Les analyses de Jacques Cheminade

La grande illusion française

jeudi 7 janvier 1999, par Jacques Cheminade

Ce que nous avions ici annoncé depuis longtemps se produit : le système monétaire international est en chute libre. La réalité se venge d’un ordre injuste fondé sur l’appât du gain et la création de richesses fictives. Les tigres asiatiques, le Japon, l’Amérique latine et les pays producteurs de matières premières sont frappés de plein fouet. L’onde de choc se propage dans le monde entier parce qu’il s’agit d’une crise du système mondial. Nous assistons en direct au krach des marchés financiers et de leurs idéologues intégristes. Cependant, plus que jamais aveugles face à la réalité, l’Europe continentale et la France se croient ou feignent de se croire préservées de la crise. La presse et les responsables politiques véhiculent l’image d’un Euroland prospère ou, du moins, tirant son épingle du jeu au détriment des autres. Vision imbécile de seigneur féodal pensant que son château ne sera pas touché par la peste, vision propagée par Jacques Chirac, Lionel Jospin, Dominique Strauss-Kahn et toute notre bureaucratie d’Etat permanente.

Pour Lionel Jospin, le Nouvel Observateur a inventé un curieux nom d’oiseau ; il serait un « libéral anti-libéral ». En bref, il croit que les « marchés capitalistes » sont un facteur d’efficacité économique, mais qu’il peut les « réguler » pour assurer une "justice sociale". Il est convaincu que l’Europe de Maastricht et d’Amsterdam n’est pas politiquement juste ou socialement équitable, mais considère que l’euro sera un bouclier économique dont on ne peut se passer. Cette recherche de l’équilibre des contraires et du balancement circonspect est typique du Sciences-po soixante-huitard. Ecoutons-le au congrès du Parti socialiste à La Rochelle : « Pour ma part, je reste ferme quant aux fins, mais je sais être souple quant aux moyens. » Cela vaudrait peut-être une bonne note àl’oral de sortie et cela vaut certainement les applaudissements de militants arrivés en grosses cylindrées, mais cela ne vaut rien face à la tempête.

L’on sifflera « les copains d’abord » tant qu’on voudra, mais l’euro ne sera pas un meilleur « bouclier » face au krach qu’hier la personne de l’ex-maréchal Pétain face aux nazis, quelle que soit la bonne ou mauvaise volonté qu’on y mette.

« La France préservée », nous dit l’aimable serviteur de l’ordre dominant qu’est devenu Jean-Paul Fitoussi. La France sera « si la crise s’aggrave, l’un des pays qui s’en tirera, avec des bleus, certes, mais avec le moins de blessures », nous dit Jean-François Kahn dans Marianne du 31 août. Et tous de faire choeur en accumulant belles paroles et arguments bien policés. Cela, malheureusement, évoque irrésistiblement la bureaucratie qui regarde son nombril et siffle dans le noir pour se rassurer. Examinons les arguments des sectateurs de « l’euro-bouclier ».

Tout d’abord, l’Europe, avec l’euro, serait une zone refuge. Une "conséquence sympathique" de la crise, comme ose le dire un analyste financier « de la place », est que les capitaux spéculatifs fuient les pays émergents et viennent se réfugier en Europe, et particulièrement en France. Cet effet serait renforcé parce que « les marchés » auraient plus à gagner en Europe continentale qu’ailleurs : les capitalisations boursières par rapport aux produits intérieurs bruts y sont en moyenne de 83 % (72% pour la France, 56% pour l’Allemagne et 44% pour l’Italie), alors qu’en Grande-Bretagne, elle atteint 175% et aux Etats-Unis, 143%. Il resterait donc du grain à moudre et un effet d’entonnoir devrait se produire : d’énormes quantités de liquidités mondiales se réfugiant dans une « zone euro » moins financiarisée et aux Bourses relativement moins dopées.

De plus, se réjouit-on, la baisse du prix des matières premières consécutive à la récession asiatique et à l’effondrement russe réduit le coût de nos importations et permet de compenser la baisse de nos exportations.

Dans un premier temps, en effet, c’est bien ce qui s’est produit : la hausse des Bourses américaine et européennes a été favorisée par le malheur des autres, et c’est pourquoi le CAC 40 est monté de 40% entre le début de l’année et la mi-juillet. Cependant, l’erreur est de croire que cela puisse durer. Ceux qui le font se bornent à extrapoler en niant le caractère systémique et mondial de la crise.

L’on peut en effet penser que dans une situation historique « normale », toutes choses égales par ailleurs, les demandes d’investissement en actions en Europe représenteraient en l’an 2000, selon Merrill Lynch, 1100 milliards de dollars pour 112 milliards d’émissions d’actions, une prospérité financière et monétaire se trouvant ainsi assurée pour le plus grand bonheur des spéculateurs. Le hic, c’est que la situation que nous vivons, il faut le répéter, est tout sauf normale. Il s’agit d’une crise systémique, non pas « asiatique » ou « américaine » mais de l’ensemble du système, qui détruit les fondements mêmes de l’économie. Si, comme le dit M. Fitoussi, les "ondes de choc" ne provenaient que des pays émergents, l’on pourrait encore penser que, parmi les pays occidentaux, la France soit l’un des moins exposés. C’est malheureusement la base même de ce raisonnement qui est fausse : les "ondes" viennent du système tout entier, non de l’un de ses composants !

