Astéroïdes, comètes et défense planétaire : cessons de jouer à la roulette russe !

vendredi 10 mai 2013

Intervention de Kirill Benediktov, auteur et membre du conseil de la rédaction du site Terra America, à la conférence de l’Institut Schiller des 13 et 14 avril à Flörsheim en Allemagne et dédiée à la création d’un nouveau paradigme pour sauver la civilisation.

Le 12 avril 2013 est, en Russie comme ailleurs dans le monde, le Jour de l’espace, et ce en l’honneur du cosmonaute russe Youri Gagarine, le premier être humain à voler dans l’espace. Il a été divulgué ce jour-là que le Premier ministre russe adjoint, Dimitri Rogozine, avait envoyé une lettre au président Poutine, proposant que le prochain sommet du G-20 soit en priorité consacré à la prévention des menaces venant de l’espace. Ce même jour, le président Poutine a annoncé qu’il consacrerait 1600 milliards de roubles [environ 40 milliards d’euros] au programme spatial russe d’ici 2020. C’est une somme considérable, comparable au budget de la NASA. Laissez-moi maintenant vous expliquer pourquoi Rogozine a proposé de modifier l’agenda du Sommet du G-20 à venir. Il s’agit de la menace que constituent certaines comètes et astéroïdes.

La peur des comètes

Depuis très longtemps, l’homme a été très sensible à l’existence d’une menace associée aux comètes. Les astéroïdes, bien évidemment, ne faisaient pas encore partie du problème. Les gens pensaient aux comètes, qui avaient une apparence plutôt effrayante à cause de leur queue.

La comète de Halley sur la tapisserie de Bayeux (en haut à droite), relatant la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant en 1066.

La première comète périodique connue de l’humanité est la fameuse comète de Halley. Son observation est décrite dans les agendas astronomiques babyloniens et les chroniques chinoises de l’ère des Royaumes combattants (203-221 B.C.). Cette fougueuse « étoile au balai » était déjà considérée comme annonciatrice de troubles à venir – les Livres sibyllins romains disaient que la comète serait un « signe de l’épée, la famine, la mort et la chute de puissants personnages et de grands peuples ». L’apparition de la comète au Ve siècle avant J.C. coïncida avec l’invasion d’Attila le Hun puis, au XIe siècle, avec la conquête normande de l’Angleterre. Ce dernier événement est représenté dans la célèbre tapisserie de Bayeux.

Des chroniques russes du XIIIe siècle parlent de la « terrible étoile », avec ses rayons s’étendant vers l’est, la direction d’où sont venues les hordes mongoles qui allaient bientôt envahir la Russie.

C’est seulement en 1910 que l’approche de la comète de Halley causa, pour la première fois, un vent de panique, se propageant à l’ensemble du monde civilisé. Ironiquement, ceci était le résultat direct des accomplissements de la science : pour la première fois, une analyse spectrale de la queue de la comète fut effectuée, révélant la présence de cyanogène très toxique, ainsi que de monoxyde de carbone. Il était connu que la Terre allait passer le 18 mai 1910 dans la queue de la comète, provoquant ainsi une « hystérie de la comète ». Nombreux étaient ceux qui attendaient la fin du monde. On se précipita sur des « pilules anti-comète », des « parapluies anti-comète ». Le célèbre auteur anglais Conan Doyle, inspiré par cette folie, écrivit l’un des meilleurs romans de science fiction, The Poison Belt, dans lequel la Terre traverse une « ceinture d’éther toxique » et l’humanité se trouve immergée pendant plusieurs jours dans un profond sommeil.

Nous savons maintenant que les peurs de 1910 étaient sans fondement. La concentration de substances dangereuses dans la queue des comètes est tellement faible qu’elles n’auraient aucun effet sur l’atmosphère terrestre. Pourtant, au même moment, un autre danger, terrible, nous menaçait réellement. Aucun des scientifiques et écrivains de science fiction de cette époque n’en prit conscience, même s’il se faisait déjà très fortement sentir.

