Gaia : mieux comprendre la dynamique de notre Galaxie

lundi 24 mars 2014, par Benoit Odille

Entretien de Benoît Odille, du Groupe espace, avec François Mignard, directeur de recherche émérite au CNRS à l’Observatoire de la Côte-d’Azur, responsable jusqu’en 2012 du consortium scientifique européen de traitement des données de Gaia.


Groupe Espace : Le satellite Gaia a été lancé le 19 décembre 2013, avec pour mission de répertorier 1 milliard d’objets célestes, principalement des étoiles, dans notre Galaxie. Première question, pour les sceptiques, à quoi ça sert de compter les étoiles et pourquoi mettre autant d’argent là-dedans ?

F. M. : C’est une question tout à fait légitime et ce n’est pas la première fois que l’on me la pose ! (rires) L’objectif n’est pas d’aller compter les étoiles. Ce que l’on veut comprendre, c’est l’histoire de la formation de notre Galaxie, comment elle a évolué récemment et va évoluer dans le futur.

Pour cela, il faut connaître sa géométrie : quelle est sa taille ? Où sont les étoiles ? Ont-elles tendance à s’accumuler dans une direction privilégiée ? Quelle est la densité d’étoiles par unité de volume près du centre de la Galaxie et dans son pourtour ? Est-ce que le mouvement des étoiles est plus ou moins conforme à la théorie de la gravitation ? Ont-elles le même âge ? Tout cela nécessite de recenser, d’aller examiner exactement où se trouvent ces étoiles et surtout à quelle distance. Mais ce n’est pas suffisant. Il faut aussi connaître comment elles se déplacent : à quelle vitesse et dans quelle direction. Et encore là, il nous manque des choses : on n’a pas la température de l’étoile, sa couleur, son diamètre, sa masse…

Gaia ne va pas apporter toutes les réponses à ces questions, mais va largement y contribuer ; nettement plus que toutes les autres missions qui ont été faites auparavant. Ce qui distingue Gaia d’autres missions d’exploration du ciel un peu systématique, comme Hipparcos ou les missions infrarouge, c’est qu’il opère dans les longueurs d’onde optiques et qu’il vise une précision extrême dans la localisation des étoiles : en unité d’angle, quelques 10 microsecondes d’arc, l’équivalent d’un cheveu vu à environ 1 000 kilomètres. On va identifier les étoiles, les relever, en faire un atlas et donc, si je puis dire, les compter. Mais on n’a pas cherché à dire « on veut 1 milliard d’étoiles et les compter ». C’est une conséquence de ce que l’on veut faire du point de vue astrophysique et astronomique. Dans une autre galaxie, et avec les mêmes objectifs, on serait probablement arrivé à un nombre différent.

Le satellite Gaia
Photo : ESA

GE : Quelles retombées concrètes cela aura-t-il pour l’économie ?

F.M. : Nous sommes dans la recherche fondamentale, c’est-à-dire dans l’acquisition des connaissances de base. Ce n’est pas une recherche finalisée, donc a priori cette mission n’a pas d’objectif économique. Dire qu’elle n’aura pas de retombées, on ne peut pas l’affirmer étant donné qu’il y a un développement technologique conséquent autour de la mission, ne serait-ce que pour lancer le satellite, le suivre, le piloter, corriger les orbites et concevoir l’instrument !

Gaia est à la pointe de la technologie pour une acquisition de données dans l’espace. Donc il y a un effet d’entraînement qui vient de la recherche spatiale, mais qui n’est pas voulu par la mission. Les scientifiques ne sont motivés que par le fait d’approfondir nos connaissances sur le cosmos. Il n’en demeure pas moins que l’on peut s’interroger sur l’utilité pour la société. Ce n’est pas une utilité directe, ce n’est pas une utilité économique mais intellectuelle. L’homme a toujours cherché à découvrir ce qu’il ne connaissait pas, que ce soit sur les mers, au sommet des montagnes, au fond des océans, dans l’environnement proche de la Terre et dans le cosmos. On ne peut pas nier que cela réponde à un besoin naturel.

GE : Dans une conférence récente à Lyon vous avez dit : « Dès l’instant où l’on éclate la sphère céleste, on est confronté à l’infini. » Que vouliez-vous dire par là ?