Aussi, lorsqu’en se pourléchant les babines, un Antoine Jorzan, directeur chez Axa Investment Managers, déclare : « Le phénomène se rapproche de ce que l’on a observé aux Etats-Unis, à savoir une radicale relocation d’actifs au profit d’actions », il ne voit que le vent d’une richesse illusoire (richesse pour certains, c’est-à-dire ni pour les Etats, ni pour les économies physiques, ni pour les salariés) sans distinguer l’orage qu’il porte !

Ajoutons qu’il est économiquement stupide et moralement imbécile de se réjouir du malheur de ses partenaires, surtout à l’heure où, dans l’économie-monde, nous sommes tous embarqués sur le même bateau. Peut-on jouir longtemps d’avantages obtenus au détriment des exportateurs de matières premières et des pays émergents ? L’Europe peut-elle, comme une île isolée, se développer ou être préservée dans un monde qui s’effondre ? Avec la France au milieu ? Curieuse vision franco-centriste pour des libéraux se gargarisant de mondialisme.

Les arguments de ceux-là atteignent le comble de l’odieux et de la bêtise lorsqu’ils s’en prennent, comme ceux d’Yves Messarovitch dans les pages saumon du Figaro du 2 septembre, à ces pelés, ces tondus, ces galeux d’Asie dont viendrait tout le mal. Messarovitch accuse les « système asiatique » de « tromperies sur les bilans de grandes entreprises », de « détournement de l’aide étrangère à des fins personnelles et mafieuses », de « confiscation délictueuse du patrimoine économique national ». Cependant, lui-même et ses confrères présentaient ce même système en exemple il y a encore quelques mois, et en tous cas ne se regardent pas dans un miroir. Ils ne se demandent pas comment, par exemple, la Malaisie a pu accroître son Produit intérieur brut en dollars de 30% en cinq ans, pour se voir ensuite confisquer cette hausse en quelques semaines par la spéculation contre le ringgit et la Bourse malaisienne. Pas un mot sur George Soros, les fonds vautours et les spéculateurs pour qui, d’ailleurs, l’Europe deviendrait une aussi bonne proie que l’Asie.

Le second argument des sectateurs de la « France préservée » est que notre croissance ne se trouve plus assurée par les exportations, mais par les investissements et un réveil de la consommation intérieure. Les autres pays de l’Union européenne, avec lesquels se fait l’essentiel de nos échanges, se trouvant « en phase » avec nous, notre Produit intérieur brut - selon Bercy et Dominique Strauss-Kahn - dépasserait 3% en 1998 et ne chuterait que de 0,1% en 1999 par rapport aux prévisions : 2,7% au lieu de 2,8% !

Les bons professeurs de statistiques affirment que plus un chiffre est précis, plus il est douteux, surtout en matière de prévision économiques. En effet, répétons-le, si l’économie mondiale n’existait pas, cette prévision serait certainement vraie !

Enfin, dernier argument, la flambée de la Bourse ayant été beaucoup plus entretenue par les fonds anglo-saxons que par les placements des épargnants nationaux, un recul du CAC 40 n’aurait que de faibles incidences sur la consommation intérieure et pourrait, au contraire, réorienter les investissements vers des placements productifs. De plus, la baisse des valeurs boursières provoquerait un repli des investisseurs vers le marché des obligations (bons du Trésor) et il s’ensuivrait que le coût du crédit à long terme baisserait, ce qui pourrait consolider la reprise.

Encore une fois, il s’agit ici du raisonnement d’un universitaire ou d’un journaliste (ou d’un homme politique irresponsable), qui peuvent découper le réel à loisir et y projeter leurs illusions. Pour l’histoire véritable, c’est le contexte d’ensemble qu’il faut prendre en compte, celui de toute l’économie physique, productive, et non tel ou tel élément de l’économie comptable. Cet argument confond le bilan, les grands livres et l’analyse financière avec ce qui détermine la réalité économique, le développement ou non de l’ensemble des pays du monde.

Dans ces conditions, le président de la République représente-t-il au moins un élément de réalité et de raison ? Non, tout au contraire. Jacques Chirac, non content d’avoir abdiqué la souveraineté nationale au profit d’institutions européennes irresponsables, se prépare maintenant à livrer la France à un Fonds monétaire international (FMI) saisi par la banqueroute !

Rencontrant les ambassadeurs de France dans le monde, il a en effet rappelé qu’il avait proposé, au sommet des chefs d’Etat de Birmingham, au printemps, la transformation du comité intérimaire du FMI « en véritable organe de décision au niveau ministériel afin de renforcer sa légitimité » (sic). Le président compte sur son corps diplomatique pour « rassembler une très large coalition internationale autour de ce projet » car « si nous ne sommes pas capables de conduire rapidement les réformes nécessaires autour d’un FMI renforcé, nous serons à la merci d’une secousse brutale, dans tel ou tel pays émergent. »

Nous nous trouvons ici à l’opposé, à l’opposé absolu, de tout ce que le général de Gaulle, Jacques Rueff, Pierre Massé et Louis Armand ont jamais entrepris !

