Jacques Cheminade : La mission de l’Europe contre l’Empire britannique

jeudi 6 décembre 2012, par Jacques Cheminade

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Extraits

« Bien entendu, on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant l’Europe ! l’Europe ! l’Europe ! …mais cela n’aboutit à rien et cela ne signifie rien. » Ainsi parlait Charles de Gaulle le 14 décembre 1965, au grand dam des bien-pensants de son temps. Aujourd’hui, quarante-sept ans plus tard, l’Europe est devenue un repoussoir. Les Etats européens ont abdiqué leur souveraineté nationale au profit de deux entités politiques très étroitement liées. Il s’agit d’une part de ce que de Gaulle a constamment dénoncé sous le nom d’Empire anglo-américain ou britannique, un conglomérat d’intérêts financiers adossés aux réseaux de la City de Londres, et d’autre part de la médiation de cet Empire sur notre continent, cette « chose » que José Manuel Barroso, le président de la Commission de l’Union européenne (UE), appelle un « Empire non impérial ».

La collusion entre ces deux entités relève d’un pacte faustien féodal : l’Empire britannique dispose du pouvoir des finances, de l’argent, du renseignement et de l’idéologie, tandis que l’Union européenne se détruit chaque jour davantage au profit de cet Empire impérial, grâce à la servitude volontaire des peuples européens. Les Etats membres se cachent derrière ce à quoi ils ont eux-mêmes consenti.

Nous autres, citoyens de ces Etats, devenons ainsi des sujets asservis à nos habitudes. Car ce qui a été profondément blessé en nous-mêmes est la meilleure part de nos cultures communes, la croyance dans la continuité du progrès, qui est le sens même de l’existence humaine. Ce qui nous a été volé est la capacité de participer à ce processus et de le diriger, la langue d’une imagination créatrice dans les domaines artistiques et scientifiques. L’Europe est devenue un chaos absurde et sans principes de voix discordantes, sans aucun sens d’une communauté réelle de dessein, sans unité de référence. (…)

Notre mission est donc de sauver ce que signifie réellement la culture européenne. C’est-à-dire de nous délivrer de tout ce qui peut constituer une menace pour notre part d’humanité, et cela signifie non seulement l’Empire britannique en tant que tel, mais le principe même de l’Empire britannique qui infecte notre manière de penser ou, pour être plus précis, qui s’efforce de détruire notre capacité de penser de manière créatrice. En même temps, nous devons concevoir une œuvre politique qui ne soit pas définie par une déduction ou une extrapolation à partir d’où nous sommes, ce qui ne pourrait avoir que des conséquences désastreuses, mais qui donne un sens que des ordres d’existence humaine meilleurs et plus élevés peuvent être atteints. Nous devons, nous autres Européens, recouvrer nos souverainetés nationales et individuelles contre les Empires impériaux et non impériaux. Car une communauté de dessein ne peut être fondée à l’intérieur d’une cage politique mais doit unir, en combinant librement les divers aspects d’une même idée.

La manière la plus profonde de le dire est, je pense, que l’Europe doit être composée non comme une combinaison mathématique ou romantique de sons, comme une composition de Rameau, Strauss ou les pompes d’Elgar, mais comme une composition de Jean-Sébastien Bach, une harmonie polyphonique combinant différentes expositions d’une même idée directrice.

Nous devons d’abord empêcher l’Empire de nuire. C’est pour cela que le principe de la loi Glass-Steagall doit devenir l’arme de l’Europe à venir. Si ce principe n’est pas mis en œuvre, nous ne pourrons obtenir la clé permettant d’ouvrir la porte du futur. Il ne s’agit que d’une clé, mais sans elle, nous ne pourrons pas ouvrir la porte qui mène au jardin clos où se trouve le principe non encore découvert de notre futur européen, pour reprendre la métaphore de Nicolas de Cues. (…)

Une fois que nous aurons ainsi nettoyé ce qui doit l’être, nous devons construire notre avenir. Pour cela, nous devons comprendre le sens réel du mot « économie ». Ce n’est pas acheter bon marché et revendre plus cher des valeurs exprimées en monnaie, et faire la somme des valeurs ajoutées pour aboutir à un Produit intérieur brut. C’est la capacité de garantir la vie de plus d’êtres humains, avec plus d’emplois qualifiés, capables non de répéter des formules mais d’affronter l’inédit, de maîtriser des technologies de plus en plus avancées. L’idée de densité est ici fondamentale : la densité croissante du flux d’énergie permettant de produire davantage et mieux par être humain, par kilomètre carré et par matière apportée. C’est ce qui assure la survie à long terme de l’humanité, en nourrissant la capacité de l’esprit humain de génération en génération.

