

« Ou bien il faut réaliser l’unité humaine par la subordination de toutes les patries à une seule. Ce serait un césarisme monstrueux, un impérialisme effroyable et oppresseur dont le rêve même ne peut pas effleurer l’esprit moderne. Ce n’est donc que par la libre fédération des nations autonomes répudiant les entreprises de la force et se soumettant à des règles de droit, que peut être réalisée l’unité humaine. Mais alors, ce n’est pas la suppression des patries, c’en est l’ennoblissement. Elles sont élevées à l’humanité sans rien perdre de leur indépendance, de leur originalité, de la liberté de leur génie. Quand un syndicaliste révolutionnaire s’écrie au récent Congrès de Toulouse : A bas les patries ! Vive la patrie universelle ! il n’appelle pas de ses vœux la disparition, l‘extinction des patries dans une médiocrité immense, où les caractères et les esprits perdraient leur relief et leur couleur. Encore moins appelle-t-il de ses vœux l’absorption des patries dans une énorme servitude, la domestication de toutes les patries par la patrie la plus brutale, et l’unification humaine par l’unité d’un militarisme colossal. (…) Il appelle à plein cœur l’universelle patrie des travailleurs libres, des nations indépendantes et amies. »