F.M. : Eh bien, dès l’instant où l’on a admis que les étoiles n’étaient pas toutes à la même distance – collées à la paroi d’une sphère telle qu’on l’imaginait il y a longtemps – si on admet qu’il y en a des proches et des lointaines, le pas qui suit immédiatement est d’en envoyer certaines à l’infini ! On n’a plus de bornes. Dès l’instant où il n’y a plus de sphère, il n’y a plus de raison pour qu’il s’agisse d’une zone limitée entre deux sphères.

C’est ce qui est arrivé lorsque le système de Copernic a « cassé » la sphère des étoiles fixes. L’astronome T. Digges a alors commencé à faire des dessins où les étoiles allaient à l’infini. Donc, on est confronté à cette question : s’il y en a des lointaines, y en aurait-il pas de plus lointaines encore, que je ne vois pas ? On peut ne pas avoir la preuve que cela va à l’infini, mais on est capable de penser que c’est possible. C’est immédiat !

GE : Certains astronomes comme T. Brahé, C. Huygens ou F.W. Bessel se sont alors dits que l’on pourrait prouver que la Terre tourne autour du Soleil si l’on observe un mouvement de parallaxe des étoiles. Pouvez-vous nous expliquer ?

Le principe de la parallaxe
De même que notre oeil droit ne voit pas la même chose que notre oeil gauche, l’observation des étoiles depuis la Terre (ou un point de Lagrange) change au cours de l’année du fait de la rotation de la Terre autour du Soleil. C’est le phénomène de la parallaxe, qui est utilisé par Gaia pour positionner les étoiles de notre Galaxie.

F.M. : En effet, à l’époque, si l’on mettait en évidence ce mouvement de parallaxe, cela aurait prouvé, par les faits, que la Terre n’était pas assise en un lieu privilégié, qui aurait été le centre de l’Univers. L’impact philosophique aurait été considérable puisque l’on ramenait la Terre à une situation ordinaire ! L’idée était de le prouver par la parallaxe, c’est-à-dire de voir dans le ciel le reflet du mouvement de la Terre par rapport au Soleil. La première mesure ne fût faite qu’en 1838 ! Mais cent ans avant, en 1727, on a mis en évidence que la Terre avait une vitesse par rapport aux étoiles et aux constellations, qui s’accordait parfaitement avec une trajectoire orbitale autour du Soleil. La valeur de la vitesse venait également à l’appui de cette interprétation.

Malgré tout, bien avant cette preuve, la communauté scientifique était convaincue de la valeur du système héliocentrique. Mais pour le grand public, cela devenait une connaissance qui n’était plus opposable, sauf à remettre en question les méthodes de déduction scientifique.

GE : Cela nous ramène à Gaia et à sa méthode de mesure. En quoi cette mission est-elle révolutionnaire par rapport aux méthodes du passé ?

F.M. : La méthode de mesure par la parallaxe n’est pas spécifique à Gaia. On sait qu’il faut pour cela observer la direction d’une étoile à deux moments de l’année pour s’apercevoir que chaque étoile a un tout petit déplacement, qui est le mouvement réflexe de la Terre autour du Soleil. Alors, comment Gaia effectue-t-il ce relevé ? C’est là où la mesure spatiale est très originale par rapport aux mesures terrestres.

Balayage du ciel par Gaia
Où on voit bien l’angle de 100° entre les deux points d’observation simultanés.

D’abord, Gaia va observer simultanément deux directions du ciel très éloignées l’une de l’autre, c’est-à-dire à plus d’une centaine de degrés. Il prend deux « coins de ciel » et va explorer les distances angulaires qui séparent les étoiles d’un petit coin de celles qui sont vues en même temps dans l’autre petit coin. C’est de l’ordre de 100 degrés, plus une fraction de degré que Gaia mesure avec une très grande précision. Avec ces deux mesures, une dans chaque direction, vous obtenez essentiellement une longueur d’arc entre une étoile A du petit coin A et une étoile B du petit coin B, qui fait 100 degrés plus une petite fraction parfaitement déterminée.

