AG 2011 de Solidarité et Progrès

François Morin : Contre les produits dérivés, rétablissons la souveraineté des Etats

lundi 24 octobre 2011

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Intervention de François Morin lors de la table ronde des économistes à l’Assemblée générale 2011 de Solidarité & Progrès.


François Morin est professeur de sciences économiques à l’Université de Toulouse I. Il a été membre du Conseil général de la Banque de France et du Conseil d’Analyse économique. Il a été aussi la cheville ouvrière de la politique de nationalisations des socialistes en 1981. François Morin a publié récemment deux livres très intéressants : Le nouveau mur de l’argent : essai sur la finance globalisée et Un monde sans Wall Street.


Merci de cette invitation. Je vais reprendre pour commencer une parole de Jacques Cheminade de ce matin quand il nous a dit que les heures étaient comptées. C’est une formule qu’il a utilisée et, en effet, lorsqu’on regarde les déclarations qui nous ont été faites depuis une semaine par plusieurs responsables économiques et politiques en Europe, on ne peut être que très inquiets de la situation présente.

Je prendrais d’abord la déclaration de Robert Shapiro, qui est économiste au FMI et qui nous annonce tout simplement, devant la BBC vendredi dernier, devant des journalistes éberlués : « Si les pays européens ne peuvent pas répondre de façon crédible à la crise je pense que dans 2 ou 3 semaines nous assisterons à la débâcle des dettes souveraines, ce qui entrainera une débâcle du système bancaire européen. »

Prenons deux autres déclarations qui vont dans le même sens, celle de Jean-Claude Trichet le 11 octobre dernier où il déclarait : « La crise de la dette dans la zone euro atteint une dimension systémique. Les risques de répercussions sur l’économie augmentent rapidement et les banques sont entrées dans une zone de danger. »

Dernière citation, celle de notre Premier ministre, François Fillon le 10 octobre dernier : « La crise actuelle peut mettre en péril soixante années de construction européenne. Personne ne doit se tromper, nous sommes sur un volcan qui peut dynamiter le continent européen. »

Et pourquoi ces déclarations très alarmistes ? Il y a peut-être plusieurs facteurs : D’abord, la crise grecque qui entre dans une phase cruciale, et on peut parler d’un paradoxe que tout le monde a du mal à comprendre puisqu’en permanence on nous explique que le PIB de ce pays ne représente que 2 % du PIB européen, donc finalement pas grande chose, et en même temps on nous explique que si il y a un événement de crédit ou un défaut sur la dette grecque on va avoir une catastrophe mondiale. Voila le paradoxe, qui est difficile à comprendre.

Ensuite, on a eu un débat sans fin sur la restructuration de la dette grecque depuis un an et demi – faut-il la restructurer ou pas — et jusqu’à ces jours ci, les gouvernements européens, tout comme le FMI et la BCE, étaient contre. Me semble-t-il que les choses vont peut-être changer à la fin du mois, et c’est peut-être pour cela qu’une certaine appréhension se fait jour qui explique les déclarations dont je vous ai parlé.

Dernier élément qui n’arrange pas les choses, on nous dit qu’il faut recapitaliser les banques en Europe. Très bien, mais on les a déjà recapitalisées fin 2008 début 2009, qu’ensuite elles ont fait des profits et des bonus distribués et on nous dit qu’il faut encore les récapitaliser. Par rapport à cela beaucoup de gens s’interrogent. Comment se fait-il qu’il faut recommencer la même technique alors qu’on l’a déjà fait et que cela n’a pas donné les résultats souhaités ?

Pour éclairer les choses, je voudrais d’abord faire un détour pour dire quelle est la fonction essentielle des marchés financiers aujourd’hui. Les marchés financiers ne remplissent plus leur fonction essentielle qui est de financer l’économie. On peut démontrer assez facilement avec des chiffres de la BRI et de Natixis, que les émissions nettes d’actions ont été négatives sur les bourses d’action. Ce qui veut dire qu’au lieu d’apporter du financement, par rapport à des retraits par rapport aux dividendes ou les sorties de bourse, on a des résultats négatifs.

Depuis la fin des années 90, on retire davantage d’argent des Bourses qu’on en apporte. Donc, apparemment la fonction de financement qu’on met toujors en avant pour justifier la fonction des places financières n’est plus remplie. Alors à quoi servent les bourses ? Notamment à permettre aux grandes banques de déployer leurs activités de marché, dans toutes leurs dimensions, avec à la clé des pratiques spéculatives qui ont été démultipliées.

Ces techniques spéculatives sont à la fois traditionnelles, d’autres tout à fait nouvelles. Les traditionnelles sont les phénomènes de spéculation à la hausse qui sont d’autant plus fortes qu’elles sont alimentées par le crédit. Le crack de 29 était une spéculation à la hausse fortement alimentée par le crédit bancaire. Quand vous empruntez à 3 ou 4%, et que les rendements financiers des actions atteignent 15%, qu’est-ce que vous faites ? Vous prenez du crédit pour acheter des actions. Les différentes bulles financières récentes, celle qui a commencé en 1996 et qui s’est terminée par l’explosion de la bulle internet, et d’autres crises de ce genre, ont été des spéculations à la hausse.

On peut aussi gagner beaucoup d’argent en spéculant à la baisse. Actuellement des spéculateurs gagnent beaucoup d’argent en spéculant sur la baisse des titres européens.

Il y a les effets de levier dont Christine Bierre a parlé tout à l’heure, et enfin une dernière technique, celle sur laquelle je voudrais m’appesantir et qui explique les paradoxes dont j’ai parlé tout à l’heure. C’est la spéculation à partir des produits dérivés. Un produit dérivé est un produit, comme son nom l’indique, qui dérive d’un autre qu’on appelle le « sous-jacent ». Le sous jacent, c’est essentiellement des taux d’intérêt, des taux de change, des cours de bourse. Comment ça se passe ?

