Le budget delta-V d’un voyage spatial

dimanche 10 mars 2013, par Benoit Chalifoux

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Figure 1. L’unité de base du voyage spatial : l’orbite de transfert de Hohmann
Walter Hohmann a découvert en 1924 que pour passer d’une orbite inférieure à une orbite supérieure autour d’un corps céleste, il faut d’abord une première impulsion au point A pour « embarquer » sur une orbite de transfert (la trajectoire elliptique), puis une seconde impulsion au point B pour se placer sur l’orbite finale.

Nous avons introduit, dans l’article précédent (1.3.2 Voyage spatial : comment la fusion nucléaire va transformer l’espace), le concept d’orbite de Hohmann. Etant donné qu’il s’agit d’une orbite à part entière, il n’est pas nécessaire de dépenser de l’énergie pour s’y déplacer. Les seules dépenses d’énergie ont lieu lorsqu’on désire y embarquer ou en sortir.

Nous avons mentionné que cette situation nous amenait tout naturellement, pour la planification d’une mission donnée, à additionner les quelques coups d’accélérateur qu’il faudra donner au cours du voyage. Nous arrivons à une notion pratique et simple à utiliser, qui est la somme totale des changements de vitesse du parcours, les « delta-V », et que les astronauticiens appellent le « budget delta-V » du voyage.

Figure 2. Orbites ou trajectoires diverses parcourues par un vaisseau selon sa vitesse en un point commun de l’orbite terrestre.
Entre l’orbite circulaire et la trajectoire parabolique (en rouge) se trouve le domaine des corps en orbite autour de la Terre (constitué d’ellipses), et au-delà de la trajectoire parabolique (également appelée vitesse d’échappement) se trouve le domaine des corps « libres », se déplaçant sur des trajectoires hyperboliques.

Depuis les découvertes de Kepler au cours de la période 1600-1620, nous savons que la totalité des orbites ou des trajectoires  [1] empruntées par les corps célestes dans notre système solaire sont décrites mathématiquement par des sections coniques (figure 2), en particulier des ellipses et des hyperboles. Les orbites circulaires parfaites n’existent pas dans le monde réel, de même que les trajectoires paraboliques parfaites, car la parabole constitue la frontière entre les orbites elliptiques et les trajectoires hyperboliques. Les premières sont celles de tous les corps tournant autour d’un autre corps céleste, tandis que le secondes sont empruntées par ceux qui sont seulement de passage, comme certains astéroïdes ou comètes, ou bien des rayons lumineux en provenance de l’espace lointain.

Kepler nous a également appris que c’est l’orbite ou la trajectoire qui définit la vitesse des corps et pas le contraire.  [2]

Ainsi, si un corps doit circuler « confortablement » le long d’une orbite ou d’une trajectoire, il doit ajuster sa vitesse à celle qui est « autorisée » sur le bout de chemin où il se trouve. Ceci fait penser à la situation d’un pilote automobile sur un circuit donné. Si, dans un virage, sa vitesse dépasse trop largement celle pour laquelle il a été conçu, il va perdre le contrôle de son véhicule. Il peut varier sa vitesse à l’intérieur d’une fourchette donnée, mais plus il va s’éloigner de la vitesse idéale, plus l’effort qu’il devra exercer sur le volant sera grand, et plus l’intensité de cet effort devra être constante et précise.

A l’inverse, un coureur cycliste se trouvant sur la piste d’un vélodrome devra faire attention à ne pas aller trop lentement sous peine de tomber, car la piste est très inclinée pour que la gravité puisse compenser la force centrifuge qui se manifeste lorsqu’on s’éloigne trop de la vitesse idéale.

Dans le cas d’un voyage spatial, le pilote d’un vaisseau dispose de moteurs latéraux qu’il peut utiliser pour maintenir son véhicule « en piste » lorsqu’il s’éloigne de la vitesse idéale. Mais tout recours à ces moteurs d’appoint exige une dépense d’énergie, qui peut très vite dépasser les réserves de carburant prévues pour l’ensemble du voyage.

Une fois acceptée l’idée qu’il faille rester à l’intérieur d’une fourchette de vitesse raisonnable, nous pouvons nous concentrer sur l’énergie requise pour effectuer des changements d’orbite.

