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Bons comptes et bons amis

dimanche 14 novembre 2010

Par Mathilde Flusin

Paris, Place de l’Etoile, 17h : un mélange relativement dense de touristes et de Parisiens ordinaires arpente le trottoir. Les uns sereinement, un brin débraillés, les autres en complet chic, sûrs d’eux, désinvoltes pour les plus jeunes, plus froids et pincés pour les plus âgés, courant après le temps comme c’est de mise dans la capitale. Jérôme, l’un de nos jeunes militants, en déride néanmoins plus d’un avec sa désormais fameuse devinette : « Quelle est la différence entre un trader et un balais ? ». Ils sont joueurs, décontraction oblige… 

Malgré l’automne, le temps est doux et ce regain d’été semble ramollir les esprits plus qu’à l’accoutumée. Il n’est pas facile d’interrompre la marche implacable ou tranquille des uns et des autres, bien que notre campagne soit tranchante : « Arrêtons le terrorisme financier ! » annonce notre panneau qui met également en scène un Jean-Claude Trichet prêt à déclencher la bombe de l’hyperinflation…

« Bon, vous ne voulez pas vous arrêter ? Quand même, la situation n’est pas tiède ! » dis-je à un quidam.

 Ca c’est vrai ! répond, à ma grande surprise, un assez jeune homme en costume trois pièces, mais au visage franc. En général, l’attitude des individus de son espèce porte le sceau de la jeunesse conquérante et inconséquente aux dents longues que l’on a commencé à former dans les écoles de commerce dès les années 1980…

Naturellement au fait de l’hyper-désordre qui règne désormais plus que jamais dans le monde de la finance, il ose tout de même m’affirmer de prime abord que la réforme de Wall Street menée par Obama est bonne et représente une avancée en terme de réglementation. Cependant, devant mes répliques précises, il finit par baisser la garde, abandonne une partie de ses « bonnes manières » et me livre quelques renseignements fort intéressants.

Etant commissaire aux comptes de son état, il m’apprend qu’un conflit secoue actuellement la profession. En effet, les magistrats qui siègent au H3C (Haut Conseil du commissariat aux comptes), autorité de contrôle externe à la profession, principalement chargée d’assurer la transparence de la fonction de commissaire aux comptes, remettent en ce moment en cause le fait que les commissaires soient rémunérés par leurs clients. Voilà de fait un type de relation aussi problématique que celle que les agences de notations entretiennent avec les banques… On peut dire que la transparence en prend un bon coup !

En tout cas, ces magistrats entendent faire en sorte que les commissaires aux comptes soient réellement indépendants de leurs clients et non plus leurs obligés. Un certain nombre de jeunes de la profession sont d’accord avec eux. Même Rachida Dati, qui en sa qualité de garde des Sceaux, a dû désigner un commissaire du gouvernement afin qu’il siège au H3C et se trouve de ce fait liée à cette institution, s’est prononcée en faveur de l’indépendance des commissaires… Est-elle sincère ? Contrainte de se mettre en scène ?

Toujours est-il que dans le camp adverse se trouvent les anciens de la profession et qu’en particulier, un des défenseurs les plus ardents et farouches du maintien de ce système d’allégeance forcée ou volontaire des cabinets d’audit à leurs clients se trouve être Eric Woerth…

C’est en effectuant un petit voyage dans le passé de l’intéressé que l’on découvre les raisons d’une telle prise de position :

A la fin des années 90, il fut directeur de la section chargée de l’audit des collectivités locales et des administrations publiques chez Arthur Andersen, cabinet d’audit international tristement célèbre pour avoir couvert les opérations de marché risquées de l’entreprise Enron. Il coula d’ailleurs avec elle en 2002, une fois que le scandale eut éclaté.

Quelques années auparavant, de 1986 à 1991, alors qu’Eric Woerth dirigeait l’ADO (Agence pour le développement de l’Oise), il fut appelé à expliquer certaines zones d’ombre qui apparaissaient dans les bilans de l’institution, en particulier dans le cadre de son audit par le cabinet Bossard Consultant. Après avoir été contraint d’abandonner ce poste, il était embauché chez Bossard Consultants en tant que directeur du département conseil aux collectivités locales !

Mais c’est en remontant plus loin encore dans le temps, qu’on s’aperçoit que Woerth, alors jeune homme frais émoulu d’HEC, commença à nager très tôt en eaux troubles. A 25 ans, il est embauché pour une première fois chez Arthur Andersen. Il est alors chargé d’« optimisation fiscale » pour le compte de riches clients tels Elton John.

On comprend dès lors qu’après un tel parcours, l’opacité n’ait plus de secret pour notre ministre du Travail…

Par-dessus le marché, comme l’ajouta mon interlocuteur, sur les 17 000 commissaires aux comptes qui exercent en France, la grande majorité travaille dans des cabinets d’audit anglo-saxons dont on imagine aisément la philosophie et le conservatisme... (Il n’y a qu’un seul cabinet d’audit français en France.)

La bataille est loin d’être gagnée : les forces en présence sont bien déséquilibrées.

Cependant, malgré son optimisme un peu naïf, ce jeune homme me semble être un bon signe des temps. Il m’avoua s’être engagé dans cette profession pour la changer, pour la rendre plus honnête… Espérons qu’il s’expose davantage dans le futur et devienne, de par sa position, un nouveau Ferdinand Pecora
 [1]


[1Ferdinand Pecora fut, en sa qualité de juriste, chargé par Franklin Roosevelt de mener dès 1933 des enquêtes sur les pratiques des banques, et en particulier sur celles qui avaient mené au krach boursier de 1929. Cela donna lieu à des procès houleux au cours desquels de grands pontes de la finance américaine de l’époque durent rendre compte de leurs actes devant la justice. A l’issue de ces audiences, un certain nombre de lois, dont la loi Glass-Steagall, furent mises en place et permirent de restreindre considérablement la marge de manœuvre des établissements financiers. Voir aussi la vidéo L’indispensable Commission Pecora