Thomas Pesquet, le fuso-stoppeur

ou la politique européenne de l’incruste spatiale

samedi 28 juillet 2018, par Benoit Odille

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Il est facile de constater que le paysage spatial aujourd’hui est bien différent de celui d’il y a dix ans. Si les « nouveaux acteurs » privés tiennent souvent le haut du pavé dans les médias, la montée en puissance de la Chine ne laisse personne indifférent.

La course à la Lune relancée par Trump et l’exploration robotique renforcée de Mars, les ambitions renouvelées de la Russie et de l’Inde, le remplacement du lanceur européen Ariane 5 par sa version 6 rendent évident qu’une nouvelle « course à l’espace » est enclenchée. On ne peut que s’en réjouir car elle se faisait attendre !

Mais quel rôle pourraient bien y jouer la France et l’Europe ? Sont-elles bien équipées pour faire face aux défis de cette « nouvelle donne » spatiale ou sont-elles juste en train de s’adapter aux autres ? Ont-elles assez d’ambition pour envisager leurs propres missions habitées ou vont-elles continuer à dépendre des autres puissances ?

L’avenir de Thomas Pesquet et de ses successeurs dépendra des réponses qu’elles apporteront à ces questions.

Rejeter l’esprit marchand

Avec l’ascension fulgurante des acteurs privés du « New Space » (Space X d’Elon Musk et Blue Origin de Jeff Bezos - voir encadré ci-dessous) et leurs perspectives d’exploration « rentable » mais également « hollywoodiennes » de l’espace, on en est presque arrivé à oublier que le secteur spatial n’existe pas seulement pour en jeter plein la vue. Ça compte, certes, mais ça ne fait pas tout. C’est pourquoi, l’Europe et la France devraient peser pour réaffirmer et défendre les objectifs à long terme d’une telle aventure.

Commençons donc par remettre les choses dans le bon ordre : si l’industrie spatiale a une raison d’être, c’est celle de répondre à la nécessité vitale pour l’humanité de découvrir son environnement pour s’y installer durablement et en toute sécurité. Toute autre raison invoquée (guerre froide, prestige national, profit financier, marché commercial) est peu pertinente. Même John Kennedy le comprenait à son époque. L’espace n’est pas un terrain de jeu pour milliardaires en mal de sensations fortes, un territoire vierge pour nations en recherche d’hégémonie ou un marché livré à la concurrence féroce.

Cartographie de notre Galaxie, la Voie Lactée, obtenue d’après les données recueillies par le satellite européen Gaïa depuis 2014. C’est la carte la plus précise de là où l’on habite !

L’espace est l’habitat de l’humanité. C’est l’endroit où nous vivons. Il doit pour cette raison être développé, aménagé, au même titre que l’environnement terrestre, pour fournir à ses habitants les ressources et la sécurité nécessaires à leur installation et leur épanouissement. C’est pourquoi certains projets comme l’exploitation de l’hélium-3 sur la Lune, des métaux et de l’eau des astéroïdes, la protection contre les impacts d’astéroïdes et de comètes, la dépollution de l’orbite terrestre, doivent aujourd’hui faire partie des objectifs communs de l’humanité. Tout esprit marchand ne peut être que subordonné à cette vision humaniste de l’espace, sous peine de conduire à la catastrophe.

Le mythe du privé

D’autant qu’après le succès, il est vrai spectaculaire, de la Falcon Heavy de Space X en février 2018, il apparaît nécessaire de mettre les points sur les i concernant les sociétés privées de l’espace. La « Muskomania », comment ça marche ? D’abord avec une histoire.

Elon Musk posant devant sa fusée Falcon Heavy avant son décollage en février 2018. Les ailes de l’ange sont payées en grande partie par le contribuable américain.