De Toungouska à Tcheliabinsk : 1908-2013

Deux années plus tôt, en 1908, une très forte explosion eut lieu au centre de la Sibérie, près de la région de Podkamennaya Toungouska. Les astronomes ont décrit l’événement comme étant causé par un objet cosmique d’origine cométaire. La force de l’explosion, 40 à 50 mégatonnes, et ses effets se firent sentir jusqu’en Europe occidentale, où l’on vit pendant plusieurs nuits une phosphorescence fantomatique dans le ciel. Le grand scientifique russe Vladimir Ivanovich Vernadski, dont nous célébrons cette année le 150ème anniversaire, définit très précisément « la merveille de Toungouska » comme « une poignée de poussière cosmique ».

Cette « poignée de poussière cosmique », lorsqu’elle entra en collision avec la Terre, détruisit cependant une région forestière de 2000 km², et ce ne fut que par une heureuse chance qu’il n’y eut aucun blessé. Si cet objet était entré dans l’atmosphère une heure plus tard, avec la rotation de la Terre, c’est la [très belle] ville de Vyborg ou les beaux palais de Saint-Pétersbourg qui auraient été réduits en ruines. Ceci fut un avertissement retentissant. Mais puisque ce désastre avait frappé l’une des régions les moins peuplées de la planète, au lieu des zones plus densément peuplées d’Europe ou d’Amérique, l’humanité décida tout simplement de l’ignorer.

Pendant ce temps, le « bombardement » de la Terre se poursuivait. Les événements les plus marquants sont le « Toungouska brésilien » du 3 août 1930, lorsque la chute d’un corps céleste dans la région forestière située entre le Brésil, le Pérou et la Colombie provoqua des incendies durant plusieurs jours, dépeuplant la jungle sur plusieurs centaines de km² ; puis la météorite de Sikhote-Alin en 1947, dont des fragments pesant jusqu’à 80 tonnes s’abattirent en une pluie de météorites dans l’extrême Orient soviétique.

Tandis que ces événements se déroulaient dans des régions faiblement peuplées, un astéroïde qui a presque explosé aux Etats-Unis en 1972 aurait pu conduire à une catastrophe à grande échelle. Avec un diamètre de 80 mètres, il entra dans l’atmosphère terrestre au dessus de l’Utah, à une vitesse d’environ 15 km/s. S’il avait atteint la surface de la Terre, l’explosion aurait été comparable, en terme de grandeur, à celle de Toungouska, mais au lieu de détruire 2000 km² de forêts, cette fois c’est une région de haute technologie et densément peuplée qui aurait été frappée. Heureusement, la trajectoire de l’astéroïde était très superficielle et, après avoir survolé la planète à une altitude de 1500 km, il sortit de l’atmosphère au-dessus du Canada pour retourner se perdre dans l’immensité de l’espace.

L’incident le plus dramatique fut celui, récent, de Tcheliabinsk, où l’explosion d’une météorite fit au moins 1613 blessés – traumatisme mineurs et coupures. La météorite était elle-même relativement petite : environ 17 m de diamètre et pesant quelque 10 000 tonnes.

Soulignons que pendant la semaine du 11 au 18 février 2013, le nombre de corps célestes tombés sur la Terre s’est accru considérablement (en fait, de manière inexpliquée). Des bolides ont été vus dans les ciels de Russie, Kazakhstan, Japon, Australie, Cuba, Afrique du Sud, Maroc, Allemagne, Suisse, Italie, Pays-Bas, Belgique, Royaume-Uni et Lettonie. Ont été aperçus également des nuages argentés atypiques, semblables à ceux observés après l’impact de la météorite de Toungouska. Peut-être l’orbite de la Terre passait-elle à ce moment-là par un nuage inconnu de météorites. Une chose importante ici est que les astronomes observant l’espace proche de la Terre n’ont pris connaissance d’aucun nuage de météorites. On a suggéré que ceci pouvait avoir un lien avec l’astéroïde 2012 DA14, qui est passé près de la Terre la veille du 15 février, à une distance de 28 000 km, mais les trajectoires de cet astéroïde et du bolide de l’Oural étaient complètement différentes.