Le mot clé est « réformes ». Les uns et les autres répètent « réformes, réformes, réformes », comme autant de cabris, en parsemant d’inepties et d’absurdités leurs longues tirades analytiques.

En aucun cas cela n’apparaît plus clairement qu’en ce qui concerne la Russie. Pensons un instant à la situation actuelle. Revenons ensuite au 27 septembre 1997. En visite à Moscou, Jacques Chirac adressait à Boris Eltsine ce vibrant éloge : « Vous resterez dans l’histoire de la Russie et du monde comme l’homme qui lui a rendu sa liberté, son bonheur, sa puissance pour demain. » Et il se félicitait trois jours plus tard que « la Russie soit déjà tout à fait installée dans l’économie de marché ». Sans remonter aussi loin, prenons la déclaration du 27 août, faite devant la même conférence des ambassadeurs de France où M. Chirac s’illustra, par le ministre des Affaire étrangères de la gauche plurielle, Hubert Védrine : « Il n’y a, à mon sens, pas de véritable alternative à la politique judicieusement menée par les pays occidentaux depuis une dizaine d’années, en accompagnant Mickhail Gorbatchev puis Boris Eltsine. La mutation durera longtemps. Il ne faut pas abandonner cette politique de longue haleine sous le coup de l’émotion. Néanmoins, de leur côté, même s’ils le font à leur façon, les Russes ne vont plus pouvoir éluder certaines éformes. »

Réformes, réformes... Privatisations, flexibilité, déréglementation ; mais en faveur de qui ? Des prêteurs occidentaux ou du peuple russe ? Des banquiers ou de l’industrie ?

Mais laissons là les Russes et leur pays. Lionel Jospin nous dit à La Rochelle : « La France va mieux. Les Français se sentent mieux. » Terrible suffisance de nos élites, aujourd’hui de Lionel Jospin autant que naguère d’Alain Juppé, ne voyant la réalité que par le prisme des notes administratives de leur bureaucratie.

La Chine, Hong Kong et la Malaisie se battent contre les spéculateurs ; la Russie se soulève contre le FMI ; les presses américaine, anglaise et suisse, de Business Week à Fortune et du London Guardian au Neue Zuercher Zeitung, s’emplissent d’appels à la re-réglementation, à un nouveau Bretton Woods et à un New Deal à la Roosevelt, alors que nos dirigeants continuent à se soumettre et à s’adapter. Echaudé de toute hardiesse, Lionel Jospin - avec le même ton qu’un Edouard Balladur - parle d’« assagir » le système financier et monétaire international, comme si la folie pouvait être rendue raisonnable.

Et continue la chanson de la « France préservée ». L’espoir cupide de survivre aux dépens des autres s’est ainsi substitué à l’espérance d’en devenir le guide et l’exemple.

Pourtant, cet espoir même est condamné. L’euro aura exercé ses effets destructeurs mais, pris dans la tourmente de la crise mondiale, ne pourra jamais réellement exister. Les spéculations contre les « devises périphériques » (peseta, escudo, lire... ) commencent déjà à s’étendre, malgré les assurances conjuguées des bureaucraties d’Etat européennes et française. Le dollar, sur lequel on comptait pour assurer des taux d’intérêt bas (toujours le calcul comptable...) ne tient pas. Nous nous serons soumis pour rien, nous aurons perdu notre honneur pour rien.

Au niveau du monde, la France est comme ce salarié qui, au niveau de son pays, par peur de perdre son emploi ou de rater sa carrière, ne s’engage pas, se ment à lui-même, hésite et finalement se laisse tondre. Il est temps d’écarter l’illusion : la France n’est pas une île et l’Europe, un bouclier. Il est temps de revenir à ce qui, dans nos moments de mérite, nous permit de jouer un rôle inspirateur dans le monde :

  • le retour de l’Etat et d’une réglementation juste ;
  • la coopération et le co-développement international, fondé sur de grands projets infrastructurels, industriels et agricoles ;
  • un nouveau système financier et monétaire international, un Bretton Woods purgé de ses défauts ;
  • une démarche économique inspirée par l’esprit de notre plan de reconstruction d’après-guerre, notre planification indicative des cinq premiers plans, le plan Marshall et le New Deal de Roosevelt.

Nous devons défendre une telle démarche sur la scène internationale pour y devenir aiguillon et catalyseur. Seuls, en effet, nous ne pouvons rien, rien au sein de l’Europe telle qu’elle a été défigurée depuis l’entrée de la Grande-Bretagne et la libre circulation des capitaux de 1988, mais nous pouvons retrouver, vis-à-vis de tous, un rôle exemplaire.

Le risque est à prendre, comme de Gaulle le fit en juin 1940 ou Jean Jaurès pour arrêter la guerre. Il suppose de casser la règle du jeu. Rien n’assure de l’emporter, si ce n’est notre volonté, mais continuer comme on va mène sûrement au désastre, avec ou sans anesthésie.