Tout changement d’orbite dans l’espace demande un changement de vitesse et donc le recours à une force quelconque, ce qui implique à son tour une dépense d’énergie. Pour deux changements de vitesse identiques, deux vaisseaux ayant deux masses différentes demanderont deux dépenses d’énergie différentes, le plus lourd étant le plus gourmand des deux.

Il faut également garder à l’esprit, dès que nous nous engageons dans l’espace, que notre Soleil représente 99 % de la masse totale de notre système solaire. Il impose ainsi partout sa gravité. Tous nos mouvements, à part ceux qui sont limités à la zone d’influence de la Terre (et ceci inclut dans une large mesure la Lune), sont soumis à ses diktats. La seule manière de minimiser son influence est de se déplacer sur des trajectoires ou orbites appartenant à la famille des sections coniques, à la manière des planètes, des astéroïdes et des comètes. Tout changement de vitesse se doit d’être graduel et bien adapté à l’endroit où l’on se trouve. Tout écart de conduite se paye très cher, et les chances de voir quelqu’un s’arrêter ou venir à notre rescousse sont virtuellement nulles.

En partance de la Terre vers Mars

Figure 3.
Schéma montrant l’orbite de transfert de Hohmann entre une station orbitant à une altitude de 400 km atour de la Terre et une autre station orbitant à une altitude de 200 km autour de Mars. On ne prend pas en compte ici dans les calculs le delta-V nécessaire pour passer des orbites aux surfaces des deux planètes.

Pour donner une idée plus concrète de cette réalité, nous allons prendre l’exemple d’un voyage vers Mars, en partance d’une station spatiale située en orbite autour de la Terre, soit à une altitude de 400 km. Nous faisons face ici à deux difficultés différentes. La première est de calculer le changement de vitesse requis pour passer de notre vitesse orbitale actuelle à la vitesse nécessaire pour échapper à la gravité terrestre. Il faut passer en quelque sorte en « mode hyperbolique », ce qui suppose de franchir le seuil de la parabole situé entre la gravité terrestre et la liberté.

La deuxième difficulté est de calculer l’accélération nécessaire pour passer de la vitesse de la Terre sur son orbite – que nous possédons nous aussi puisque nous sommes au moment du départ son compagnon de voyage – à la vitesse exigée à cet endroit bien précis « de la route interplanétaire » qu’est l’orbite de transfert de Hohmann.

Sans entrer dans le détail des calculs, nous pouvons imaginer ces deux problèmes de manière séparée, même s’il s’agit en réalité de donner un seul gros coup d’accélérateur. Il faut d’abord calculer l’accélération nécessaire pour passer d’une vitesse orbitale (7,67 km/s à 400 km d’altitude autour de la Terre) à une vitesse de 10,85 km/s, celle du seuil théorique nous permettant de nous libérer de la gravité terrestre. Ceci équivaut donc à un delta-V de 3,18 km/s. Il faut ensuite ajouter une marge suffisante pour que notre vitesse résiduelle « à l’infini », une fois libérés de la gravité, ne soit pas nulle mais égale à celle qu’il faut, par rapport à la Terre, pour embarquer sur l’orbite de Hohmann. En ce point précis, la vitesse de la Terre autour du Soleil est de 29,79 km/s et celle qu’il faudrait pour embarquer sur la trajectoire de transfert de 32,74 km/s, pour un delta-V de 2,95 km/s. Mais le changement de vitesse total au départ n’est pas, contrairement à ce que l’on pourrait penser, la simple addition des deux delta-V. Il faut faire un calcul un peu plus compliqué, qui nous donne une grandeur plus petite, soit 3,57 km/s au lieu des 6,13 km/s attendus.

Si le coup d’accélérateur en excès par rapport à la vitesse de libération a été calculé de manière suffisamment précise, et que nous accélérons au bon moment et dans la bonne direction, la jonction entre la trajectoire hyperbolique que nous aurons acquise (par rapport à la Terre) et l’ellipse de transfert de Hohmann se fera sans problème. Mais la théorie et la pratique ont montré ici qu’il faut être extrêmement précis, et c’est pourquoi les spécialistes parlent plutôt ici d’ « injection » sur l’orbite de tranfert de Hohmann. Beaucoup de sondes et de vaisseaux spatiaux ont été perdus à ce moment fatidique de leur mission.