Ces taux varient en permanence sous l’effet d’une loi de l’offre et de la demande. Ils entrainent un certain risque pour les entreprises. Le fait d’avoir un taux de change en permanence pour des entreprises qui vendent certains produits sur deux ou trois ans, comme Airbus, peut transformer leurs profits en pertes. Que va faire Airbus, elle va prendre un produit dérivé, des contrats à termes qui lui permettant de se protéger contre ces changements. Voilà une première catégorie de dérivés.

Même chose pour les taux d’intérêts. Quand une entreprise veut se financer aujourd’hui elle est obligée si elle est grande d’aller sur les marchés financiers où les taux d’intérêt sont variables. Le cout de son financement peut être catastrophique si le taux passe de 2 à 6%, ses mensualités de paiement vont doubler. C’est ce qui est arrivé aux familles américaines qui avaient fait du crédit subprime qu’elles n’ont plus pu payer. (…)

Mais je voudrais surtout revenir aux dettes souveraines parce qu’il y a une catégorie de produits dérivés qui joue a fond dans la crise actuelle. Ce sont les fameux CDS. Un Credit Default Swap est un contrat qui s’apparente à un contrat d’assurance contre le risque de faillite de celui qui a émis un titre financier. Les Etats émettent des titres financiers, qu’on appelle des obligations, pour financer leur déficit ; les entreprises font la même chose. Celui qui achète cette obligation va vouloir s’assurer que l’entreprise émettrice ne va pas faire faillite. Le nom de l’assurance est Credit Default Swap (CDS).

Aujourd’hui, sur toutes les dettes européennes, il y a eu quantité de CDS émis, sur la dette grecque, française, italienne, etc. On connaît le volume global des CDS puisqu’il y a un institut américain, l’ISDA, qui publie en permanence le nombre total de CDS en circulation. Mais on ne sait pas qui précisément qui a émis et qui les achète. Car les CDS sont toujours vendus par les très grandes banques, un marché très opaque de gré à gré, et on ne sait pas exactement, comment ces CDS sont aujourd’hui répartis dans le monde.

A priori ce sont des produits utiles, mais voilà le problème : il y a des CDS émis sous forme nue. C’est-à-dire qu’il y a des acteurs qui achètent ces produits, sans avoir des titres obligataires. Car ces CDS ont une valeur qui depend du risque de l’émetteur et il y a des gens qui spéculent à partir de là. Une quantité énorme a été émise et Christine Lagarde, avant d’aller au FMI, avait même dit qu’il fallait interdire les CDS nus. Mais les spécialistes lui ont dit : « Comment voulez-vous distinguer les CDS nus des autres CDS ? »

Pourquoi est-ce grave ? Imaginez qu’il y a un défaut de paiement concernant une dette souveraine. Qu’est-ce qui se passe à ce moment là ? Le terme technique est : « on déboucle les CDS ». Ceux qui ont vendu les CDS, les plus grandes banques, vont être obligés de payer ceux qui détiennent ces titres. Le problème est qu’on ne sait pas comment se répartissent les CDS. Et quand Sarkozy et Merkel se réunissent avec le FMI et la BCE ils savent tout cela, d’où leur position, pas de restructuration de la dette grecque, d’où le système d’aide qui a été proposé pour éviter que les grandes banques soit mises à contribution au moment du débouclement de ces CDS.

Pour vous donner des ordres de grandeur, le montant des CDS parmi les produits dérivés : 42 000 milliards de dollars, alors que le stock des obligations émises dans le monde en Juin 2007 était de 35 000 ! En même temps, le montant de stocks de produits dérivés dans le monde en 2007 était 516 000, un chiffre considérable.

À côté des CDS, les principaux produits dérivés dans le monde, il y a des instruments qui vous couvrent contre les risques de change et de taux d’intérêt, ces derniers étant les risques les plus importants, et si on veut sortir de la situation actuelle, il ne s’agit pas simplement de supprimer des CDS, mais de supprimer ces produits dérivés qui sont extrêmement dangereux. Ils sont nés avec la libéralisation de la sphère financière, à partir d’août 1971 quand on a libéralisé le marché de change, et ensuite dans les années 70 lorsqu’on a sommé les Etats de faire comme les entreprises, d’aller se financer sur les marchés financiers. (…)

Ces produits dérivés ont explosé, ils étaient 3400 de milliards de dollars en 1990 ; en 2007, 516 000 milliards de dollars.

Comment sortir de cette situation ? En revenant sur cette libéralisation et dès qu’on touche aux taux de change et aux taux d’intérêt on est sur des questions monétaires et donc la question monétaire est une question centrale. Il faut revenir sur les règles de formation de taux de change et de taux d’intérêt.

Cela veut dire une réforme monétaire à l’échelle internationale profonde, qui permette de réintroduire de la visibilité pour le monde de l’économie réelle. Je rappelle qu’entre 1945 et 1970, il n’y a eu dans le monde aucune crise financière. On avait une stabilité monétaire, les taux d’intérêt, comme le taux de change, étaient fixés par la puissance publique dans tous les pays du monde. Il y avait un horizon pour les entreprises et pour les ménages lorsqu’ils voulaient investir ou faire du commerce international.

A partir du moment où on a fait cette folie de libéraliser ces deux taux, on est entré dans une aire de déstabilisation de la sphère financière avec des crises qui ont pris un caractère systémique de plus en plus marqué, et qui a abouti à la crise que l’on connait aujourd’hui où une fois de plus les produits dérivés, comme dans la crise des subprime , vont jouer un rôle déterminant dans la catastrophe qui s’annonce.


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