Ainsi, au cours de mois de février 2013, les capacités de la science terrestre moderne à détecter des menaces d’origine cosmique ont été testées, mais le résultat est, il faut bien le dire, totalement insatisfaisant.

L’abandon de l’IDS et ses conséquences

Chose surprenante, cette menace de l’espace extérieur, devenue apparente bien avant la chute de la météorite de Tchebarkoul [le lac Tchebarkoul dans la région de Tcheliabinsk a été identifié depuis comme l’épicentre de l’impact de la météorite], n’a pas été prise au sérieux pendant longtemps. En fait, seuls les réalisateurs de films catastrophe se montrèrent intéressés, tandis que les politiques et la majorité des scientifiques faisaient le dos rond. Il est possible – même s’il est improbable que quelqu’un arrive à le démontrer – qu’il y ait eu, très tôt, des raisons politiques pour cela.

Par exemple, il semble logique que le développement de l’Initiative de défense stratégique (IDS), telle qu’elle fut proposée aux Etats-Unis par le président Ronald Reagan, aurait dû inévitablement amener à créer un système d’alerte précoce contre les menaces en provenance de l’espace. Bien évidemment, il n’en fut rien. Après la Guerre froide, les Etats-Unis ont vu disparaître leur principal adversaire stratégique – un adversaire qui avait stimulé le développement de leur industrie militaire et aérospatiale – et les gens ont préféré oublier l’IDS. Le prix de cet oubli a été le manque total de préparation des pays les plus avancés technologiquement pour faire face aux problèmes liés aux astéroïdes et aux comètes.

Néanmoins, des équipes isolées de scientifiques ont conduit des recherches dans ce domaine. Une dizaine de projets parrainés par divers pays et organismes privés ont découvert 1311 objets potentiellement dangereux. Ce résultat est basé sur des observations faites depuis la surface terrestre ainsi qu’a partir d’instruments situés en orbite, comme le projet WISE de la NASA ((Wide-field Infrared Survey Explorer).

Même si la Russie a un intérêt vital dans des technologies permettant la prévision et la protection contre la menace d’astéroïdes et de comètes, ne serait-ce qu’en raison de l’étendue de son territoire, les pays occidentaux tiennent ici le haut du pavé. Cependant, en Russie également, il y a eu et il y a encore des groupes et organismes qui travaillent tant sur les technologies pour un système d’alerte précoce que sur les stratégies possibles de défense planétaire.

Parmi ces organisations, il y a le Groupe de travail d’experts sur les menaces cosmiques de l’Académique russe des sciences, plus particulièrement le Conseil sur l’espace, qui fait partie de l’Institut d’astronomie, lui-même une branche de l’Académie. Ce Conseil travaille sous l’égide du directeur de l’Institut, Boris Shustov ; il y a également plusieurs compagnies œuvrant dans le domaine de l’aérospatial, plus particulièrement la société Lavochkin Research and Production Association. Des groupes spéciaux, tels que Aegis, AKO [Danger Astéroïde-Comète] et Apophis travaillent également sous contrat avec le Conseil de l’espace ainsi que l’agence spatiale russe Roscosmos. L’information dont je vais maintenant vous faire part est basée principalement sur un matériel provenant de ces organisations.

Un système unifié d’observation planétaire

Dans toute l’histoire des observations, les scientifiques n’ont réussi qu’une seule fois à prédire une collision avec un objet spatial. C’était l’astéroïde 2008 TC3, que les observateurs avaient découvert le 6 octobre 2008, moins de 20 heures avant son explosion à 37 km d’altitude le matin du 7 octobre. L’endroit avait été correctement prévu, il s’agissait d’un désert du nord du Soudan, pas très loin de la frontière égyptienne.

Cette découverte fut accomplie avec un télescope de 1,5 m de diamètre, le Catalina Sky Survey Telescope. Tous les experts cependant ne sont pas d’accord sur le fait qu’il aurait été possible, en si peu de temps, de détruire l’astéroïde ou changer sa trajectoire, même s’il avait eu pour cible la ville de New York.