On peut reporter ensuite ces arcs sur une sphère. Le nombre de manières de faire coïncider tous ces arcs entre eux n’est pas infini – et si la mesure était parfaite il n’y aurait qu’une seule manière d’y arriver. La longueur de ces arcs va légèrement varier au cours de l’année, à cause des mouvements de parallaxe de l’étoile A et de l’étoile B. Et quand on combine cet ensemble de données, on peut effectivement résoudre le système, au sens mathématique du terme, pour le mouvement de l’étoile A, séparément du mouvement de l’étoile B, puis pour C, D etc., enfin toutes les étoiles qu’on a liées entre elles. A la fin, Gaia a relevé, pour toutes les étoiles, qu’il a observées environ 60 fois, la position à 60 époques différentes. En faisant un petit dessin de ces 60 positions, on va obtenir une petite ellipse qui correspond au mouvement réflexe de la Terre.

C’est donc une technique originale, qu’on ne peut pas faire proprement sur Terre puisque observer vers deux directions séparées de 100 degrés est impossible depuis un même lieu : même si vous avez sur le papier une possibilité d’avoir 180 degrés, avec une direction au zénith et l’autre sous l’horizon par exemple, et même avec des angles plus petits, les conditions de réfraction dans l’atmosphère seront très différentes dans les deux directions. Bref, il n’est pas possible de le faire se Terre et surtout pas avec la précision de Gaia. Donc, il faut aller dans l’espace. La technique mise en œuvre avec Gaia a été inventée par l’astronome français Pierre Lacroûte, qui en a fait la proposition au CNES dès le milieu des années 60. Cela a abouti à la mission Hipparcos – lancée près de 20 ans plus tard – qui a prouvé que la méthode était saine. Gaia fonctionne avec le même principe mais avec une précision cent fois meilleure.

GE : Qu’est-ce qui fait que ce sont les français qui ont proposé ce principe et cette méthode ? Somme-nous particulièrement à la pointe en matière d’astrométrie ?

F.M. : L’idée originale de 1966 se trouve être l’œuvre d’un astronome français, mais elle aurait pu être celle d’un allemand ou d’un italien. Historiquement, la France a une très longue tradition d’astrométrie, l’Allemagne également. Il y avait une communauté intellectuelle qui était consciente de la valeur de l’astrométrie non seulement pour placer les étoiles mais pour en tirer des conséquences pour l’astrophysique. Cet intérêt n’était pas partagé en Espagne ou en Grande-Bretagne comme il l’était en France. Il y avait un terreau très favorable pour l’astrométrie.

GE : Quels choix politiques ont orienté la France vers l’astrométrie ?

F.M. : Historiquement, il y avait deux endroits où cela aurait pu débuter : la Grande-Bretagne et la France. C’est là qu’ont été bâtis au 17e siècle les deux premiers observatoires financés par la puissance publique, la Monarchie en l’occurrence, de façon quasiment synchrone, à quelques années près : les Observatoires de Greenwich et de Paris. Ils avaient le même objectif : établir des catalogues d’étoiles et déterminer le mouvement de la Lune avec précision afin de faciliter la navigation, c’est-à-dire, du point de vue politique, le contrôle des mers et du commerce. Il n’y a pas eu d’équivalent à l’Est ou dans le Nouveau Monde.

L’astrométrie moderne, bien qu’initiée par Tycho Brahé, est réellement née à partir de ces deux observatoires : utilisation des lunettes et soin apporté aux observations, décision d’observer régulièrement pour un but astrométrique... La France et la Grande-Bretagne ont dominé cette science aux 17e et 18e siècles. Elle s’est ensuite largement développée en Allemagne. Dès la fin du 18e siècle, les premiers catalogues de mouvements propres sont l’œuvre d’astronomes allemands, et au 19e siècle l’Allemagne a eu tout son rôle dans cette activité.

Le deuxième élément qui intervient probablement pour la France, un peu moins pour la Grande-Bretagne, c’est l’intérêt qu’il y a eu aux 18e et 19e siècles pour les mathématiques appliquées, qui fait que la mécanique céleste et l’astrométrie ont été particulièrement développées et particulièrement riches en France. Le rôle de l’École Polytechnique n’est pas négligeable dans cette histoire, avec le développement des mathématiques.

GE : Pour en revenir à Gaia et aux résultats attendus, quelles sont les hypothèses scientifiques actuelles qui pourraient bénéficier de ces mesures ?

