Poutine face au dilemme économique : libéral-monétarisme ou économie physique ?

jeudi 29 mars 2018

On cultive à l’Ouest le mythe d’un Poutine autocrate s’accrochant au pouvoir en exacerbant dans la population russe le sentiment que l’ennemi extérieur occidental agresse leur pays, tout en laissant se dégrader la situation économique et sociale. Cette idée est doublement fausse.

Si une image d’ennemi extérieur a bien été construite, c’est dans l’autre sens, par les néocons anglo-américains – et leurs complices français entre autres – vis-à-vis de la Russie. Rappelons qu’à son arrivée au pouvoir, Poutine faisait tout son possible pour relever le pays de la catastrophe engendrée par la fameuse « thérapie de choc » imposée par les Occidentaux. Il s’agissait désormais de remonter la pente et de redonner à la Russie son rang de grande puissance. Ainsi, la situation intérieure russe s’est améliorée au cours des années 2000, avec même un relatif boom grâce aux revenus du pétrole et du gaz naturel. C’est à la suite des événements de 2014 en Ukraine et des sanctions occidentales, combiné à la chute des prix des hydrocarbures, qu’elle s’est dégradée.

D’ailleurs, lors de son adresse à la nation du 1er mars, où il a présenté les nouvelles armes stratégiques développées par la Russie, le président Poutine a consacré les deux tiers de son discours au défi économique. Suite à sa réélection, il est revenu sur ce sujet le 23 mars, lors d’une intervention télévisée : « Je crois que cette spectaculaire mobilisation civique est d’une importance cruciale, et qu’il sera essentiel de consolider cet engagement, d’autant plus compte tenu des défis nationaux et extérieurs complexes auxquels nous sommes confrontés ».

« Nous devons faire une véritable percée », a-t-il souligné. « Nous allons créer de nouveaux emplois et accroître l’efficacité de notre économie, augmenter le revenu réel de nos citoyens, réduire la pauvreté, développer les infrastructures et la sphère sociale, l’éducation et les soins de santé, résoudre les problèmes environnementaux et d’accès au logement, et nous continuerons à rénover et à réorganiser les petites villes et les villages. Tout cela devrait être basé sur une percée technologique puissante, qui n’a pas encore été réalisée ».

La question du financement se pose, bien sûr, et de nombreux observateurs estiment tout simplement impossible le financement simultané d’un plan militaire de haute technologie et une politique sociale aussi ambitieuse.

Plusieurs propositions ont été faites en matière de politique fiscale : certains, comme le conseiller du Kremlin Andrey Belousov, suggèrent d’augmenter de 13 % à 15 % l’impôt sur le revenu (qui est le même taux pour tout le monde en Russie) et de mettre en place une taxe sur les transactions commerciales ; d’autres, comme le ministre des Finances Anton Siluanov, proposent de réformer le système fiscal afin d’attirer l’investissement privé dans les investissements en infrastructures.

Deux écoles de pensée économique

Toutefois, au-delà de ces considérations monétaristes, un véritable débat fait rage en Russie, mettant aux prises deux approches inconciliables de l’économie. Dans une tribune publiée le 20 mars sur le site Carnagie.ru, le journaliste russe Konstantin Gaaze écrit : « le conflit qui va dominer le quatrième mandat de Poutine ne se jouera pas entre les faucons et les colombes, mais entre deux écoles économiques : les ‘industrialistes’ (...) et les libéraux ».

Il s’agit d’un côté des disciples de l’économiste et académicien Yury Yaryomenko, et de l’autre des partisans des conceptions libérales d’Anatoly Chubais et de Yegor Gaidar. « Ces deux écoles économiques sont engagées dans une impasse depuis la fin des années 1980, et une coalition est impossible, car les deux parties voient les principes de l’économie de manière totalement différente », écrit Konstantin Gaaze.