Puis, le 2 mars 2009, un rocher de 50 m de diamètre, l’astéroïde 2009 DD45, survola la Terre à 66 000 km d’altitude. S’il l’avait percutée, une catastrophe bien plus grave que l’incident de Tcheliabinsk aurait eu lieu. Cet astéroïde avait été observé le 28 février, trois jours avant son passage, par un astronome amateur et non par un observatoire national.

Le problème de la prévention contre les menaces posées par les comètes et astéroïdes comporte deux éléments : a) améliorer les moyens de surveillance afin de permettre (du moins en théorie) la détection des objets les plus dangereux suffisamment longtemps à l’avance et b) mettre sur pied des moyens de défense planétaire.

Cette tâche est complètement solvable pour un grand nombre de corps célestes, tel l’astéroïde Apophis, dont une rencontre dangereuse avec la Terre est prévue pour 2029 et 2036.

Même dans le cas d’Apophis toutefois, il n’est pas absolument certain que son orbite ne va pas changer en raison de facteurs qui n’ont pas encore été étudiés, et que cela na vas pas mener à une catastrophe d’envergure planétaire. Il serait par ailleurs optimiste de penser que seul Apophis pourrait constituer une menace pour notre planète. Le nombre total d’objets non détectés et possédant un diamètre de plus d’un km est estimé par les scientifiques russes à « moins de 40 », c’est-à-dire moins de 20 % du nombre total de corps célestes potentiellement dangereux encore inconnus de l’humanité et résidant à l’intérieur du Système solaire.

Selon Boris Shustov, le directeur de l’Institut d’astronomie de l’Académie des sciences russe, le nombre d’objets potentiellement dangereux pourrait toutefois s’élever à 200 000 ou 300 000, et seulement 2 % d’entre eux auraient été dans ce cas identifiés par les astronomes.

Afin de détecter ces objets « perdus », nous devons accroître de manière significative l’efficacité de nos système d’alarmes actuels. Premièrement, nous devons créer un réseau de détection planétaire unique, capable de prédire les dangers associés à ces objets. Ce réseau devrait inclure les centres déjà existants – le Centre des planètes mineures (financé par la NASA, sous les auspices de l’Union astronomique internationale), le Jet Propulsion Laboratory (Etats-Unis), le laboratoire de l’Université de Pise (Italie, financé par l’Agence spatiale européenne) – et de nouveaux centres, avec la plus grande couverture géographique possible. Il est absolument nécessaire d’établir des éléments de ce réseau dans l’hémisphère sud également. Pour la Russie, le travail en cours au sein de plusieurs instituts devrait être organisé de manière systématique : un point de coordination unique doit être mis en place pour la collecte et le traitement des données. Ce centre devrait être formé initialement comme un nœud d’un réseau global (supranational).

Des télescopes installés sur des satellites, comme ceux lancés par la NASA et l’ESA, peuvent être bien évidemment avantageux. Mais comme dans le cas de la création d’un système de défense planétaire, il devrait être clair que de tels instruments ne seront efficaces que s’ils sont intégrés dans une stratégie de défense globale.

Le 12 mars dernier, s’exprimant devant le Conseil de la Fédération de Russie, Boris Shustov a identifié le principal problème auquel se trouve confrontée l’astronomie russe : le manque de financement. Il faudra au moins 58 milliards de roubles (2 milliards de dollars) pour créer un programme complet de protection contre les astéroïdes et les comètes, a-t-il spécifié. Comme nous le verrons, ces chiffres correspondent essentiellement à une mission ambitieuse de la NASA. Pour la science russe toutefois, cette somme est très importante. L’événement de Tcheliabinsk pourrait jouer ici un rôle positif. [L’annonce par le président Poutine des 1600 milliards de roubles qui seront consacrés à l’espace d’ici 2020 permettra vraisemblablement de résoudre ce problème. Ndt]

D’un système passif à un système actif

Le plus regrettable est que tous les projets existant dans le domaine de la sécurité spatiale pourraient être classés dans la catégorie des « stratégies passives », consistant à observer les objets dangereux et calculer leur trajectoire.

