Les analyses de Jacques Cheminade

Responsabilité des élus et fautes non intentionnelles

mardi 14 décembre 1999, par Jacques Cheminade

Le 14 octobre, devant les assises des Petites villes de France qui se tenaient à Léognan (Gironde), Lionel Jospin a refusé d’atténuer la responsabilité pénale des maires et évacué l’idée d’un "statut de l’élu". Son attitude de grand notable parisien a choqué, alors que la mission des élus locaux devient de plus en plus difficile. Face à une crise générale de la société, ils n’ont pas les moyens de répondre aux urgences sociales et se trouvent mis en cause devant les tribunaux en raison de faits concernant leur commune dans lesquels ils ne sont personnellement pour rien. Nos élus ressentent d’autant plus l’injustice de leur situation que les magistrats qui les jugent sont, eux, irresponsables.

Cette question touche aux fondements mêmes de notre système politique. Le maire, qui est à sa base, est trop souvent devenu un homme découragé. L’on trouve ainsi de moins en moins de candidats à de nouveaux mandats. Nous avons déjà publié, le 20 novembre 1998, dans notre numéro 19, un article qui traitait de ce sujet. Aujourd’hui, nous jugeons nécessaire d’y revenir, car en raison des atermoiements des uns et du manque de volonté politique des autres, le débat s’envenime. On oppose « l’égalité de tous devant la loi pénale » à la nécessité de réparer "l’injustice faite aux maires", comme si ces deux principes, également légitimes, étaient par nature incompatibles.

Pas de régime dérogatoire

Le dilemme ne peut être résolu en accordant des privilèges judiciaires à certains, mais en limitant pour tous les poursuites pénales aux fautes lourdes ou graves.

C’est pourquoi nous ne sommes pas favorables aux trois amendements sénatoriaux au projet de loi sur la présomption d’innocence. Le premier exonère de toute poursuite pénale les maires, présidents de conseil général ou régional, ainsi que les maires-adjoints et vice-présidents concernés, qui auront commis des crimes ou des délits à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions. Le second dépénalise les violations du code des marchés publics, si elles n’ont pas été commises dans un but d’enrichissement personnel. Le troisième rétablit au profit des élus locaux les privilèges du juridiction abolis par la loi du 4 janvier 1993. S’ils étaient adoptés, ces amendements établiraient un régime dérogatoire qui, à terme, créerait fatalement des suspicions.

Il faut dépénaliser

Le vrai problème est de calmer la « fièvre pénale » qui a saisi notre pays et dont les élus sont les premières victimes - mais pas les seules. La solution est de n’appliquer le droit pénal qu’aux fautes volontaires lourdes ou graves, les autres voies civiles ou administratives de réparation restant par ailleurs ouvertes. Insérer une notion de gravité de la faute pénale apporterait une correction nécessaire à notre droit de la responsabilité. Car la Cour de cassation, en déclarant en 1912 et constamment depuis, que la faute civile et la faute pénale se superposent, permet de sanctionner pénalement le moindre manquement. C’est là l’épée de Damoclès qui est suspendue, en particulier et pas uniquement, au dessus des élus, et qu’il faut remettre dans son fourreau pour ne l’en tirer qu’à bon escient. Il ne serait pas difficile, même dans les fautes entraînant des atteintes à la vie ou à l’intégrité des personnes, de distinguer celles qui résultent d’un fait conscient (brûler un stop, participer à une malfaçon contre un avantage...) de celles qui naissent du hasard malheureux, de l’inconscience ou de l’excès de confiance. L’on ne peut, l’on ne doit pas qualifier de "faute pénale" le fait de ne pas avoir tout prévu, tout imaginé, tout empêché.

Il serait ainsi opportun de réserver la voie pénale aux seules initiatives du ministère public, saisi par les plaignants, alors qu’aujourd’hui on laisse les victimes choisir à leur gré entre les procédures seulement réparatrices et les procédures correctionnelles, en se servant de ces dernières - qui sont ainsi dévoyées de leur objet - pour mettre une pression sur celui qu’elles poursuivent, même si sa faute a été légère et involontaire.

En ce qui concerne les maires de petites villes, qui ne peuvent avoir de service juridique intégré à leur mairie et ne disposent pas du temps nécessaire pour prendre connaissance de la réglementation (par an, un maire reçoit entre 10 000 et 15 000 circulaires françaises, sans compter la règlementation européenne), l’on pourrait même envisager la mise en examen de la commune et non plus du maire à titre personnel.

Cette dépénalisation permettra également de soulager des tribunaux engorgés et trop souvent dépourvus de moyens. Il conviendra aussi, pour réellement garantir l’égalité de tous devant la loi, de revenir à une uniformisation des pratiques au niveau national, alors qu’actuellement il existe des politiques locales visant soit à poursuivre à outrance, soit à ne pas poursuivre, même si le délit est identique et commis dans les mêmes conditions.

Le fond du problème est social. Le maire se bat, dans la société où nous vivons, pour que « les derniers de la classe » aient autant d’attention que « les premiers ». Il ne pourra continuer que s’il est aidé par des hommes politiques et des magistrats qui redonnent à tous une espérance, le sens d’appartenir à une collectivité responsable. Sans quoi il ne restera plus que le principe du « chacun pour soi » dans le chaos autodestructeur d’une société procédurière.