Les analyses de Jacques Cheminade

Insécurité : rétablir l’espérance, reconstruire des repères

mercredi 27 janvier 1999, par Jacques Cheminade

Les problèmes posés par la violence dans les quartiers difficiles et, au-delà, par la sécurité publique, ont été jusqu’à présent traités sans volonté sérieuse de parvenir à une solution. Entre démagogie répressive de la droite et démagogie paternaliste de la gauche, peu de place a été laissée à une réflexion sur l’avenir de notre société et de notre système éducatif. Plus que les souffrances des victimes ou qu’une véritable recherche des causes, c’est le clientélisme électoral et les arrière-pensées politiciennes qui inspirent le débat.

Ici, au lieu de trancher en invoquant des textes magiques, nous tenterons, à partir d’expériences sur le terrain, de tracer une démarche. Nous sommes en effet convaincus que les lois existantes suffisent. Ce qui manque, c’est à la fois les moyens humains et financiers de les appliquer et une espérance sociale qui en justifie concrètement l’existence. Si nous devenons capables de fournir aux mineurs et aux jeunes des repères et des règles respectées par tous, mettant fin à l’actuel mélange de laissez-aller et d’injustice propice aux dérives mafieuses, une réintégration sociale deviendra rapidement possible. Sinon, et Jean-Pierre Chevènement a eu au moins le mérite de poser le problème, c’est le tissu républicain de notre pays qui se déchirera, le livrant à des démagogies encore plus irrationnelles.

Faisons d’abord le point :

1) Les jeunes en grande difficulté sont de plus en plus nombreux. Au cours de quinze dernières années, le nombre des 15-29 ans cumulant chômage et isolement a doublé, pour atteindre le chiffre de 140 000, et 300 000 ne bénéficient d’aucune mesure d’insertion.

2) Depuis trois ou quatre ans, le nombre d’actes délictuels et surtout d’incivilités s’est multiplié de la part de mineurs de plus en plus jeunes, ainsi que la détention d’armes, de cutters ou de pistolets d’alarme. Il est relativement courant que certains élèves interrompent la classe, insultent le professeur ou exercent un racket sur les plus faibles. Dans les rues comme dans les établissements, une masse d’incidents relativement peu graves mais fréquents crée un état permanent de tension, propice aux dérapages.

3) On voit arriver de plus en plus de gamins ayant besoin d’une prise en charge médico-psychologique urgente. Ils ne mangent pas correctement, ils ont mal aux dents. Et un enfant qui, entre 4 et 12 ans, a mal aux dents et n’est pas soigné ne peut respecter l’univers où il vit.

4) C’est dans les collèges les plus défavorisés que la situation se dégrade le plus.

5) A l’intérieur même des collèges, la ségrégation scolaire tend à s’accroître. De nombreux établissements créent, sans le dire, des « classes de niveau » - véritable perversion des « classes-relais », qui devraient être vouées au rattrapage - regroupant des élèves selon des critères d’échec scolaire, voire des critères ethniques. Les élèves ne sont pas fous, ils savent : certains pleurent le jour de leur entrée en sixième en découvrant qu’on les a mis dans la classe que tout le quartier appelle « classe dépotoir. »

6) Un nombre grandissant d’élèves ressent haine ou mépris envers les enseignants, qui sont pour eux les représentants d’un monde injuste, extérieur au quartier.

7) La présence de la violence à la télévision et le modèle social dominant fondé sur la réussite, la puissance financière et la corruption, renforcent les « passages à l’acte » délictuels. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une révolte, mais d’une tentative de s’affirmer dans la loi de la jungle par la violence faite à l’autre. Les « jeunes » délinquants de banlieue ne sont ainsi que le reflet extrême d’une société du fric et de la fringue.

8) Quelle que soit l’évaluation qui en est faite, un nombre insuffisant de policiers travaillent effectivement sur la voie publique : 20 000 sont en tout et pour tout disponibles pour faire acte de présence, et en fait 5000 (selon le rapport Bauer) à 15 000 (chiffre de la place Beauveau pour le 21 janvier) sont déployés sur le terrain, suivant les moments.

9) Le droit scolaire s’exerce actuellement de façon différente suivant les établissements. Personne aujourd’hui ne sait exactement qui doit punir, quand et comment. Les neuf dixiémes des punitions données dans les écoles primaires sont théoriquement prohibées par les textes ! En justice, les peines varient de façon aléatoire suivant les départements et les tribunaux. L’une des plaintes les plus entendues dans les quartiers concerne cette incertitude : « C’est pas partout la même justice ».

10) Les structures spécialisées existent, mais en nombre insuffisant : structures internes au sein des collèges, placements en foyers (environ 3000 jeunes hébergés dans le secteur public en 1997, 24 388 dans le secteur associatif), dispositifs éducatifs renforcés (DER) pour les jeunes en grande difficulté, qui fonctionnent avec 5 ou 6 jeunes encadrés par autant d’éducateurs (il y en a actuellement 13 en France, touchant une centaine d’adolescents...)

A partir de ce constat, il est clair que quelque chose doit être fait de toute urgence, et ne peut être fait qu’en y mettant les moyens. L’insécurité est d’abord une injustice sociale.

1) L’économie ne doit plus créer du chômage et de l’exclusion. Pour cela, il faut rétablir le droit de l’investissement productif et social contre la loi de la jungle de l’argent. C’est un changement absolu de démarche, qui relève des choix de politique générale (cf notre document, l’Alternative, que vous pouvez recevoir gratuitement). Sans cela, le démantèlement des gangs dans les cités, comme à Toulouse, ne créera que l’anarchie, faute de relève.