Le seul exemple que je connaisse d’une influence active de l’homme sur un objet cosmique est le bombardement du noyau d’une comète, Tempel-1, au cours de l’expérience Deep Impact de la NASA au cours de l’été 2005. Les experts russes n’écartent pas la possibilité qu’il y ait eu, dans le cadre de cette expérience visant à étudier la comète et les moyens de l’intercepter, des résultats pouvant être utilisés pour développer de nouveaux types d’armement. Les moyens permettant d’intercepter le noyau d’une comète à une vitesse de 10 km/s [36 000 km/h] pourraient être utilisés pour mettre au point des systèmes de défense anti-balistique. Il est possible que l’on ait également mis à l’épreuve des modèles de frappe à très haute vitesse, nécessaires pour évaluer l’efficacité de nouvelles armes cinétiques, connues sous le vocable de « flèches de Dieu ». Même si c’était le cas, il n’existe encore aucune mission approuvée incluant le développement d’une « contre-attaque » sur un astéroïde.

La mission Apophis, en cours de développement par le bureau Lavochkin, n’a pas encore d’échéance clairement définie, à part celle de l’approche de l’astéroïde près de la Terre.

Le chef de Roscosmos, Vladimir Popovkine, a déclaré il y a dix jours que la NASA avait proposé à la Russie un projet conjoint consistant à capturer et transporter jusqu’à l’orbite lunaire un petit astéroïde (500 tonnes environ). L’idée est de le tracter jusqu’à l’orbite lunaire, afin qu’il puisse être étudié par des robots et éventuellement dans le cours de missions habitées. Il semble toutefois, d’après un article d’Aviation Week, qu’il ne s’agisse pas d’un projet approuvé mais seulement d’une initiative pour laquelle la NASA cherche à obtenir une allocation budgétaire de 100 millions de dollars. Le projet, mis de l’avant par le Keck Institute for Space Studies, impliquerait l’usage d’un « sac » spécial pour capturer l’objet, qui serait ensuite remorqué vers une orbite elliptique lunaire ou un point de Lagrange du système Terre-Lune. Si ce projet était approuvé, il pourrait coûter jusqu’à 2,65 milliards de dollars. Il pourrait ressembler à la figure ci-contre.

La possibilité de prendre des contre-mesures contre les objets potentiellement dangereux se résumerait essentiellement aux deux stratégies de base suivantes : déflexion et destruction.

La déflexion est bien sûr préférable car, premièrement, les effets peuvent être calculés plus précisément et, ensuite, aucune action irréversible ne serait entreprise. Les méthodes de déflexion pourraient être douces (tracteur, voiles) ou dures (explosions ciblées, utilisation de mines, effets cinétiques). Les méthodes de destruction impliquent des technologies militaires, y compris nucléaires. Ceci pose des défis significatifs pour un système de défense planétaire, puisque l’utilisation d’armes nucléaires dans l’espace accroîtrait les tensions internationales, ajoutant des défis supplémentaires à la sécurité de la planète.

L’importance de la coopération internationale

Nous devrons donc procéder sous l’égide d’un projet supranational, sous les auspices des Nations unies. Ceci est exactement ce que le Premier ministre russe adjoint Dimitri Rogozine a répété à plusieurs reprises, dans ses nombreuses tentatives de promouvoir l’initiative russe pour un projet international de défense globale contre les missiles et les astéroïdes.

Rogozine avait proposé, en tant que représentant de la Russie auprès de l’OTAN, d’établir un système civil et militaire pour défendre la Terre contre les menaces provenant de l’espace extérieur, tant d’origine militaire que naturelle. La dernière est associée aux comètes, astéroïdes et autres objets cosmiques. Rogozine a souligné que l’idée d’un projet aussi important, sous les auspices de l’ONU, donnerait à la Russie, entre autres choses, l’occasion de prendre l’initiative sur les Etats-Unis pour déployer un système de défense anti-balistique global, incluant le secteur réservé à l’Europe.

