L’Italie ouvre une brèche dans la forteresse de l’Union européenne

lundi 11 juin 2018

Il est devenu évident au cours du week-end dernier, même pour les observateurs européens avec leurs lunettes embuées, que l’idée qu’on se faisait d’un ordre mondial dominé par les « Occidentaux » n’est plus du tout valable aujourd’hui. Le G7 qui s’est tenu au Canada en a été la démonstration, malgré les gesticulations verbales d’Emmanuel Macron. Et le contrepoint ne pouvait être plus parfait, puisqu’au même moment se réunissaient les représentants de la moitié de l’humanité au Sommet de l’Organisation de la coopération de Shanghai, à Qingdao, en Chine.

Donald Trump, encouragé par l’effondrement de l’opération « Russiagate » lancée contre lui, a mis les pieds dans le plat en proposant que la Russie soit réintégrée dans le G7, ce que Giuseppe Conte, le nouveau président du Conseil italien, a immédiatement soutenu. Le président américain a ensuite annoncé qu’une rencontre entre lui et le président Poutine aura bien lieu prochainement, sans doute à Vienne, en Autriche.

Les gardiens du vieil ordre néolibéral et de sa géopolitique impérialiste sont dans les cordes. De plus, les développements politiques italiens sont à mêmes de déclencher en Europe un processus capable de nous libérer enfin de cette véritable « occupation », qui nous empêche de mener une politique intérieure et extérieure cohérente avec nos intérêts nationaux et ceux de l’humanité.

Au menu : séparation bancaire et fin des sanctions contre la Russie

Lors de son discours de politique générale, prononcé le 5 juin après avoir obtenu le vote de confiance du Parlement italien, Giuseppe Conte a annoncé entre autres l’intention du nouveau gouvernement d’engager une politique de détente avec la Russie, et de séparer les banques de dépôt et les banques d’affaires (Glass-Steagall). Si cette dernière proposition n’a pour l’instant suscité quasiment aucun commentaire dans la presse européenne, elle n’en inquiète pas moins les milieux financiers et bancaires.

« Nous en sommes arrivés à la conclusion, y compris dans le contrat [de la coalition], de la nécessité de distinguer les banques émettant du crédit, très liées à la communauté, et les banques d’investissement plus enclines à la spéculation », a déclaré Conte devant la Chambre. « En ce qui concerne les questions internationales, les marchés et la sécurité, nous voulons tout d’abord réaffirmer notre appartenance à l’alliance atlantique, les États-Unis d’Amérique étant notre partenaire privilégié. Mais attention ! Nous allons pousser pour une ouverture vis-à-vis de la Russie, une Russie qui a consolidé ces dernières années son rôle dans diverses crises géopolitiques. Nous promouvrons une révision du système des sanctions, à commencer par celles qui risquent d’humilier la société civile russe ».

Le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, qui a visiblement oublié qu’il était secrétaire et non général, a lancé : « Nous devons maintenir le dialogue politique avec la Russie, mais les sanctions économiques sont importantes », pour que « Moscou change de comportement ».

De son côté, le spéculateur George Soros s’est dit « inquiet de la proximité du nouveau gouvernement avec la Russie. (…) Poutine essaie de dominer l’Europe ; il ne veut pas la détruire, mais exploiter ses capacités productives, car l’économie russe sous sa direction ne peut qu’exploiter les matières premières et les hommes. C’est une grave menace, et je suis vraiment inquiet ». Claudio Borghi, le principal conseiller économique de la Ligue, a réagit aux propos du milliardaire en tweetant : « Le nouveau gouvernement inquiète Soros ? Cela signifie que nous allons dans la bonne direction. Nous étions inquiets quand il venait secrètement rencontrer Gentiloni [l’ancien président du Conseil] ».