F.M. : On peut en citer quelques unes. Prenons une hypothèse dont chacun a entendu parler : la matière noire. On ne la détecte pas directement parce qu’on ne sait pas de quoi elle est faite, mais indirectement parce qu’elle agit par la gravité. On ne la voit pas, mais c’est de la masse, donc le mouvement des étoiles est influencé par elle... du moins si elle existe.

En observant un très grand nombre d’étoiles à une distance très grande dans la Galaxie, notamment dans la zone externe, leur mouvement mesuré par Gaia pourra être comparé à ce que l’on peut calculer dans l’hypothèse où la Galaxie n’est composée que d’étoiles, de gaz et de poussière. Si ce mouvement est conforme aux prédictions du modèle, il n’y a pas de raison d’invoquer la matière noire. Mais on sait déjà qu’à l’extérieur le mouvement n’est pas tout à fait conforme à ces prévisions. Gaia va mesurer plus précisément, il va fournir un sondage de la présence de matière noire tant à l’extérieur que dans le disque très intérieur de la Galaxie. Aujourd’hui, on n’est pas vraiment capables de répondre à cette question, même si Hipparcos a fourni les premiers indices montrant qu’il y a très peu de matière noire dans l’intérieur de notre Galaxie. Voilà un test qui peut être fait de façon rapide avec les données de Gaia.

GE : Pensez-vous que l’hypothèse de la matière noire soit plutôt crédible, ou avez-vous une hypothèse personnelle différente ?

F.M. : Ah ! Là c’est une autre affaire ! (rires) Aujourd’hui, on n’a pas, à mon sens, complètement tiré un trait sur une hypothèse alternative, qui est que la théorie de la gravitation à grande distance n’est pas exactement celle de Newton – la relativité générale est un élément secondaire dans cette affaire, on peut donc l’appeler la théorie Newton-Einstein. Il y a peut-être une modification de la loi de la gravité à effectuer.

Une large portion de la communauté scientifique pense encore que la matière noire n’est pas la réponse aux anomalies que l’on observe. Si vous me demandez mon avis aujourd’hui, j’aimerais que ce soit la théorie de la gravité. Mais je n’ai pas d’avis profond parce que les arguments en faveur de la matière noire sont aussi très convaincants... Mais c’est assez désagréable d’invoquer quelque chose qu’on ne peut pas voir !

GE : Si on connaît, grâce à Gaia, la position des étoiles et leur mouvement, peut-on remonter le temps pour savoir comment notre Galaxie s’est formée, ou avancer dans le temps pour savoir ce qu’elle deviendra ? Peut-on savoir si le Système Solaire a traversé des zones particulières de la Galaxie qui auraient pu influencer le développement de la vie sur Terre ?

F.M. : Oui, on va pouvoir remonter largement en arrière, sur différentes durées selon ce que l’on cherche à obtenir. Premièrement, il y a le mouvement des étoiles proches, pour savoir s’il y a eu dans un passé plus ou moins récent des passages d’étoiles qui ont déclenché des irruptions de comètes dans le Système Solaire, par exemple. Grâce au mouvement propre mesuré par Gaia et à un modèle de mouvement d’étoiles, on va pouvoir remonter quelques centaines de milliers d’années en arrière. Ce n’est pas la formation de la Galaxie, mais on peut le faire.

Ensuite, on cherche à valider le modèle de capture de galaxies voisines, par « merging », lorsqu’une galaxie en absorbe une autre qui passe dans le voisinage et qu’elles se fondent en une nouvelle galaxie. Là, Gaia va pouvoir remonter très loin dans le passé, des centaines de millions d’années voire même un milliard, car on va pouvoir étudier de façon fine les populations stellaires. Les étoiles d’une galaxie ne sont pas toutes les mêmes ! Il y a des familles d’étoiles qui ont le même âge, des compositions chimiques similaires et surtout des signatures cinématiques, c’est-à-dire des champs de vitesse, qui permettent d’identifier des courants.

Promenade de galaxies naines : dessein d’artiste
Parmi les ensembles d’étoiles qui orbitent autour de notre Galaxie, certains présentent une propriété très intéressante : les effets de marée qu’ils subissent leur font perdre des étoiles le long de leur trajectoire. Ainsi, la galaxie naine sphéroïde du Sagittaire laisse derrière elle une traînée d’étoiles qui permet de retracer sa trajectoire passée. On trouve que cette galaxie est passée près du centre de notre galaxie il y a quelques milliards d’années, dans une trajectoire en rosette.

