La révolution silencieuse des centrales nucléaires flottantes

mardi 21 décembre 2010, par Karel Vereycken

[sommaire]

Construire une centrale nucléaire de poche, flottante et capable d’être installée partout où l’on a besoin d’électricité... Le pari paraît fou ! Il est pourtant en train de se réaliser.

En France, pays où l’on se plaît à répéter que l’énergie nucléaire est un atout stratégique majeur, l’information est presque passée inaperçue. Pourtant, depuis cet été, la Russie a relevé le défi de produire en série de petites centrales nucléaires sur barges flottantes.

Comme l’a fait savoir Vladimir Poutine à son homologue François Fillon, en visite à Sotchi en septembre, les compétences de la France en matière de gestion des déchets nucléaires intéressent les Russes, qui ont eux-mêmes un précieux savoir-faire sur les petits réacteurs, délaissés par Areva. Rosatom, l’établissement public russe du nucléaire, est demandeur depuis des mois d’un partenariat stratégique avec Areva qui se laisse désirer.

Au lieu d’innover et d’œuvrer pour un nucléaire « citoyen » et du futur (miniaturisation, fusion, réacteurs de génération IV, etc.), la France se cantonne une fois de plus à la position des Romains du Bas-Empire : frileux, on s’efforce d’être « les meilleurs » dans ce qui existe déjà.

Ainsi, en concentrant sa stratégie industrielle presque exclusivement sur la vente de gros réacteurs « haut de gamme » du type EPR, la France risque de rater le grand rendez-vous, non seulement avec la renaissance mondiale du nucléaire en cours, mais avec le développement de l’humanité tout court.

Histoire

Le Sturgis (MH-1A)
Une centrale nucléaire flottante américaine de 45 MW construite en 1967 par le Génie militaire américain pour approvisionner la zone du Canal de Panama.

L’idée de centrales nucléaires flottantes, imaginées par les Américains dès les années 1960, a refait surface en 1990 lors d’une rencontre entre le professeur Larion Lebedev, le directeur Recherche & Développement de l’agence fédérale russe de l’énergie atomique Rosatom, et les Présidents du Guatemala, du Nicaragua et du Salvador.

Alors que les Russes démilitarisaient un grand nombre de leurs sous-marins, ces chefs d’Etat ont souhaité en accueillir au large de leurs côtes… pour produire de l’électricité et de l’eau douce ! (Une idée pour la Bretagne ?)

De prime abord, cela pose de gros problèmes, notamment parce que les réacteurs de sous-marins ne sont pas conçus pour faire du suivi de charge, parce qu’un équipage ne peut vivre à longueur d’année dans un sous-marin et surtout parce que le combustible utilisé dans les sous-marins est enrichi à 95 %, ce qui est inconcevable pour une application civile, la limite supérieure étant fixée à 20%.

Maquette d’une barge nucléaire flottante

Cependant, l’idée a fait son chemin.

L’ingénieur naval Sergei Kirienko, actuellement à la tête de Rosatom, a fini par se laisser convaincre de la validité du projet et a soutenu le projet de barge auprès de cinq ministres successifs.

Quelques données techniques

Le 30 juin 2010, lancement à Saint-Pétersbourg de l’Akademik Lomonosov, la barge de la centrale nucléaire flottante russe.

Lancée en grande pompe le 30 juin dernier, l’Akademik Lomonosov, la barge de la première centrale nucléaire flottante du monde, a pris la mer depuis Saint-Pétersbourg en Russie. Cette unité, d’une longueur de 144 mètres pour une largeur de 30 mètres, doit entrer en service d’ici avril 2012.

Elle comporte de quoi héberger dans de bonnes conditions de confort un équipage de 58 personnes dont la relève sera effectuée tous les trois mois. Cependant, avant de prendre la direction de la péninsule du Kamtchatka, dans l’océan Pacifique, où le Lomonosov sera installé au large de la ville de Vilyuchinsk, la centrale flottante devra faire une halte préliminaire à Mourmansk pour « faire le plein » d’uranium. On y embarquera un cœur de réacteur chargé ainsi que du combustible (enrichi à 14%) pour trois rechargements du cœur, soit suffisamment de carburant pour fonctionner une douzaine d’années, délai au-delà duquel la barge devra rentrer à son port d’attache pour déchargement complet et révision générale.

Au centre de la barge, deux petits réacteurs KLT-40S produisant chacun 35 MW (soit 70 MW en tout), c’est-à-dire vingt fois moins que les 1600 MW de l’EPR français non flottant, mais assez pour produire l’énergie thermique nécessaire pour dessaler 240 000 m3 d’eau de mer par jour ou approvisionner en électricité une ville de 200 000 habitants.

La puissance maximale de réacteur susceptible d’être installée sur une barge pourra atteindre 300MW électrique. Au-delà de cette puissance, la taille du circuit primaire pose des problèmes de refroidissement considérables.

