Les analyses de Jacques Cheminade

Corse : le vrai danger, le vrai pari

vendredi 1er septembre 2000, par Jacques Cheminade

Depuis mon article, publié dans Nouvelle Solidarité du vendredi 4 août, la question corse a suscité un débat intense et de qualité. Cependant, dans l’échange parfois très vif d’arguments, il manque toujours un élément déterminant. Il s’agit de la manière dont ce qui se passe en Corse s’inscrit dans ce qui se passe en Europe et dans le monde, par delà la France et la Corse considérées comme des choses en soi. D’un côté, les esprits pratiques évoquent la nécessité d’un compromis excessivement risqué mais nécessaire pour apaiser le conflit, de l’autre, les dogmatiques s’en tiennent à une République une et indivisible, dont toute diversité devrait être bannie. Mais il manque à tous l’instrument de mesure essentiel.

La meilleure défense du compromis de Matignon et de Lionel Jospin a été assurée par Jean Daniel dans Le Nouvel Observateur (24-30 août) et, à un niveau moins élaboré, par Jean-Michel Colombani dans Le Monde (25 août). Leur argumentation est en gros la suivante : mieux vaut un pari au grand jour, « mettant les adversaires en passe de devenir les partenaires devant leurs responsabilités » (Jean Daniel), comme l’aurait fait un Pierre Mendès-France, que « les discussions clandestines avec des clandestins » engagées « sous tous les gouvernements précédents » (Jean-Michel Colombani). A juste titre, on souligne que si ce pari peut être contesté, il n’est pas déshonorant ou démagogique. Et l’on ajoute que la plupart des îles importantes bénéficient, au sein des nations d’Europe, d’un statut d’autonomie bien plus large que celui prévu pour la Corse.

Après la volée de bois vert administrée par le talentueux Angelo Rinaldi début août, Lionel Jospin a en outre pris lui-même la plume pour défendre son projet dans Le Nouvel Observateur du 17-23 août. Deux points tout à fait positifs méritent d’être soulignés dans son intervention.

Le premier est la réaffirmation que « la question de l’amnistie ne sera jamais posée pour les assassins du préfet Claude Erignac » et que, « naturellement, la prévention et la répression des activités illégales en Corse (.) continueront à être conduites avec toute la détermination nécessaire, tant que celles-ci se poursuivront ». Plus fondamentalement encore, « si l’état d’esprit ne changeait pas en Corse, si les élus de l’île n’assumaient pas leur responsabilité, si la violence persistait, toute révision constitutionnelle apparaîtrait aventureuse, et pour tout dire injustifiée ».

Le second point, qui n’était pas tout à fait clair dans le texte officiel de Matignon, mais le devient dans le texte de Lionel Jospin, est l’assurance qu’après 2004, le Parlement français aura le droit de refuser telle adaptation dont il aurait délégué le principe, mais dont il désapprouverait les applications. En outre, « les dispositions prises par l’Assemblée territoriale sur l’habilitation du législateur n’auraient pour autant qu’une valeur réglementaire comme dans toute collectivité locale en France : elles seraient placées à ce titre sous contrôle du juge administratif ». Ces dispositions de réversibilité - M. Jospin parle de « délégation révocable » - et de contrôle judiciaire sont complexes, mais respectent la souveraineté de notre Parlement national et de nos tribunaux.

L’on ne peut donc en aucun cas accuser Lionel Jospin et son gouvernement de trahir les principes fondamentaux de la République

Cependant, le danger nous paraît venir, politiquement, de l’aveu de faiblesse consenti à ce moment de l’histoire, face à des « nationalistes » ne représentant qu’une fraction très minoritaire de la population de l’île. Le gouvernement crée ainsi un précédent.

Certes, Dominique Voynet, par exemple, affirme que « Talamoni et ses amis ont condamné les derniers attentats (mais pas les autres, ndlr). C’est une étape importante qui en entraînera d’autres. Le renoncement à la violence est la conclusion logique à laquelle aboutit nécessairement quiconque se place dans une démarche de dialogue ». Et Jean-Marie Colombani d’enfoncer le clou en accusant les critiques d’hypocrisie : « Hypocrisie sur la façon dont "la République" s’est, hélas, longtemps arrangée des spécificités insulaires - clans, banditisme, mafias - que nos républicains nationaux et autoritaires brocardent aujourd’hui . »

Les arguments ont du poids, et ils incitent à approfondir la réflexion.

Cependant, comme Henri Emmanuelli après d’autres, ce qui nous gêne dans le plan Jospin est « le risque de mettre sur le même plan le fusil et le bulletin de vote ».

Car les manifestations xénophobes des nationalistes corses - désignant les non Corses par le même qualificatif d’« allogènes » auquel Le Pen avait recours pour manifester son rejet des étrangers en France - n’ont pas réellement cessé, pas plus que, dans les faits, leur violence. Jean-Pierre Chevènement a raison d’affirmer (le 22 août à l’AFP), que « tant que les organisations clandestines et les élus qui sont dans leurs mains n’auront pas renoncé explicitement à la violence, toutes les dérives resteront possibles ». Cela est d’autant plus choquant que, suivant le dernier sondage IPSOS-Le Point, seuls 13% des Corses réclament l’indépendance (contre 80% qui entendent rester Français).

Alors, où est le vrai problème ? C’est que le compromis de Lionel Jospin, pas plus que ceux de ses prédécesseurs, ne relève le vrai défi.

En effet, le département corse ou la future entité territoriale unique ne peuvent rester, quel que soit le statut administratif, des zones d’assistanat dans lesquelles les mafias et les clans sont plus ou moins tolérés. Car ce serait, dans le moment de crise historique vers lequel nous allons, en Europe et dans le monde, laisser en nous et auprès de nous un très dangereux « point de vulnérabilité ».

Ma position est donc de dire que rien ne me choque dans le pari de Jospin pris en lui-même, dans les conditions de forme désormais mieux définies, mais que les conditions de fond dans lesquelles il est pris ne sont pas acceptables.

Evidemment, nous allons ici bien au-delà de la Corse. Car, j’en suis intimement convaincu, on ne pourra arrêter la dérive mafieuse dans l’île, empêcher la mise en coupe réglée du littoral et fermer la boîte de Pandore qu’à deux conditions essentielles. La première est de mettre en œuvre une politique de justice sociale et de co-développement intégrée dans un espace économique et culturel méditerranéen, du Maghreb à Marseille en passant par la Sicile. La seconde est d’entreprendre un effort, sans compromis, sans compromissions ni fuite en avant, pour y faire vraiment régner la loi républicaine et non ses apparences galonnées.

Plus fondamentalement encore, l’essor de cet espace méditerranéen et l’apaisement de la question corse ne pourront être obtenus que si, au niveau de notre politique nationale et internationale, l’on combat l’oligarchie financière et les mafias qui fatalement en émanent, au lieu de s’adapter à leur ordre avec plus ou moins de réticence.

Il convient de le dire et de le faire. Par delà le choix miné entre démissionner ou rester, c’est ce que devrait dire Jean-Pierre Chevènement en ouvrant une bonne fois pour toutes sa gueule sans regarder derrière lui. Il serait étonné du résultat, en France et en Corse même, comme au sein de la gauche plurielle française et bien au-delà.