C’est comme lorsque vous regardez à l’embouchure des fleuves après une grosse pluie, on peut suivre sur des kilomètres les alluvions car celles-ci ne se mélangent pas complètement dans la mer et leur trace demeure. En avion, on le voit par la couleur, mais si on décide de faire des mesures plus fines, par des prélèvements, on va trouver des alluvions de composition différente selon que l’on fasse les prélèvements 20 km à l’Est ou 20 km à l’Ouest. Le fleuve laisse des traces très profondes et durables. L’analyse des sédiments, de la salinité, permet de suivre la trace de l’eau sur de nombreux kilomètres, même si aucune signature n’est visible à l’œil nu.

Pour nous, astronomes, les kilomètres se transforment en années, c’est-à-dire qu’on voit dans les courants d’étoiles des traces de groupes d’étoiles, d’une galaxie ou d’un amas qui ont intégré un jour notre Galaxie et qui ont laissé leurs traces chimique et cinématique. Le chimique correspond aux sédiments et le cinématique au courant de vitesse, qui n’est pas le même que dans le reste de la Galaxie. Ce qui implique d’avoir les mesures de Gaia mais aussi les propriétés physiques des étoiles. Cela va permettre de tracer un portrait de la Galaxie dans un passé très ancien.

On ne connaîtra pas l’histoire du Système Solaire jusqu’à 500 millions d’années, car l’échelle spatiale des mesures (100 à 1000 années-lumière) est plus grande que la distance moyenne entre deux étoiles voisines de la Galaxie (environ 3 années-lumière). Le Système solaire n’est qu’un grain dans cette affaire ! Pour remonter dans le passé du Système Solaire, il faut employer essentiellement des méthodes de calcul bien plus que des observations, tout au moins lorsque on se limite aux mouvements.

Evolution de Gaia autour de L2
Le satellite Gaia évoluera autour du point de Lagrange L2, où il effectuera une trajectoire hors du cône d’ombre de la Terre pour empêcher des écarts de températures trop importants qui pourraient endommager les instruments de mesure.

GE : Gaia est positionné autour du point de Lagrange L2 [1], dans l’axe du Soleil et de la Terre, derrière notre planète et à l’extérieur du cône d’ombre. Pourquoi avoir choisi cet endroit ?

F.M. : C’est un compromis. Mais quelle était l’alternative ? Une orbite autour de la Terre, essentiellement géostationnaire. Dans le cas d’une orbite plus basse, l’objet est très souvent dans l’ombre de la Terre, donc c’est complètement exclu. En plus, il y a en orbite basse beaucoup de perturbations lumineuses et radioélectriques qui sont extrêmement gênantes.

L’orbite géostationnaire a ses avantages : elle n’est pas très éloignée et le bilan de liaison est par conséquent assez favorable, mais elle a un défaut : elle passe également dans l’ombre de la Terre, ce qui nécessite de concevoir le satellite un peu différemment. L’avantage de L2 est la stabilité radioélectrique et thermique, même si la distance est plus importante et que les liaisons mettent 5 secondes à l’aller et 5 secondes au retour, ce qui peut éventuellement poser de petits problèmes pour effectuer des commandes. Mais ce compromis a été choisi pour la très grande stabilité de l’environnement autour de L2. Au point de Lagrange L1, qui est situé de l’autre côté, l’inconvénient principal est bien entendu que le Soleil est juste derrière le satellite et qu’on cherche à éviter cela car notre Étoile est une grosse source de lumière et surtout d’ondes radio. L1 n’est pas un inconvénient pour les observations Gaia, mais rend les liaisons Terre-Satellite beaucoup plus difficiles.

GE : L’ONU a officiellement annoncé en octobre 2013 qu’elle réfléchissait sérieusement à mettre en place un système de défense international contre les astéroïdes. Sachant que beaucoup d’entre eux se trouvent à l’intérieur de l’orbite terrestre, là où le Soleil nous éblouit et où leur détection est par conséquent impossible, Gaia pourra-t-il nous aider dans cette mission ?