L’immixtion intempestive dans la souveraineté politique de l’Italie est désormais déballée sur la place publique. En effet, le Financial Times a révélé le 7 juin que la Banque centrale européenne (BCE), lors de la phase finale de la formation du gouvernement Conte – avant la décision du président Mattarella d’opposer son veto –, avait réduit la proportion de bonds souverains italiens qu’elle achète dans le cadre de son programme de « stimulus économique ». Pour se justifier, la BCE a prétexté qu’elle avait dû le faire afin de racheter d’importantes quantités de bonds allemands arrivés à « maturité ». Claudio Borghi a fait remarquer que « ce ne sont pas les marchés en général qui ont le plus d’influence sur la valeur [des bonds]  ; la BCE représente de loin le facteur le plus déterminant ».

Ces manœuvres de la BCE ont donc largement contribué à provoquer la hausse des taux d’intérêts sur les emprunts italiens, poussant ainsi le président Mattarella à rejeter le premier gouvernement Conte le 27 mai. Autant pour ces élites « euroïnomanes » qui font à tour de bras des leçons de démocraties, à l’instar du commissaire européen au budget, Günther Oettinger, qui a sommé les Italiens de travailler davantage et d’être moins « corrompus », après avoir affirmé que les marchés allaient « apprendre aux Italiens à bien voter ».

Politique anti-immigration ou de co-développement économique ?

Il sera intéressant de suivre la politique économique du nouveau gouvernement italien. Le ministre des Finances Giovanni Tria, qui est connu pour avoir d’excellentes relations avec la Chine, vient de publier un document dans lequel il appelle à davantage d’investissements publics en adoptant une « approche chinoise » de la croissance.

Le professeur Michele Geraci, qui a été un temps pressenti pour devenir président du Conseil du gouvernement de coalition Ligue-M5S, a rapporté lors d’une interview sur Radio Radicale que Matteo Salvini, le dirigeant de la Ligue, et Beppe Grillo, le fondateur du M5S, lui ont tous deux demandé conseil et ont manifesté de l’intérêt pour différents aspects de la politique chinoise. « J’ai suggéré depuis un certain temps que l’on coopère avec un pays tiers en Afrique, où la Chine investit et où l’Italie devrait s’impliquer, ainsi que d’autres pays ». Geraci a publié un article sur son blog où il explique que « la Chine peut aider l’Italie en Afrique ».

« Aujourd’hui, le ministre de l’Intérieur Matteo Salvini est en Sicile pour visiter des centres de réfugiés, afin de comprendre quel type d’initiatives le gouvernement devrait prendre dans les prochains mois. Comment pouvons-nous stabiliser les flux migratoires venant d’Afrique ? Je pense que la Chine représente une solution potentielle, peut-être d’ailleurs l’une des rares solutions », écrit Geraci.

D’après Marco Zanni, un député italien indépendant du Parlement européen, Salvini aurait fait savoir que son premier déplacement à l’étranger, en tant que ministre de l’Intérieur, sera en Chine.

Comme nous le défendons ici, seule une politique de co-développement économique avec l’Afrique permettra de résoudre humainement le problème des réfugiés. L’intérêt que manifeste le nouveau gouvernement italien pour la Chine est donc essentiel, pour ne pas sombrer dans les méandres d’une politique étroitement nationaliste basée sur le rejet de l’autre.

Ces développements auront sans nul doute des répercussions en France. Le président Macron, dont l’étoile pâlit à mesure que ses ambitions de devenir le nouveau « leader » de l’Europe et du monde libre se fracassent sur le mur de la réalité, devra reconsidérer sa politique, s’il ne veut pas connaître le même destin que ses deux prédécesseurs à l’Élysée.

Le Glass-Steagall pourrait bien de revenir rapidement dans le débat public, et il sera alors plus difficile pour le gouvernement de le balayer d’un revers de la main, comme l’a fait Bruno Le Maire lorsqu’il a répondu aux quelques députés qui lui ont posé la question. Les 250 députés et sénateurs que nous avons sollicités à ce sujet depuis juillet 2017 – avec notre proposition de loi de « moralisation de la vie bancaire » en main – pourraient bien se montrer plus exigeants.