Voilà qu’un entrepreneur seul avec ses petits bras serait capable de relancer l’industrie spatiale américaine et le rêve oublié de l’exploration d’autres corps célestes. Le conte de fée est parfaitement rôdé, mais il est trompeur. La vraie raison du succès actuel de Space X (société créée en 2002) est le déclin de la NASA depuis l’arrêt de la Navette Spatiale en 2011 et le démantèlement du programme Constellation (retour sur la Lune) par Obama en 2010. La mise au rebut de l’acteur public n°1 et son remplacement par le privé était donc une décision politique, motivée par le sauvetage prioritaire de la finance de Wall Street, pas une conséquence de l’efficacité supérieure de la gestion privée. La signature du contrat de 3,1 Mds$ avec Space X pour le vaisseau Dragon (pour transporter des américains vers l’ISS d’ici 2020) ne fut qu’un clou de plus dans le cercueil. Dans cette ambiance de trahison de l’État, des milliers d’ingénieurs de la NASA ou de sous-traitants industriels se sont retrouvés à Pôle Emploi, avec leurs nombreuses qualifications, quand d’autres sont tout simplement partis, dégoûtés par l’absence de projets concrets de la NASA [1].

Que croyez-vous qu’il arrivât ? En 8 ans, beaucoup ont rejoint le jeune multi-millionnaire, après qu’il eut déjà utilisé la plupart des avancées technologiques du programme Apollo [2], profité de facilités d’accès aux pas de tir de Cap Canaveral et de contrats juteux de l’armée et du gouvernement [3]. Dans ce contexte, ô miracle ! le petit génie a « surpris » tout le monde et développé un lanceur commercial ultra-compétitif, bien qu’il soit sorti, comme tous ceux qui débutent dans ce domaine, de plusieurs échecs consécutifs [4]. Mais il est jeune, il est beau, il a l’air d’être « dans son monde », donc ça y est, on tient notre génie léonardien ! Notre ange tombé du ciel venu sauver le spatial américain et mondial !

Blague à part, ceux qui veulent faire croire que le « New Space » est la preuve vivante que le secteur privé est par nature plus adapté que le public à relever des défis importants, par l’enthousiasme et la liberté d’action qu’il représente, se trompent. Elon Musk ne fait qu’occuper une niche désertée par l’administration américaine pour des raisons d’austérité budgétaire. Certes, on est ravi de voir l’engouement qui traverse la jeunesse investie dans les projets de Space X, mais il n’est pas très différent de celui que l’on voyait pendant les années Apollo ou même récemment lors de la mission Curiosity sur Mars. Qu’elle soit publique ou privée, c’est l’exploration de l’espace qui passionne les jeunes ! Il faut donc arrêter de les opposer.

Mais, en même temps, il faut remettre clairement dans les mains des États le pouvoir de décider des objectifs de l’exploration spatiale, ou l’on s’exposera à l’arbitraire des egos et des marchés. Il faut aussi passer au crible les missions proposées par les uns et les autres pour voir lesquelles sont susceptibles de réussir et lesquelles sont gonflées à l’hélium [5]. Si Musk semble apporter un peu d’oxygène, c’est parce qu’il apparaît face à des agences spatiales exsangues, sans mission, sans projet et sans budget. Il faut changer cela.

L’homme dans l’espace

Clarifions encore le sujet et demandons-nous ce que l’exploration spatiale représente pour notre espèce. L’humanité est déjà dans l’espace, puisqu’elle habite une planète qui flotte dans l’espace, autour d’une étoile qui flotte dans l’espace, autour d’un trou noir flottant etc. Mais notre population d’astronautes qui s’ignorent est protégée par la meilleure combinaison spatiale de l’histoire : l’atmosphère créée par la biosphère. Pour tous nos déplacements en dehors de ce manteau protecteur, il est absolument nécessaire de synthétiser une « atmosphère » artificielle. C’est cette difficulté qui fait dire à beaucoup de « pragmatiques » (en fait, des empêcheurs de tourner en ellipse) que l’idée d’une présence humaine dans l’espace est saugrenue, trop compliquée, trop chère et inutile car « on a les robots ».

Au-delà du fait qu’emprisonner l’humanité sur sa planète est triste, c’est surtout ne pas voir la « plus-value » essentielle de l’homme. Le regard humain, scientifiquement aguerri, avec sa capacité d’hypothèse, est bien plus perçant qu’un laboratoire robotisé défini pour quelques tâches précises. Les robots ne peuvent que récupérer des données pré-décidées par les concepteurs alors qu’un groupe de chercheurs présent sur place pourrait, à partir d’un ensemble de données récoltées, concevoir une expérience in situ totalement originale permettant de révéler un aspect inconnu auparavant.