2) Le programme « Trajet d’accès à l’emploi » doit être étendu au delà des 60 000 jeunes sans qualification prévus pour en bénéficier d’ici l’an 2000. Les offres d’insertion des missions locales, des permanences d’accueil, d’accès et d’orientation des jeunes (PAJO), des conventions avec l’ANPE et des Fonds d’aides aux jeunes (FAJ) doivent être coordonnées dans un document unique et accessible.

3) Dans chaque cité, il faut créer une « maison du citoyen », permettant de regrouper dans des conditions de proximité tous les services administratifs aujourd’hui trop souvent dispersés ou installés en dehors de la cité (caisses d’allocations familiales, sevices judiciaires, policiers, services d’accueil et de renseignement, activités d’animation, interprétariat...) Il s’agit d’enrayer le retrait de la collectivité publique et de la réinstaller dans la vie quotidienne, l’objectif étant de faire des cités des lieux de vie et d’intégration comme les autres, où l’on peut vivre, aimer et progresser comme ailleurs. Dans une logique de responsabilisation, des conseils de quartiers et des conseils de jeunes seront mis en place, et associés à la gestion des maisons du citoyen avec l’assistance d’experts sur place. Ces conseils devront être élus par tous les habitants de la cité, quelle que soit leur nationalité.

4) Pour faire baisser les tensions, il faut diminuer les effectifs des collèges défavorisés et donner plus de moyens aux établissements difficiles, qui en ont le plus besoin. Pour 500 à 600 jeunes, il faut au moins trois assistantes sociales et une infirmière à plein temps, plus un médecin qui viendrait faire des consultations gratuites au moins trois à quatre demi-journées par semaine.

5) Il faut établir des parcours d’études en petits groupes, et à la carte pour les plus fragiles. Les classes-relais dont parle Mme Guigou ne doivent pas être des cul-de-sac, mais des lieux d’éducation en milieu encadré, avec pour objectif la réintégration dans un cursus scolaire normal au bout d’un an. Au collège Charles-Fauqueux à Beauvais, une structure interne a été mise sur pied, vers laquelle sont orientés des élèves qui posent des difficultés. Pris en charge individuellement, par des aides-éducateurs et des enseignants, ils poursuivent un programme scolaire "normal", mais aussi sur le respect de la loi, le civisme...

6) Lorsque des faits plus graves se produisent, il faut avoir recours aux structures existantes, en créant de nouveaux postes et de nouveaux foyers. La prison n’est bien entendu jamais une solution, mais la tolérance des activités delictuelles encore moins. Le principe est que toute mesure d’éloignement ne doit jamais être une fin en soi, mais s’articuler avec un vrai travail de réinsertion sociale. Il faut donc avoir recours pour les cas difficiles à des foyers avec intégration à un métier sur place, laissant deux jours de permission par semaine pour les résidents, et aux DER pour les jeunes en grande difficulté. Pas de foyers d’où l’on rentre et d’où l’on sort comme dans un moulin ! Il

7) L’autre domaine majeur souffrant d’une insuffisance de moyens est celui des juges pour enfants. Il faut en effet qu’ils puissent intervenir à bon escient avant que les délits ne deviennent graves. Pour cela, il faut en multiplier le nombre, améliorer la formation et mieux coordonner leurs activités avec celles d’une police de proximité.

8) Un effort immédiat doit être fait pour redéployer la police là où elle est le plus nécessaire, et recruter des agents administratifs avec une formation plus adaptée. L’objectif est de constituer de petites équipes de gardiens de la paix, par quartiers, par rues et par blocs d’immeubles, que la population perçoive comme « sa » police, impliquée dans la vie locale et basée sur des commissariats ouverts jour et nuit. Le policier doit être là pour faire respecter la loi de façon humaine, pas pour « tout faire », comme on le lui demande trop souvent aujourd’hui. Il faut que ses tâches soient bien distinctes de celles des éducateurs.

9) Dès le collège, le doit scolaire doit être le même pour tous. Reconstruire des repères veut donc dire aussi promouvoir un réglement national de référence pour tous les établissements, codifiant les interdits et les peines autorisées dans un langage simple et clair, pour mettre fin aux aléas des règlements au cas par cas et des sanctions « à la tête du client ». Quant aux tribunaux, il faut contraidre les juges à harmoniser leur traitement des affaires et leurs sanctions. Mme Guigou a là du pain sur la planche.

10) Les enseignants doivent être davantage impliqués dans la dynamique de leur établissement, et être soutenus pour le faire. Cela suppose plus d’heures de présence pour suivre les élèves, notamment ceux en difficulté, les conseiller, recevoir les parents et s’occuper de certaines tâches administratives. Les enseignants doivent être mieux rémunérés et respectés, mais en échange plus responsabilisés, agissant davantage comme une équipe. Des bureaux doivent être prévus dans les établissements pour que les enseignants reçoivent à tour de rôle élèves et parents. Les professeurs expérimentés doivent aider les nouveaux, et une réelle connaissance de la pratique pédagogique devra être communiquée dans les IUFM.

Bref, il s’agit de mener un programme de combat pour retisser le lien social, mettant fin aux solitudes parallèles des habitants des cités menacés par les délits et subissant les incivilités, des enseignants ayant perdu le sens de leur utilité dans une aventure collective et des mineurs exprimant leur mal vivre et l’injustice subie par la violence, "comme à la télé". Pour cela, il faut repecter la loi, autrui, l’éducation et la connaisance humaine. Ce qui suppose un investissement de plusieurs milliars de francs, et non de quelques centaines de millions, impliquant une rupture avec l’ordre néo-libéral dominant. Là est le défi.