Les analyses de Jacques Cheminade

Oncle Bernard et Docteur Maris, encore un effort...

mardi 11 mai 1999, par Jacques Cheminade

Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles, Bernard Maris (Albin Michel, collection Lettre ouverte, 85F) « C’est la crise finale », Oncle Bernard et Luz (Charlie Hebdo, hors série, 25F)

Oncle Bernard fait fort. Docteur Maris nous les gonfle un peu. Oncle Bernard, avec « C’est la crise finale » nous livre en B.D. ce qu’il y a aujourd’hui de plus sérieux à lire sur le monde qui nous tombe dessus. Il nous venge du respect qui n’est pas dû. Dr Maris cartonne les économistes de tout poil avec une verve goûteuse à petites doses mais lourdingue à longueur de pamphlet.

Commençons donc par l’épopée de l’illustre Mouillard. Cadre à 1000F par jour, il a gagné le « grand concours de la confiance et de la transparence économiques », le droit de tout connaître et de tout savoir. Le voilà parti pour être initié en huit mois aux secrets de l’économie mondiale. Notre Faust petit porteur est d’abord introduit dans le bureau du tout puissant Camdessus, où il apprend l’art de la prévision économique et de la prière pour que les pauvres restent ce qu’ils sont. Il parcourra ensuite le Brésil, les Etats-Unis, la Russie et le Japon (tous les compartiments du Titanic), puis rencontrera les patrons, Strauss-Kahn, Duisemberg, pour finir comme il se doit à Davos récitant le « Notre père du marché ».

De retour en France, heureux qui comme Ulysse, tralala la confiance et pompopom la transparence, il est viré, ses enfants sont condamnés pour deal de drogue, sa femme s’est tirée avec l’huissier et lui-même - ooouuuu ! - devient SDF-loup des steppes urbaines. Point barre, ou Barre tout court.

Bon, il y a de grands moments. Quand le patron du FMI explique la combine emprunt-bourse-consommation qui fait marcher l’économie américaine, quand Greenspan montre comment il gonfle sa bulle en balançant du liquide ou quand Domi ma caille (DSK) et Denis ma poule (Kessler, du Medef) se papouillent. En une page, tout, c’est-à-dire la matrice logique, est dit sur la politique de triage dans la santé ou sur la magouille des fonds de pension, et les interventions de Merriwether (LTCM) ou de Duisemberg (Banque centrale européenne) sont mieux que vraies car elles dévoilent la réelle folie de ces types. Sous le caractère métaphorique du conte, la monstruosité apparaît de manière bien plus efficace que dans toutes les verbosités linéaires d’un discours.

Pourtant, il y a un truc qui gêne. C’est que, pris d’une certaine façon, tout ça paraît inéluctable et les monstres bien tenir en main leur affaire. Ce qui est faux, car dans le monde « réel », nous « courons comme des malades vers la crise finale » ce que les doctes appellent « crise systémique » - et c’est bon parce que ça nous offre rien moins que l’occasion d’une révolution, si nous sommes capables de construire l’alternative.

Oui, me direz-vous, c’est de la B.D ; et une B.D., c’est pas là pour fourguer des conseils ou des programmes. Exact, mais quand même, il y a comme quelque chose de gênant.

Passons au bouquin. Le Dr Maris s’y déchaîne contre l’économie de marché, en démontre la fraude absolue, avec de bien bonnes. A déguster :

« Le marché est un vaste bordel. (...) Aucun économiste digne de ce nom ne peut prétendre à ce que le modèle d’équilibre général ne soit pas définitivement mort et enterré (...) On ne peut pas aller petit à petit vers la concurrence pure et parfaite. Corollaire : M. Camdessus est un âne (...) La validité des démonstrations économiques repose sur la logique des assertions qu’elles contiennent, et non sur la nature particulière de ce dont elles parlent (...) Tous les théorèmes de ce calcul sont tautologiques (...) Les économistes n’en ont pas [de mains, ndlr]. Pardon : ils ont la main invisible. Ils n’ont qu’elle. (...) Mort le système de Walras, les économistes se sont précipités... sur la théorie des jeux [je ? ndlr]. (...) Aucun expert ne connaît jamais la date des seuils de retournement en Bourse, sinon il serait milliardaire : seuls les initiés, autrement dit les escrocs, peuvent anticiper les seuils (...) DSK appelant à la "rationalité" des marchés, c’est Talleyrand appelant à la prière et pouffant à la fête de l’Etre suprême. »

Bravo l’artiste. Mais quoi, la cible n’est-elle pas un peu trop facile pour le talentueux oncle de l’illustre Mouillard ? Tout ça sent le don Quichotte érigeant en bandits de grands chemins de vulgaires moulins à parole. On tourne un peu en rond à l’intérieur du bocal. N’y aurait-il pas mieux à faire ?

Justement, coucou la revoilà, réapparaît ici la question de l’alternative. Que nous offre le Dr Maris ? Presque rien, mais tout de même quelque chose. Revenir à l’histoire - oui, bien sûr - et « à Smith, Keynes et Marx ». Holà, Dr Maris, oncle Bernard, mes amis, vous ne connaîtriez pas l’économie physique ? Leibniz, l’Académie des sciences, Polytechnique avant Napoléon, Gaspard Monge, Friedrich List, Hamilton, Carey père et fils seraient-ils pour vous des fantômes ? Et les travaux de Cantor et de Riemann, que ni Walras ni Cournot n’ont pris en compte ?

Voilà tout un monde à prendre à bras le corps, bien plus intéressant que les quarterons du bocal.

J’aimerais beaucoup inviter Oncle Bernard à s’y mettre, ça rendrait un fier service à tout le monde. Et il ne nous rebattrait plus les oreilles avec la "science morale" d’Adam Smith, dont « la théorie des sentiments moraux » est de la plus indigeste immoralité. Pire encore, à la fin, l’artiste plonge. Il nous sussure : « Avez-vous réfléchi au fait qu’une civilisation comme Venise avait tout basé sur la beauté, alors que votre civilisation tellement puissante a tout fondé sur la laideur ? » Oncle Bernard, il y a le Dr Maris qui déconne sec. Car Venise a tout basé non sur la beauté, mais sur la finance et le pillage, y compris les croisades et les ghettos. Evidemment, les Vénitiens étaient des voleurs plus distingués et plus esthètes que MM. DSK, Soros, Merriwether ou Greenspan. Mais ils sont bien le berceau de la féodalité financière, celle qui a pris la place de la féodalité du sol, trop ringarde pour résister aux républicains humanistes de la Renaissance. Venise a été la "mère" de cette vaste escroquerie qu’est l’économie anglaise, dont DSK, Merriwether, Greenspan et Soros sont quelques-uns des avatars débiles.

J’ai mis de côté un petit dossier sur tout ça, à l’intention du Dr Maris. A Oncle Bernard, je conseille plutôt Le sacre du printemps, par Modris Eksteins (Plon, 1989) : au pillage financier correspond l’empirisme rationaliste et le titillage romantique des sens. L’un va avec les deux autres, comme Smith avec Malthus et Ricardo.

Ce point est historiquement essentiel. Pour définir l’alternative à ce que montrent avec beaucoup de talent critique et d’honnêteté intellectuelle Oncle Bernard et le Dr Maris, il faut encore faire un effort pour sortir du bocal, là où il y a la vie et l’économie physique qui, elle, est une science.