La première école, dont font partie Andrei Belousov et le chef de l’administration du Kremlin, Anton Vaino, considère l’économie comme une grande usine. « Pour développer l’économie, il faut stimuler la production, réinvestir dans la modernisation de la chaîne de production et investir dans la R&D. La partie du discours de Poutine concernant la défense stratégique ne reflète pas tant une augmentation de la puissance de feu offensive que des investissements efficaces en R&D, et des réalisations dans ce domaine essentiel de la mythologie de l’ancienne URSS : la promotion des découvertes scientifiques ». Cette approche de l’économie implique que « les banques privées et publiques, les entreprises d’oligarques et les sociétés publiques ne sont que des ateliers d’usine qui doivent produire et ne rien faire d’autre », se lamente Gaaze.

Ce que ne dit pas Konstantin Gaaze, c’est que cette approche scientifique de l’économie prend sa source dans la politique mise en œuvre par le Comte Witte entre 1892 et 1903. Witte s’était inspiré du « Système américain d’économie politique » d’Alexander Hamilton, Friedrich List et Henry Carey, pour lancer une vaste industrialisation de la Russie basée sur le développement du réseau ferroviaire, dont le Transsibérien. (A ce sujet, voir la vidéo de la conférence de Christine Bierre du 28 mars) Hamilton, List, Carey et Witte rejetaient explicitement la théorie du « libre-échange » britannique. [1]

« Pour les libéraux, ce sont le marché, l’argent et l’activité d’investissement des entreprises qui constituent l’économie », poursuit Gaaze. « L’économie est donc gérée non pas par des interventions monétaires de l’État dans l’industrie manufacturière et la R&D, mais par le taux d’actualisation, le ciblage de l’inflation, la masse monétaire, le climat d’investissement, etc. De ce point de vue, la production industrielle et les inventions scientifiques sont importantes en soi, mais ne déterminent certainement pas les perspectives de l’économie ». Les principaux représentants de ce groupe sont l’ancien ministre des Finances Alexei Kudrin, la directrice de la Banque centrale Elvira Nabiullina et le ministre des Finances Anton Siluanov.

Comme l’affirme Konstantin Gaaze, « aucun technocrate ne sera capable de former une équipe efficace à partir de personnes ayant des conceptions aussi diamétralement opposées sur ce qu’est l’économie ».

Nul doute que la possibilité d’intégrer pleinement la Russie dans les Nouvelles Routes de la soie lancées par la Chine, d’en faire un « pont terrestre » entre l’Europe et l’Asie, grâce à une nouvelle politique d’industrialisation à grande échelle, de modernisation des infrastructures de base, et de développement urbain, dépendra de la décision d’en finir une bonne fois pour toutes avec les conceptions archaïques du libre-échange. Ce qui vaut pour la France, l’Europe et les États-Unis, bien sûr.

Intervenant ce jeudi matin sur les ondes de RTL, Jean-Yves Le Drian a confirmé que la visite du Président français en Russie, prévue les 24 et 25 mai prochains était toujours à l’ordre du jour malgré les tensions générées par l’empoisonnement de l’ex-agent double russe Sergueï Skripal au Royaume-Uni. « Nous voulons avoir avec Moscou un dialogue franc, un dialogue sans ambiguïté, un dialogue exigeant, et nous demandons à Moscou de respecter le droit international », a-t-il poursuivi. Faut-il encore ne pas se tromper de sujet.

 


[1Au XXe siècle, suite à la mort de Franklin Roosevelt et l’assassinat de John F. Kennedy, les élites américaines ont été induites à abandonner l’héritage du Système américain d’économie politique et à adopter le système britannique de libre-échange. C’est l’économiste et homme politique Lyndon LaRouche qui a relevé le flambeau, menant un long combat pour inspirer aux États-Unis et dans le monde une renaissance de cette science de l’économie physique, telle qu’elle se manifeste aujourd’hui autour des Nouvelles Routes de la soie. Lire : Les perspectives de l’économie secrète, par Lyndon LaRouche, 2010.