Ceci permettra également de réorienter la décision d’instaurer un système de défense antimissile conjoint avec l’Europe, véritablement unifié, vers un projet civil majeur pour explorer l’espace, au sein duquel la Russie aura son propre rôle scientifique, pratique et industriel à jouer. La Russie et les Etats-Unis s’embarqueraient ainsi dans une mission noble pour sauver la planète. L’initiative originale de Rogozine stipulait :

Ce projet humanitaire au bénéfice de la civilisation repousse la composante militaire au second plan et place sous un jour différent le rôle des Nations unies, qui pourraient devenir leur « parrain politique ». Une Initiative de défense de la Terre pourrait devenir un facteur stimulant majeur pour la recherche internationale et la coopération militaro-industrielle entre les pays d’Occident et les BRICS. La Russie y jouerait un rôle de premier plan.

« Ceux qui décideraient de rejeter publiquement toute participation à un tel projet risqueraient de perdre toute crédibilité aux yeux du monde, et seraient perçus comme des réactionnaires privés de toute vision à long terme, comme des agresseurs potentiels indifférents au futur de la civilisation et poursuivant des objectifs étroits de domination de l’espace extérieur. »

Etant donné le poids et l’autorité politiques accrus de Rogozine, ainsi que le fort soutien dont il bénéficie de la part du complexe militaro-industriel russe, on a de bonnes raisons de croire qu’un tel système sera une priorité du programme spatial russe au cours des prochaines années.

Nous devrions souligner que la Russie a définitivement quelque chose à offrir pour la création d’un système de défense planétaire. Je fais référence en premier lieu au système de défense planétaire Citadel, développé chez Lavochkin. Ce système a été conçu il y a plus de 12 ans ; on pensait alors qu’il ne faudrait pas plus de 7 ou 8 ans pour mettre au point la quincaillerie. La décision politique de créer ce système n’a malheureusement pas été prise à l’époque, peut-être parce qu’il aurait demandé une coopération effective entre les différents pays et agences spatiales.

Premiers éléments d’un nouveau système de défense planétaire

Le système Citadel est un système complexe, formé de plusieurs couches, mais il est constitué d’éléments relativement simples. De plus, tous ses principaux composants (ou leur prototype) avaient déjà été développés par l’Union soviétique. Ceux-ci incluent plusieurs types de fusées et technologies spatiales, armes nucléaires, moyens de communication, de navigation et de contrôle, etc.

Illustration générale du système Citadel, conçu par la Russie en 2005 et présenté au Comité des utilisations pacifiques de l’espace extra-atmosphérique de l’ONU (COPUOS) au début de 2006.

Nous avons maintenant l’occasion unique d’utiliser ces outils, plusieurs d’entre eux ayant été développés à des fins militaires, non pas pour la destruction cette fois, mais pour protéger l’humanité contre les corps célestes dangereux.

Afin d’empêcher la collision d’un objet cosmique dangereux avec la Terre, le plan prévoit de recourir à l’interception, en s’appuyant sur l’infrastructure utilisée pour les vols spatiaux (complexes de lancement, moyens de contrôle, etc.). Il fera appel à des satellites de reconnaissance spéciaux et à des vaisseaux intercepteurs capables d’agir sur ces objets cosmiques dangereux. Les vaisseaux de reconnaissance font partie d’une petite classe d’appareils, tel le Clementine américain, créé à partir de la technologie IDS. Leur légèreté leur permettra d’accélérer jusqu’à des vitesses élevées et d’atteindre ainsi un objet cosmique dangereux plus rapidement qu’avec un intercepteur lourd. Durant son trajet vers l’objet en question, il en évalue les caractéristiques et transfère ces données vers le centre de contrôle au sol, afin d’affiner le plan d’interception et ses effets sur l’objet. Ensuite, les commandes nécessaires sont communiquées au vaisseau intercepteur, qui s’approche de l’objet et le frappe pour le détourner de sa trajectoire ou le détruire. L’expérience acquise durant les efforts pour créer une défense antimissile peut être utile ici. Un impact cinétique ou une explosion nucléaire sera utilisée contre l’objet menaçant.

