À qui profite la paix en Corée ?

jeudi 28 juin 2018

Dans la continuité de la rencontre historique de Kim Jong-un et de Donald Trump le 12 juin à Singapour, et après que le président Trump a annoncé l’annulation des exercices militaires conjoints entre les États-Unis et la Corée du Sud au large des côtes nord-coréennes, Pyongyang a décidé d’annuler la célébration annuelle de la « Victoire dans la Guerre de libération de la patrie », qui devait débuter ces jours-ci et durer un mois. Cette fête, qui commémore la victoire dans la Guerre de Corée avec de forts accents anti-américains, revête une grande importance pour la société nord-coréenne, sans doute autant que le 4 juillet américain ou le 14 juillet français.

Autre signe de détente, le Japon a confirmé vendredi dernier qu’il annulait les exercices de simulation d’attaque nucléaire parmi les populations civiles.

Pendant ce temps, James Mattis se trouve à Beijing, où il a notamment été reçu par le président Xi Jinping. Le simple fait de sa venue est remarquable, puisque aucun secrétaire américain de la Défense ne s’était rendu en Chine depuis 2014. La Corée était bien entendu au centre des discussions. Le rôle principal dans l’administration américaine pour mener les négociations avec la Corée du Nord revient toutefois au secrétaire américain Mike Pompeo, qui doit bientôt se rendre à Pyongyang.

À qui ne profite pas la paix en Corée ?

Il suffit de jeter un œil sur la une de The Economist, magazine britannique reflétant généralement le point de vue de l’oligarchie financière anglo-saxonne, avec son titre sarcastique « Kim Jong Won [Kim Jong a gagné]. Avec la Corée du Nord, Trump fait passer l’art du spectacle en premier », pour mesurer combien le processus de paix en Corée enchante peu les élites « mondialistes ».

Aux États-Unis, hormis le groupe de quinze députés démocrates qui a envoyé une lettre au président Trump pour le féliciter de cette avancée diplomatique historique, l’hystérie anti-Trump des dirigeants du Parti démocrate et de la grande majorité des élites américaines n’a pas diminué d’un iota, bien au contraire. En réaction au « scandale » des enfants d’immigrés séparés de leurs parents – qui, rappelons-le, est le produit de la politique migratoire de l’administration Obama – de nombreuses personnalités en viennent même à inciter à la violence contre Trump. La députée de Californie Maxine Waters, par exemple, a appelé à ce que chaque membre de l’administration Trump soit harcelé et intimidé partout où il se trouve : « dans un restaurant, dans un grand magasin, dans une station-service, sortez, ameutez la foule et dégagez-les », a-t-elle lancé samedi sur MSNBC.

De célèbres acteurs d’Hollywood vont jusqu’à encourager les gens à se rendre dans les écoles fréquentées par les enfants des responsables de l’administration afin « d’entourer les écoles de signes de protestations », etc. Les choses ont tellement dérapé que le Washington Post même, qui a souvent été en première ligne des campagnes anti-Trump, a tenté de calmer le jeu.

Le député démocrate de Philadelphie Ro Khanna, qui était à l’initiative de la lettre des quinze députés à Trump, s’est insurgé contre le fait que le sénateur Charles Schumer et d’autres dirigeants démocrates aient adopté la ligne la plus dure des néoconservateurs côté républicains, comme John Bolton, qui dirige le Conseil de sécurité nationale, et qui avait failli faire capoter l’accord avec Pyongyang, en menaçant ce pays de le faire subir le traitement que les États-Unis avaient infligé à la Libye une fois elle s’était débarrassé de son arsenal nucléaire.

Voyons maintenant en quoi le processus de paix en Corée dérange.

Un modèle de « gagnant-gagnant »

Vendredi, le président sud-coréen Moon Jae-in se trouvait à Moscou, pour sa troisième rencontre avec le président Poutine depuis son arrivée au pouvoir en mai 2017. Les deux dirigeants ont signé plusieurs protocoles d’accord et lancé les études préliminaires pour une collaboration tripartite Corée du Nord – Corée du Sud – Russie pour des projets de développement dans la région de l’Extrême-Orient russe.

« Le président Poutine et moi-même nous sommes mis d’accord pour lancer des projets commerciaux afin de préparer le terrain pour une potentielle coopération trilatérale impliquant la Corée du Sud, du Nord et la Russie », a déclaré le président Moon. « Le lancement d’une étude commune sur la connexion par rail, réseaux électriques et gaz naturel constituera un point de départ ».

Moon et Poutine ont de nouveau souligné l’ « intérêt commun » que leurs deux pays ont dans le développement de la région extrême-orientale de la Russie, ainsi que la contribution que pourront y apporter « les capacités non utilisées de la Corée du Nord », qui seront libérées grâce à la levée des sanctions.

Comme nous l’avons montré dans l’une de nos récentes publications, le développement des régions extrêmes orientale et arctique de la Russie représente pour l’ensemble de l’humanité une « nouvelle frontière ». Du fait de leur expertise technologique, le Japon et la Corée du Sud peuvent jouer un rôle significatif dans ce développement, et elles ont manifesté leur intérêt à cet égard. De plus, la force de travail hautement spécialisée de Corée du Nord pourrait fournir un apport important.

Le plan de Moon Jae-in s’appuie sur la construction de voies ferrées et de gazoducs traversant la Corée du Nord et faisant la jonction avec la Russie, la Chine et, plus loin, l’Europe. Lors du Forum économique de Vladivostok de 2017, Moon avait présenté les « neuf ponts » à bâtir entre la Corée du Sud et la Russie : gaz, voies ferrées, électricité, construction navale, emplois, routes maritimes du Nord, ports maritimes, pêche et agriculture. Il a même suggéré que le gazoduc trans-coréen s’achemine jusqu’au Japon, via le Détroit de Corée, ce que Tokyo ne peut considérer qu’avec intérêt, puisque l’île nippone dépend largement de ses importations énergétiques.

Cette perspective de développement intégré de la péninsule Coréenne, dont les citoyens occidentaux n’ont jamais entendu parler, se trouve pourtant au cœur des négociations diplomatiques qui se déroulent depuis plusieurs mois, et dont le sommet de Singapour a été l’une des étapes fondamentales. Les projets de développement mutuel, pour lesquels l’initiative chinoise de la Route de la soie offre un cadre à grande échelle et à long terme, constitueront le terreau d’une paix et d’une amitié solides entre les peuples de la région ; et c’est l’idée même de paix par le développement qui enrage tant les impérialistes, dont le pouvoir repose sur l’instabilité internationale, entretenue au travers des divisions et des conflits.

Nous ferions donc bien, en Europe et aux États-Unis, de nous inspirer de l’« esprit de Singapour » !