Ne mettez pas de bitcoin sous votre sapin, vous allez vous prendre une bûche !

jeudi 21 décembre 2017

Un jour de 1929, un riche contrebandier du nom de Joseph Kennedy (père du futur président des États-Unis) se faisait cirer les chaussures par son cireur habituel. À un moment, le bonhomme leva la tête et lui dit : « M. Kennedy, j’ai un tuyau remarquable à vous donner, sur une action... » Kennedy écoutait l’homme mais se dit immédiatement que si les cireurs de chaussures se mettaient à boursicoter, alors il était temps de tout vendre. Le marché était arrivé à son plus haut niveau. Kennedy vendit ses actions juste avant le krach, et devint l’un des hommes les plus riches de l’Amérique des années 1930.

De même aujourd’hui, la frénésie du bitcoin gagne nos contrées rongées par la crise économique, provoquant partout des sécrétions collectives de dopamine et de sérotine, depuis la veuve de Carpentras jusqu’au retraité au comptoir du café de Darien, au fin fond du Connecticut.

Cette « crypto-monnaie » suscite une grande agitation dans l’ensemble de la presse financière et des médias, face à son envolée spectaculaire ; en effet, alors qu’elle ne valait que quelques cents à sa création, en 2009, son prix était en août dernier de 4 000 dollars, pour atteindre près de 20 000 à la mi-décembre ! Et, alors que la Chine, le Maroc et la Corée du Sud ont mis en place des mesures pour l’interdire, le Japon l’a légalisé et les institutions financières internationales en font la promotion. Aux États-Unis, la Bourse de Chicago a inauguré le 10 décembre le premier marché à terme sur le bitcoin. Le 7 décembre, la banque Goldman Sachs s’est dite prête à servir d’interface entre acheteurs et vendeurs de produits financiers liés à la monnaie virtuelle. Et on s’attend déjà à son introduction au Nasdaq en 2018.

Alors, s’agit-il d’une bonne idée de cadeau de noël pour votre grand-mère ?

Crime, fantasmes et cupidité

Dans le monde orwellien d’aujourd’hui, où l’on parvient à faire croire que le noir est blanc, ou que l’injustice est juste, de la même façon on a fait croire que le bitcoin (ainsi que d’autres crypto-monnaies) représentait une alternative au « système », alors qu’il n’en est qu’une des expressions les plus extrêmes et les plus perverses. Il est tout à fait cohérent avec le projet libertarien inspiré par l’un des concepteurs de l’ultra-libéralisme moderne, Friedrich von Hayek, promoteur des monnaies « privées » indépendantes de tout État. Faire des crypto-monnaies l’alternative à un système dans lequel les monnaies ont justement été retirées du contrôle des États, pour passer entre les mains des « faux-monnayeurs » des banques centrales et des banques privées, c’est quand même un comble !

De plus, le bitcoin n’a aucune base réelle. Une équipe de chercheurs australiens vient de réaliser une étude, intitulée « Sex, Drugs and Bitcoin », montrant que près de la moitié des transactions en bitcoin sont associées à l’achat ou la vente de biens et services illégaux, dont les drogues, les armes et les logiciels piratés ; et que, d’un autre côté, la grande majorité des utilisateurs légaux ne font qu’acheter et garder le bitcoin, attendant que son cours monte, comme le cireur de chaussures de Joseph Kennedy.

Nous nous sommes rendus la semaine dernière au 35, rue du Caire, à Paris, devant la Maison du Bitcoin, et avons pu prendre la mesure de la fièvre de cupidité que la « monnaie magique » crée chez le quidam moyen. « Le tout, c’est de se retirer au bon moment ! » entend-on ici. « Le bitcoin, c’est déjà has been, investissez dans la monnaie Ripple », entend-on là. « Je suis envoyé par le gestionnaire de fortune de ma patronne qui est une vieille dame ; je viens prendre des infos », nous explique quelqu’un. Un trentenaire ayant investi dans le bitcoin, alors qu’il ne valait encore que quelques centimes, venait tout retirer ce jour-là, devenant millionnaire. À la question « Êtes-vous cupide ? », il a répondu : « bien sûr, et c’est grâce aux naïfs [les derniers arrivants] que les initiés comme moi empochent le magot ! »

Le détonateur du grand krach ?

Avec une valeur suivant de près la course folle de la bulle des tulipes de 1637 en Hollande, les analystes évoquent de plus en plus de la possibilité d’un krach. Et ce krach pourrait déclencher une crise de l’ensemble du système. Car, comme Ambrose Evans-Pritchard l’écrit dans le Daily Telegraph le 14 décembre, « la bulle globale [« the everything bubble »] est sur le point d’exploser ».

Cours du bitcoin le 21 décembre 2017
Bulle des tulipes aux Pays-Bas (1637)

Du fait du mécanisme empêchant que l’émission totale de bitcoins ne dépasse les 21 millions, plus les investissements se rapprochent de ce chiffre fatidique, plus la monnaie se fait rare, exacerbant l’envolée de son prix. Le bitcoin a augmenté de plus de 1700% depuis le début de l’année ! La masse totale représente aujourd’hui environ 400 milliards de dollars.

Dans sa tribune parue le 9 décembre dans L’Obs, intitulée « Ce que révèle la folie du Bitcoin », l’économiste Daniel Cohen analyse le phénomène : « Dans un monde qui cherche du rêve et du rendement, le bitcoin a fait marcher la machine à fantasmes. En un an, son prix a été multiplié par dix, en deux ans par cent ! » écrit-il. « Tout a été fait pour créer une ressemblance avec l’or. On peut ‘creuser’ des mines de bitcoins, comme des orpailleurs, en résolvant des algorithmes complexes qui font gagner des bitcoins gratuits... » Mais « le bitcoin reste, malgré son habillage, ce qu’il convient d’appeler une bulle financière », continue l’économiste. « Les acheteurs veulent le détenir non pour sa valeur intrinsèque, il n’en a aucune, mais pour pouvoir le revendre plus cher à d’autres gogos. Quand il ne s’en trouvera plus, la bulle éclatera ».

Le bitcoin bénéficie à ceux qui veulent échapper à l’impôt, explique Daniel Cohen. « Il offre à tous les mafieux du monde un moyen de paiement idéal : sécurisé, immatériel, et qui échappe à la sphère publique ! » Toutefois, cette folie n’a pu prospérer que parce que les autorités publiques ont laissé faire. « Le jour où elles décideront de l’interdire, comprenant qu’il tire sa valeur de son lien avec l’illégalité, le bitcoin sera immédiatement démonétisé ». Tiens, voilà quelque chose que l’on pourrait tout à fait appliquer à l’ensemble du système financier offshore de Londres et de Wall Street !