Le décollage vers ce futur sera possible en bâtissant une plateforme de développement mutuel, à partir de l’infrastructure physique (gestion de l’eau, énergie, transports à grande vitesse…) et humaine (éducation, santé publique, recherche et développement, innovation…) et de l’échange d’hommes, de biens, d’idées, en suivant des corridors de développement Est-Ouest et Nord-Sud. (…)

La réponse de nos ennemis face à cette exigence est de dire : « Soyons réalistes ; nous sommes en crise, il n’y a pas d’argent pour tous ces beaux projets. » C’est ici qu’intervient la notion de crédit. Les économies ne reposent pas sur la base de l’épargne ou de l’émission monétaire en soi ; elles sont bâties par le crédit en faveur d’investissements qui créent les moyens de rembourser les crédits ! Le crédit, comme le savaient très bien après la guerre les participants au Kreditanstalt für Wiederaufbau en Allemagne et au Commissariat général au Plan en France, ainsi qu’au Conseil national du Crédit, est un pari sur l’avenir. (…)

Or ce système de crédit productif public, alimenté par une Banque nationale, est incompatible avec le système de l’euro, qui est par nature un système monétariste au service de l’oligarchie. Il ne peut pas être modifié, il ne peut pas être réparé de l’intérieur parce que son objectif est d’abolir les souverainetés nationales et individuelles qui sont les responsables du futur. On ne peut maîtriser le futur avec des corps vidés de leur âme et de leur culture. La preuve que ceux qui aujourd’hui crient Europe ! Europe ! Europe ! ne croient pas à ce qu’ils disent, est qu’ils laissent s’effondrer le financement des bourses du système Erasmus d’échanges culturels entre jeunes Européens, après en avoir limité le montant à 200 euros (par mois et par étudiant) !

La mission de l’Europe est donc de combattre à la fois l’Empire britannique et son propre Empire non impérial, celui du système de l’euro, qui ferme les portes du futur et détruit la substance des Etats, comme en Grèce ou en Espagne. Pas pour nous enfermer dans des replis nationaux, mais pour amener au monde et à l’Europe ce qui nécessaire pour le futur. (…)

La politique spatiale est essentielle, car la nature du travail pour les programmes spatiaux est la forme la plus avancée de ce que le travail pour le futur de l’humanité devra devenir : un travail cognitif au seuil de nouvelles découvertes, pour affronter l’inconnu et traiter de problèmes qui jamais ne se sont posés auparavant. (…) Certes, il nous reste en Europe le programme ExoMars de l’Agence spatiale européenne. Cependant, il faut être bien conscient de deux choses. La première est qu’ExoMars est un projet qui ne fut pas conçu en fonction de l’existence de l’euro. La seconde est qu’avec le choix fait par l’Europe actuelle de l’austérité, avec le système de l’euro, il ne pourra pas être le premier pas mais un dernier sursaut. (…)

L’année 2013 sera consacrée aux célébrations du 50ème anniversaire du Traité de l’Elysée et a été qualifiée d’année de l’amitié franco-allemande. Puissent nos deux pays ne plus se déchirer au sein d’un système monétariste, mais redéfinir ensemble une Europe de l’avenir. Nous devons mobiliser pour la paix par le développement mutuel beaucoup, beaucoup plus qu’il n’a été mobilisé pour la guerre au cours du sinistre XXe siècle. Ce nouveau paradigme est notre tâche immédiate car il n’en est pas d’autre à la dimension de notre défi, excepté de n’avoir pas d’avenir. Commençons tout de suite, car attendre serait suicidaire.