Les analyses de Jacques Cheminade

Corse : l’inventaire négligent de Lionel Jospin

mercredi 2 juin 1999, par Jacques Cheminade

L’incendie du restaurant de plage appartenant à Yves Féraud est devenu une affaire d’Etat. Les institutions républicaines se trouvent ridiculisées et avilies par ceux censés les servir. Des Ribouldingue, Filochard et Croquignol galonnés, foulant aux pieds le droit et ses principes, sans complexes ni scrupules, ont accumulé des bévues dont on pourrait rire si l’on ne devait en frémir pour ce que cette équipée révèle chez ses auteurs : la conviction qu’on peut tout se permettre puisque le pouvoir rend intouchable. A l’occasion d’une affaire apparemment subalterne, un brutal coup de projecteur se trouve ainsi jeté sur la face inavouable de notre univers politique. Dans l’intérêt de tous, de la République, de la démocratie et de nos institutions, et dans leur propre intérêt, les responsables de l’Etat doivent faire le ménage, dans toute la maison France et non seulement dans sa paillote corse, faute de quoi notre pays perdrait son âme intérieure et deviendrait vulnérable à toute manipulation extérieure dirigée contre son essence même.

Récapitulons rapidement les événements.

Trois gendarmes gradés - un capitaine, Norbert Ambrosse, commandant du Groupe de pelotons de sécurité corse (GPS), un lieutenant et un adjudant-chef - incendient, dans la nuit du 19 au 20 avril, le restaurant d’Yves Féraud. Ils laissent sur place tant d’indices qu’on aurait pu croire à une provocation. Le capitaine incendiaire, par incompétence, se brûle gravement au visage et aux mains, et doit se faire soigner dans un hôpital ! On pourrait rire aux éclats, mais l’affaire serait devenue tragique si le pêcheur dormant habituellement dans la paillote avait été brûlé vif.

Au départ, tout le monde ment. Mais la vérité éclate avec la déposition de Bertrand Cavalier, chef d’état-major de la gendarmerie corse, le 3 mai, complétée le 5 mai, puis les aveux de Norbert Ambrosse et, enfin, ceux du colonel Henri Mazières, commandant de la légion de gendarmerie ! Bertrand Cavalier avait enregistré le préfet Bonnet à son insu et Henri Mazières a finalement reconnu, selon son avocat Mario Stasi, « avoir donné aux cinq gendarmes l’ordre d’incendier la paillote sur les instructions formelles du préfet de région ».

Quant au directeur de cabinet du préfet, Gérard Pardini, il a lui-même rédigé les tracts anonymes retrouvés sur les lieux du crime, qui proclamaient : « Féraud, balance de flics ». Avant d’avouer, le même s’était illustré en rédigeant, le 27 avril, au nom du « corps préfectoral de Corse » et sans son approbation, une déclaration de soutien à Bernard Bonnet. Ici, le cynisme atteint un sommet absolu.

Les responsabilités du cabinet du premier ministre sont éclatantes. L’éditorial paru le 5 mai dans Le Monde le dit avec un gant de velours : « Le manque de vigilance met en cause divers réseaux qui, entre la préfecture de Corse, l’hôtel Matignon et la place Beauvau, ont pris leurs aises durant la longue absence de Jean-Pierre Chevènement après son accident opératoire. »

En tous cas, les hommes nommés en Corse, et en particulier Bernard Bonnet, l’ont bien été par le gouvernement Jospin. Le GPS a été créé le 27 juillet 1998, par une simple circulaire, avec l’approbation du cabinet Jospin. Les affaires corses étaient et sont suivies directement depuis Matignon. Le directeur de cabinet, Olivier Schrameck, est chargé de superviser le travail interministériel sur la Corse et a organisé, d’abord un lundi sur deux puis une fois par mois, dans son bureau, une réunion avec les autres directeurs de cabinet concernés (Intérieur, Défense, Justice, Finances). Il a rencontré à sept ou huit reprises Bertrand Bonnet, et ces rencontres se sont souvent terminées chez le Premier ministre. C’est un des membres du cabinet dirigé par M. Schrameck, Alain Christnacht, qui était le contact de Bernard Bonnet à Matignon. La conseillère technique Clotilde Valter et le chef de cabinet Henry Pradeaux, chargé des écoutes téléphoniques, sont aussi impliqués dans les affaires corses.

