Les analyses de Jacques Cheminade

Giuily recule

mardi 14 décembre 1999, par Jacques Cheminade

Les syndicats de l’Agence France-Presse (AFP) ont obtenu qu’Eric Giuily, le président directeur général, « retire définitivement sa proposition de partenariat stratégique global et de transformation de l’agence en société anonyme ». Nous avons expliqué, dans notre numéro 19 du 15 octobre 1999, les raisons pour lesquelles nous nous opposions à cette privatisation rampante, en proposant une autre stratégie dans un cadre plus global. Nous ne pouvons donc que nous réjouir : il est démontré qu’un remède de cheval néo-libéral ne doit pas être fatalement avalé.

Ceci dit, sur le fond du problème rien n’est réglé. L’AFP se trouve face à un double défi. D’une part, selon l’article 92 du traité de Rome, la manne gouvernementale (la clientèle de l’Etat représente environ 43% du chiffre d’affaires) pourrait se voir purement et simplement assimilée à des subventions violant les dispositions sur la libre-concurrence. D’autre part, l’AFP doit investir pour servir les « fils » traditionnels destinés aux médias aussi bien que des produits sur mesure pour l’Internet, les téléphones portables et les ordinateurs de poche connectés, c’est-à-dire pour prendre le virage du numérique et réussir son entrée dans la « toile ».

Que faire ? Au sein du système actuel, accepté par le gouvernement de la gauche plurielle, il serait « logique » de renoncer à la mission de service public et de contourner le blocage syndical par une méthode moins frontale, afin d’avoir accès aux investissements du privé. C’est bien ce qu’Eric Giuily, soutenu en sous-main par Matignon, entend maintenant faire : sans modifier le statut, créer des filiales ouvertes à des partenaires privés.Nous avons vu que, dans ce cas, la « logique » du fonctionnement de l’Agence ne pourrait que changer. Certes, les modèles juridiques pour garantir la liberté éditoriale de l’Agence existent (contrôle par un trust ou verrouillage au sommet par une fondation composée de personnalités indépendantes, comme chez Reuters), mais l’état d’esprit serait tout à fait différent. Les journalistes pourraient bénéficier d’une « charte déontologique », mais que vaudrait-elle face à un Jean-Marie Messier (Vivendi) ou un Bernard Arnault (LVMH) ? Il y aurait probablement « liberté », mais à condition de soutenir les marchés qui, comme chacun le sait, sont le lieu même où cette sorte de « liberté » est supposée régner.

Il n’est donc d’autre choix que de sortir du système actuel. Comment ? D’une part, en reconnaissant que des investissements publics sont nécessaires (au moins 600 millions de francs, ce qui est un prix normal pour faire entendre une voix indépendante) ; d’autre part, en combattant le corporatisme suicidaire au sein de l’Agence.

Il faut sortir par le haut du dilemme actuel : ou bien, efficacité mais contrôle des marchés (en fait, de l’oligarchie financière), ou bien service public mais corporatisme, crise morale et disette financière.

Comme nous l’avons déjà dit le 15 octobre, ce n’est possible qu’à travers la redéfinition d’un dessein mobilisateur : opposition au totalitarisme médiatique de l’oligarchie financière anglo-américaine, en faisant revivre une pensée française sans verbiage ni ratiocinations chauvines, mais ouverte sur l’Europe et sur le monde. L’Union européenne, si les mots ont un sens, ne devrait pas s’opposer à ce dessein.