F.M. : Gaia n’est pas optimisé pour cet objectif mais il peut produire de très beaux résultats. Il observe tous les objets du Système Solaire qui ont une brillance supérieure à la magnitude 20, donc en particulier les astéroïdes. Il y en a environ 350 000 dans cette gamme. Gaia va en détecter de nouveaux mais aussi observer ceux que l’on connaît déjà. Pour ces derniers, il va permettre d’améliorer considérablement la connaissance de leur orbite, et donc la prédiction des positions passées et futures, d’un facteur 100 à 1000 ! Par exemple, où vont-ils passer dans 100 ou 200 ans ? Aujourd’hui on ne peut pas le dire avec certitude. Gaia va affiner tout ce qui est probabilité d’approche et en particulier exclure un certain nombre d’approches qui ont une certaine probabilité aujourd’hui. La zone d’incertitude autour de la Terre, pour une probabilité donnée d’approche, aura un rayon très inférieur à ce qu’il est aujourd’hui.

Deuxième chose, Gaia peut observer à l’intérieur de l’orbite de la Terre, ce que l’on a beaucoup de mal à faire depuis le sol. Il peut aller jusqu’à 45 degrés du Soleil, donc couvrir les directions qui vont de Vénus jusqu’à la tangente à l’orbite de la Terre. Il va donc découvrir des objets que l’on n’a pas encore vus, incluant certains qui sont susceptibles de s’approcher de la Terre. C’est donc un début d’observation systématique à l’intérieur de l’orbite de la Terre, même si le satellite n’a pas été conçu pour cette fonction. Pour moi, il n’y a pas de doute que Gaia va découvrir entre 10 et 30 000 objets, pas seulement à l’intérieur mais aussi à l’extérieur de l’orbite de la Terre, c’est-à-dire environ 5% des objets connus aujourd’hui, ce qui est assez considérable !

GE : Le risque de chute d’un astéroïde est-il aussi important pour que l’ONU s’en soucie ?

F.M. : Le risque, c’est la combinaison d’une probabilité et des conséquences d’un événement dommageable ! (rires) S’il n’y avait personne sur Terre, le risque n’existerait pas. Les dommages infligés par un objet entre 100 mètres et 1 kilomètre de diamètre sont considérables, quoique la probabilité d’une telle collision soit très faible à l’échelle de la vie humaine. Mais on sait qu’il en arrive couramment sur la Lune, sur Mars. Il est donc raisonnable de faire au moins le nécessaire pour s’informer de ce qui peut arriver !

Après, trouver la parade si on s’aperçoit qu’une collision peut arriver dans un an, 10 ou 100 ans, c’est moins facile ! Mais ce sera d’autant plus facile que la prédiction aura été faite longtemps à l’avance. Si on est dans le dernier mois, je crois qu’il n’y a plus rien à faire ! Si on est dans les dix dernières années, il vaut mieux une action douce et dans la durée. En ce sens, l’ONU veut prendre en main ce que nos collègues américains ont fait depuis une dizaine d’années déjà, tout en étant un peu la risée du monde scientifique. Je pense qu’il faut mettre les moyens pour au minimum évaluer ce risque précisément. Mais si on s’aperçoit qu’il faut programmer quelque chose pour une collision en 2080, là on sera plus motivé je pense !

GE : Une dernière question pour ceux qui, en temps de crise, se demandent quel est l’avenir de l’exploration et de la recherche spatiales. Pensez-vous que les agences spatiales et les gouvernements du monde sont enclins à mettre le paquet pour des programmes ambitieux ?

F.M. : Les crises, il y en a toujours eu. Et je pense que le développement de la recherche en général, qu’elle soit spatiale ou autre, ouvre toujours de nouvelles perspectives. Elle ne nous enfonce pas dans la crise, elle a le potentiel de nous aider à en sortir.

Dans les pays développés, les gouvernements et les hommes qui les composent ont depuis longtemps maintenu, malgré tout, une contribution à la recherche fondamentale. Poincaré rendait déjà hommage aux politiques qui étaient capables de voir suffisamment loin et de dépasser les contingences du court terme. Les scientifiques diront toujours qu’on peut faire plus mais en tout cas cette contribution existe et a existé depuis des années, ceci en dépit des difficultés, des crises, et même des guerres. Ce serait donc une erreur de dire : « puisqu’il y a la crise, on ne va pas se payer le luxe de la recherche scientifique et technologique ». A mon sens ce n’est pas un luxe, c’est un des moyens pour faire face aux crises et éventuellement les éviter. C’est un point de vue très optimiste qui nécessiterait d’avoir un contradicteur en face !