Les réacteurs KLT-40S bénéficient de l’expérience accumulée sur 460 sous-marins et 15 brise-glaces russes, certains de ces réacteurs ayant fonctionné pendant plus de 200 000 heures. Ils comportent 6 systèmes de sécurité active et 4 systèmes de sécurité passive. Les barges à double coque peuvent résister à l’attaque d’une torpille. La chute d’avion est également prévue. Lors de sa conférence du 25 janvier aux Arts et Métiers, à Paris, le professeur Lebedev s’est plu à rappeler que lorsque le sous-marin Koursk a sombré en mer de Barents, en août 2000, suite à une explosion qui ravagea le bâtiment, le réacteur s’était mis seul en sûreté. Après récupération de l’épave, on a constaté qu’il était en parfait état et aurait pu être remis en route.

Avantages multiples

Offrir une telle mobilité à une source d’énergie performante offre des avantages inespérés et permet d’effectuer un « saut qualitatif » vers une « plateforme d’infrastructure supérieure ».

De nombreux sites géologiques difficiles, où l’homme opère mais se retrouve en quelque sorte « enclavé » par l’océan, pourraient ainsi disposer d’une source d’énergie performante capable de fournir de l’électricité, de l’eau et peut-être, dans une phase ultérieure, des radio-isotopes médicaux. Rappelons simplement que le réacteur de recherche BR-2 installé au centre de Mol (Belgique) n’a qu’une « faible » puissance de 100 MW mais permet de produire des radio-isotopes indispensables pour la médecine. Son successeur, Myrrha, en voie de construction, permettra de transmuter certains déchets et de produire des éléments électroniques haut de gamme, notamment pour l’industrie automobile.

Centrale nucléaire flottante alimentant en eau et en électricité une plateforme pétrolière.

Pour la Russie, engagée à explorer les ressources en hydrocarbures de l’Arctique, l’utilité est évidente. Chez nous, les grandes sociétés pétrolières, en charge d’approvisionner leurs plateformes de forage en mer ou au Canada, ont déjà manifesté leur intérêt pour ces centrales nucléaires flottantes, ou y travaillent discrètement elles-mêmes (Shell, Toshiba-Westinghouse, etc.).

Le cas de nombreuses îles est tout aussi flagrant. Si produire un KWh d’électricité au Cap Vert coûte aujourd’hui 0,2 dollar, un KWh d’une centrale nucléaire flottante n’en coûtera que 0,05, c’est-à-dire quatre fois moins. Sur la base d’un prix de vente de 0,10 dollar le KWh, le retour sur investissement serait de l’ordre de 6 ans, ce qui en fait un investissement très rentable.

La question de l’eau est également un facteur décisif. Dans un précédent numéro, nous avons largement documenté le rôle que pourrait jouer une telle barge flottante dans le cadre d’un programme infrastructurel pour verdir les déserts de Tunisie et d’Algérie (voir le Plan Paumier-Roudaire, Nouvelle Solidarité n°20 du 5 novembre 2010).

A côté des réacteurs KLT40-S, destinés uniquement à des implantations en bord de mer, la Russie prévoit la finalisation d’un deuxième prototype. Faisant appel à 2 réacteurs moins puissants, les ABV-6M, une centrale nucléaire flottante pourra être déplacée jusqu’à l’intérieur des terres via le réseau fluvial. D’une puissance unitaire de 18 MW, ces centrales sont destinées à assurer l’approvisionnement en électricité et en chaleur des localités russes non connectées au réseau global. Une fois opérationnelles, trente unités de ce type doivent entrer en service entre 2013 et 2015. Rappelons qu’à l’heure actuelle, les deux tiers du territoire russe ne sont pas couverts par un réseau électrique centralisé.

Location

La construction d’une barge nucléaire du type Lomonosov est estimée à 227 millions d’euros, contre 4,5 milliards pour l’EPR actuellement en construction en Finlande. En pratique, c’est la location ou le leasing de ces barges qui semble la meilleure option. Par un traité reconnaissant l’extraterritorialité de telles barges, des pays n’ayant pas signé le protocole de non-prolifération ou ne disposant pas encore d’infrastructures lourdes pour équiper des centrales fixes, pourront néanmoins disposer de la puissance fournie par les centrales amarrées devant leurs côtes. Un tel accord assurera également que la matière radioactive (combustible, déchets, etc.) ne quitte jamais les barges et reste la propriété de la société russe partenaire du contrat. Comme n’importe quel producteur, cette dernière facturera l’électricité produite.

Les centrales nucléaires flottantes seront particulièrement utiles pour des pays en voie de développement ayant une façade maritime et ne disposant ni des moyens humains ni des moyens financiers leur permettant de construire et gérer des installations nucléaires en toute sécurité.

La Russie, qui va s’en équiper pour ses propres besoins, assure la promotion de son savoir-faire dans ce domaine. Une vingtaine de pays ont manifesté un intérêt soutenu, en particulier les pays d’Amérique latine précités, les îles du Cap vert, l’Afrique du Sud, la Namibie, l’Indonésie, les Philippines. Alors que l’Inde s’intéresse aux sous-marins nucléaires et que la Chine examine toutes les options disponibles pour s’équiper en énergie nucléaire, la France devrait se réveiller de toute urgence sur ce dossier.