On a proposé que la base du système de défense planétaire soit l’échelon opérationnel de réaction Citadel-1, conçu pour la protection contre des objets de moins de 100 m de diamètre, le type de ceux qui frappent le plus souvent la Terre. A cause de leur faible dimension, leur détection ne sera possible que dans un intervalle de quelques jours à quelques mois avant la collision. Ceci restreint sévèrement le temps de préparation des intercepteurs, en particulier des lanceurs. Ces exigences sont pour l’instant satisfaites par le lanceur russo-ukrainien Dnepr (une conversion du missile balistique intercontinental RS-20, connu de l’OTAN sous le nom SS-18), et par le lanceur Zenit. Le temps requis pour préparer le lancement, allant de quelques minutes pour le Dnepr à une heure et demi pour le Zenit, fait de ces deux véhicules les seuls au monde à pouvoir être utilisés dans l’échelon opérationnel de réaction.

Les lanceurs de fabrication russes ont de très grandes capacités : avec un Zenit, la masse du dispositif nucléaire chargé d’intercepter l’astéroïde peut atteindre environ 1500 kg. Sa puissance serait de pas moins de 1,5 mégatonnes, pouvant détruire un astéroïde rocheux [de type S, ndt] de plusieurs centaines de mètres de diamètre. En stockant des composants en orbite, la puissance du dispositif en tant que tel pourrait être accrue, permettant ainsi de détruire des objets beaucoup plus gros.

Au départ, on avait présumé que le vaisseau de base pour l’installation de satellites de reconnaissance et d’intercepteurs pouvait être un véhicule comme le Mars-96 ou le Phobos-Grunt, mis au point par Lavochkin. Plusieurs échecs rencontrés par les véhicules fabriqués chez Lavochkin ont réduit significativement les chances de voir le Système Citadel construit par la seule industrie spatiale russe.

La meilleure option serait probablement de combiner les missions, où la Russie fournirait les lanceurs et la NASA ou l’ESA les vaisseaux. L’interception de gros objets à des distances éloignées de la Terre exigera la mise en œuvre d’un échelon de réponse à long terme, comparable à la fonction d’un échelon opérationnel de réaction, avec toutefois des différences de taille. En particulier, les moyens d’interception ne viseront pas à détruire les objets menaçants mais à les défléchir de leur trajectoire, de manière à éviter toute collision avec la Terre. Ainsi, selon les caractéristiques de l’objet en question ­– son orbite, ainsi que le temps disponible – des dispositifs non seulement nucléaires mais de nature différente pourront également être utilisés pour détourner l’objet – des moyens cinétiques (« flèches de Dieu »), réactifs, « billard de l’espace », etc.

Pour y arriver, nous aurons besoin d’importants chargements, de nature diverse, afin d’assembler en orbite terrestre des satellites et intercepteurs lourds, avec des unités de propulsion à étages multiples. Ainsi, pour dévier un objet menaçant, il faudra mobiliser des ressources disséminées sur toute la planète, en particulier celles des puissances spatiales et dotées de technologies nucléaires (Russie, Etats-Unis, Europe de l’Ouest, Chine, Japon, Inde).

Il faudra évidemment mettre en place un cycle continu de conception de projets et autres tâches. Ceci pourrait être fait selon le principe du relais, où le résultat du travail initié en Europe, par exemple, pourrait être repris en Amérique (après transmission par des réseaux informatiques) puis continué en Asie, etc. Bien sûr, pour qu’un tel travail puisse être rapidement organisé, l’humanité devrait préparer à l’avance un genre de Plan de mobilisation pour la défense planétaire, pour le cas où de telles situations viendraient à se présenter.

La simple existence de ressources, tant scientifiques que technologiques, ne permettra pas de gagner le combat contre les menaces d’origine cosmique, à moins de développer et mettre en œuvre une stratégie à l’échelle de toute la planète. Ceci déplace le problème de la défense contre les astéroïdes et les comètes dangereuses du domaine purement scientifique vers le politique. Nous devons mettre en oeuvre une stratégie efficace pour la prévention systémique et la déflexion de ces objets menaçant jusqu’à l’existence même de la civilisation sur Terre.

Sinon, l’humanité continuera à jouer à la roulette russe avec le cosmos mais, à ce jeu, comme vous le savez, on ne peut pas gagner à tous les coups.

(Traduction : Benoit Chalifoux)