GE : Est-ce que vous sentez qu’il y a une envie d’aller plus loin que juste permettre à la recherche de continuer ? On a vu les Chinois poser un robot sur la Lune, les Européens préparent la mission ExoMars… S’agit-il de projets qui profitent de l’élan du passé (Apollo…) mais qui sont voués à disparaître, ou bien sont-ils la marque d’un vrai début de bond en avant ?

F.M. : Ceux qui décident ne sont pas les agences spatiales mais ceux qui les financent, c’est-à-dire la collectivité dans les pays démocratiques, au travers des votes et de la représentation nationale et européenne. C’est elle qui décide au final : « oui il faut consacrer une partie de nos ressources à cela ». Les agences spatiales, elles, mettent en musique. Elles sont très motivées !

Bien évidemment, elles vont sélectionner. Par exemple, tout le monde n’a pas le même avis sur la place de l’homme dans l’espace. Pour explorer Mars, certains vous diront qu’on peut le faire avec des robots, qu’il n’est pas nécessaire d’investir 100% des ressources dont on dispose pour des vols humains. Ce raisonnement existe et du point de vue rationnel, je le soutiens. Simplement, envoyer des hommes sur Mars ou sur la Lune, c’est bien plus que de la recherche scientifique !

Quand la NASA a envoyé des hommes sur la Lune, c’est le pouvoir politique qui a décidé, pas les scientifiques. Si on avait dit : « on veut aller sur la Lune parce qu’on veut connaître la composition des roches, savoir comment se sont formés les cratères, savoir l’âge des mers… », les scientifiques auraient dit : « d’accord, on va envoyer un rover, voilà les analyses à effectuer, ça va coûter 3 milliards de dollars ». Comparé au développement nécessaire pour envoyer des hommes sur la Lune, c’est peanuts ! Mettre des hommes sur Mars ou la Lune, c’est la volonté, le besoin, la nécessité d’aller explorer ce qu’on ne connaît pas, et envisager que l’homme puisse y prendre place. Cela va bien au-delà de la science.

GE : L’homme peut faire des choses que le robot est incapable d’accomplir. L’astronaute Jean-François Clervoy disait que le principal apport d’un être humain par rapport à un robot, c’est qu’il est capable d’exprimer à son retour sur Terre ce qu’il a ressenti en étant « là-haut »…

F.M. : Oui, mais exprimer ce qu’il a ressenti, ce n’est pas contribuer à l’augmentation des connaissances.

GE : C’est une nouvelle émotion, inconnue jusqu’alors !

F.M. : Effectivement, c’est l’homme qui découvre un sentiment extraordinaire de la présence humaine sur une autre planète. La phrase d’Armstrong : « un petit pas pour l’homme, un grand pas pour l’humanité » est parfaitement en accord avec cela. Le voyage sur la Lune, c’est cela, un grand pas pour l’humanité !

L’apport des missions scientifiques humaines sur la Lune n’est pas considérable, ou en tout cas pas tout-à-fait en rapport avec ce qu’on a obtenu avec d’autres modes d’exploration moins coûteux. Ce que je n’aime pas, c’est qu’on prenne le prétexte scientifique pour envoyer des hommes sur Mars. Il vaut mieux le dire dès le début, c’est pour une tout autre raison ! (rires) Mais je suis sûr qu’il y aura un jour un désir irrépressible d’envoyer des hommes sur Mars. Et pourvu qu’on y mette les moyens, je soutiens cette approche. Bien sûr, il y a des arbitrages à faire, mais si on peut dégager les ressources, mettre un pied sur Mars, sera un événement majeur dans l’histoire de l’humanité.

GE : Vous sentez que l’Europe serait prête à s’engager là-dedans ?

F.M. : Ce ne sera pas l’affaire de l’Europe mais de toute la communauté mondiale. Encore que si l’on regarde l’évolution de la puissance économique chinoise et le désir qu’elle a de montrer qu’elle est une grande puissance mondiale, elle serait sûrement prête à y aller toute seule !


[1Actuellement, le satellite est en orbite autour du point de Lagrange L2 et termine sa phase de tests et de réglages, pour commencer sa mission scientifique début juillet.