Ceux qui coordonnaient depuis un an l’action de l’Etat en Corse, c’est-à-dire . Jospin et Matignon, sont donc bien responsables - même s’ils ignoraient ce qui se tramait à Ajaccio - et se trouvent en première ligne. C’est bien ce qu’a ompris un autre « connaisseur », Charles Pasqua qui, interrogé le jeudi 6 mai sur TF1, a réclamé la démission du Premier ministre.

Que dire de cette sinistre farce ? Nous ne pouvons donner de réponse que sous forme hypothétique, et en deux temps. Tout d’abord, il faut bien voir qu’au sein de l’appareil d’Etat français, l’habitude a été prise, depuis les guerres coloniales et les années Mitterrand, de bafouer la loi s’il le faut, en se croyant protégé par sa « position ». On l’a fait en Corse, comme on l’a fait au Conseil constitutionnel en rejetant le compte de campagne de Jacques Cheminade, comme M. Dumas l’a fait aux Affaires étrangères, comme M. Chirac l’a fait à la ville de Paris et M. Pasqua dans les Hauts-de-Seine.

Ensuite, il est évident que dans « l’affaire corse », il y a à l’oeuvre les réseaux Pasqua d’un côté, notamment dans la police, et les réseaux Dumas de l’autre. M. Lionel Jospin, qui a tant parlé de son droit d’inventaire, a eu, en l’espèce et plus généralement, le tort d’y procéder de manière négligente. C’est sa « négligence » qui lui revient en pleine figure.

M. Schrameck a agi avec une troublante légèreté. Ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, auprès de M. Dumas, il possède quelques amitiés personnelles sur l’île qui l’ont aidé à se constituer un réseau d’informations. Qui passe par Pierre Chaubon, président de la communauté de communes du Cap corse, avec lequel il a travaillé... auprès de Roland Dumas. Quant à Gérard Pardini, natif d’Ajaccio et déjà directeur de cabinet de Bernard Bonnet à la préfecture des Pyrénées orientales, entre 1993 et 1995, il a travaillé brièvement à la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure) en 1989, tout comme d’ailleurs Alain Christnacht (en 1983-1984), avant de devenir, en 1990, chef de cabinet de... Roland Dumas au ministère des Affaires étrangères jusqu’en mars 1993, où il a notamment géré les fonds secrets de ce ministère. Alors ? Alors tous ces hommes ne sont pas des enfants de choeur. Plutôt, pourrait-on dire, des enfants de Dumas. Leurs mauvaises habitudes - ou leur aveuglement - sont notoires...

De l’autre côté, il y a Charles Pasqua. Avec un culot monstre, il vient aujourd’hui conseiller aux uns et aux autres, et en particulier à M. Chirac, de remettre de l’ordre dans des affaires où lui-même a été une cause majeure de désordre. L’un de nos amis a souligné que le dernier des bergers corses et même du Vercors sait le rôle qu’un Daniel Léandri a joué là-bas. C’est cette interaction entre réseaux Dumas et réseaux Pasqua qui se trouve au centre du cyclone. Faut-il s’en étonner ? Non, car ce n’est pas une première. Elf n’a-t-il pas été longtemps un instrument de partage entre Tarallo-Pasqua et Sirven-Dumas ? On le dit beaucoup dans les tours de La Défense et les cabinets des juges.

On ne peut qu’avoir honte. Honte de cette dégénérescence de l’Etat et, bien plus encore, honte de l’hypocrisie et du mensonge de ceux qui l’ont créée et nourrie mais ne craignent pas de faire la morale.

M. Bonnet, vous n’avez plus rien à perdre. Vous devez sauver votre honneur et dire tout ce que vous savez. MM. Jospin et Chirac, la France a aujourd’hui un grand rôle - si elle s’en rend capable - à jouer dans le monde. Mais il faut d’abord nettoyer les écuries d’Augias, refaire l’inventaire et prendre le balai. En êtes-vous capables ? Sinon, vous laisserez dans l’histoire une image de responsables et de coupables.