L’arrivée près de Mars

Figure 4. Le voyage entre la Terre et Mars
Figure 4a. Pour aller sur Mars, il faut d’abord s’échapper de la gravité terrestre, ce qui signifie qu’il faut accélérer pour dépasser la vitesse-seuil de la trajectoire parabolique et entrer dans le domaine des trajectoires hyperboliques, libres de toute gravité terrestre. Ce seuil est de 10,85 km/s, si nous partons d’une orbite située à 400 km d’altitude (celle de la Station spatiale internationale). Mais pour être en mesure d’embarquer sur l’orbite de transfert de Hohmann en direction de Mars, il faut viser dès le départ une marge supplémentaire et choisir ce que les spécialistes appellent une trajectoire hyperbolique d’ « injection » (en rouge sur le schéma).
Figure 4b. Une fois arrivés dans les environs de Mars, notre vaisseau aura une vitesse légèrement plus faible que celle de la planète à cet endroit de son orbite autour du Soleil.Il faudrait donc en théorie accélérer. Mais puisque qu’il faut en même temps « tomber » jusqu’à une orbite située à 200 km au-dessus de la planète, il faudra également décélérer. Les calculs montrent que la combinaison des deux manœuvres impliquent au final de décélérer.

Le même type de raisonnement s’applique à l’autre bout du trajet, à l’arrivée dans le voisinage de Mars, mais « à l’envers ». Il ne s’agit pas ici de trouver le changement de vitesse nécessaire pour échapper à la gravité et entrer sur l’orbite de Hohmann, mais de calculer celui combinant le passage de la trajectoire de Hohmann à l’orbite de Mars (un coup d’accélérateur de 21,48 km/s à 24,13 km/s, soit un delta-V de 2,65 km/s), à la « chute » sur l’orbite de destination autour de la planète, que nous supposons ici être à 200 km d’altitude. Il faut donc combiner une accélération à une décélération et les calculs, également trop fastidieux pour que nous puissions les reproduire ici, montrent qu’il faudra ici une décélération totale de 2,10 km/s.

Par conséquent, si nous additionnons le coup d’accélérateur au départ de la Terre (3,57 km/s) au coup de décélérateur à l’arrivée autour de Mars (2,10 km/s) nous obtenons, comme budget delta-V total du voyage, 5,67 km/s. Rappelons que dans l’espace, lorsqu’on désire décélérer, il ne s’agit pas de donner un coup de frein comme on le ferait sur Terre mais de faire tourner les moteurs « à l’envers », ce qui exige une dépense d’énergie aussi importante que pour une accélération. Donc, les deux montants s’additionnent.

La quantité de carburant devra être calculée d’avance pour la totalité du voyage, pour l’aller et le retour. Comme nous le disions plus tôt, il n’y a aucune demi-mesure possible. Soit nous apportons avec nous la quantité de carburant nécessaire, soit nous sommes condamnés à ne jamais voir notre destination ni à revenir sur Terre. Il y a donc intérêt à ne pas se tromper dans les calculs !

Pour cette raison, les astronauticiens ont façonné, pour la totalité des planètes de notre Système solaire ainsi que pour leurs lunes, une table des delta-V nécessaires. Il existe également un tableau du même type pour plus de 10 000 astéroïdes (voir la liste ici).

Pour les astéroïdes et surtout les comètes, la tâche est compliquée par l’excentricité plus ou moins grande de leur orbite. Ici, il n’est pas question d’emprunter une trajectoire de Hohmann, car il n’est pas possible de relier par cette méthode deux trajectoires qui ne sont pas raisonnablement circulaires. Les trajectoires d’approche prennent dans ces situations une forme généralement beaucoup plus complexes qu’une ellipse de Hohmann, et impliquent aussi des vitesses (et par conséquent des coups d’accélérateur) beaucoup plus élevées. La situation sera encore pire dans les cas où il n’aura pas été possible de partir longtemps à l’avance, par exemple lorsqu’un astéroïde nouvellement découvert viendrait à menacer la Terre.

Quoi qu’il en soit, le budget delta-V total d’une mission doit être calculé avec beaucoup de soin, et le résultat de ce calcul aura une très forte influence sur l’architecture même de la mission.


[1Lorsque que les trajets sont fermés, on parle habituellement d’orbite, et lorsqu’ils sont ouverts, de trajectoire.

[2Evidemment, un corps lointain s’approchant d’un autre corps quelconque choisira sa trajectoire d’approche en fonction de sa vitesse, mais une fois la trajectoire arrêtée, nous pouvons dire que c’est la première proposition qui prévaut.