L’astronaute Alan Bean, qui a marché sur la Lune en 1969 lors de la mission Apollo 12, était un artiste-peintre accompli. Il a rejoint les étoiles en mai 2018. Son œuvre est consultable ici.

Plus encore, le sentiment ressenti par un astronaute explorant une autre planète, loin du berceau de son espèce, aux prises avec l’adversité, l’inconnu, le merveilleux, est infiniment plus puissant à rapporter sur Terre qu’un échantillon de roche. Il n’y a qu’à regarder les peintures de l’astronaute d’Apollo Alan Bean, qui nous a quittés récemment, pour s’en apercevoir.

Par contre, les robots sont indispensables pour préparer le terrain, délimiter le danger, donner une première idée de ce qui attend l’homme, en toute sécurité. On peut imaginer un réseau d’une centaine de robots éclaireurs reliés entre eux et guidés à distance depuis la Terre, des « mini-usines » fonctionnant automatiquement pour produire de l’oxygène à partir de ressources in situ, servant à aménager le « territoire extra-terrestre » et secondant l’effort humain d’implantation. Il faut donc se préparer à envoyer les deux et arrêter encore une fois de les opposer.

La bonne nouvelle c’est que pour fournir aux travailleurs de l’espace cet environnement viable, il faudra envoyer beaucoup d’équipements, d’infrastructures, de vivres et de sources d’énergie. Un arsenal d’exploration auquel pourront contribuer joyeusement tous les peuples du monde !

Objectif Lune, Acte 2

La future station spatiale chinoise Tiangong-3 devrait être opérationnelle entre 2018 et 2028.

Cela nous amène au sujet principal de cet article : quelles sont les perspectives pour l’homme dans l’espace ? On sait que la Station Spatiale Internationale (ISS), seul habitat spatial humain en service et qui a coûté 150 Mds$, prendra sa retraite entre 2024 et 2028 (en fonction des financements américains). Dans le même temps, la Chine va déployer sa Station Spatiale Tiangong-3 qui ne sera opérationnelle que jusqu’en 2028. Les Russes pourraient, eux, récupérer quelques modules de l’ISS pour bâtir leur propre Station, dans un scénario totalement hypothétique. Il y a donc un risque qu’il n’y ait plus d’hommes et de femmes dans l’espace à partir de 2030… Quels sont les projets envisagés pour remplacer ces stations spatiales en orbite terrestre ?

La Lunar Orbital Platform - Gateway (LOP-G) est un projet majoritairement américano-russe qui vise à construire une station spatiale en orbite lunaire.

On entend beaucoup parler en ce moment du projet de l’administration Trump de bâtir une Station Spatiale en orbite lunaire, la Lunar Orbital Platform – Gateway (LOP-G) [6], avec l’aide de la Russie, de l’Europe, du Japon et du Canada. Ce serait une très bonne « tête de pont » pour fournir la logistique à des travailleurs lunaires. Mais ce n’est vraiment pas suffisant. Il y a beaucoup plus prometteur. Et là, il faut rendre à l’ESA ce qui est à l’ESA (l’Agence Spatiale Européenne). La proposition de son Directeur Général Johann-Dietrich Wörner de bâtir un « Village lunaire » avec toutes les nations du monde est tout simplement géniale. Chacune participerait à sa construction, avec des modules d’habitation, des rovers, des centres de recherche scientifique. Les entreprises privées s’y associeraient pour fournir des services. Une vraie communauté mondiale au-delà des frontières terrestres !

Le village lunaire serait construit d’abord par des robots puis accueillerait des astronautes de façon permanente.

Claudie Haigneré, ancienne astronaute française et ambassadrice de ce concept, le répète à chacune de ses conférences : l’avenir de la coopération internationale repose sur le Village lunaire. Et l’exploration de Mars ne pourra se faire qu’en passant par la Lune. C’est la proposition la plus ambitieuse qui ait été entendue sur la scène mondiale depuis bien longtemps. Cela mérite un grand Bravo ! Mais passée l’euphorie, on se pose immédiatement la question : qu’a prévu l’ESA pour rendre ce rêve réalité ? Et que pourrait être sa contribution à sa propre idée ? Examinons l’affaire.

Ariane 6 et le Village lunaire

Le cahier des charges du Village lunaire suppose qu’une agence spatiale ou un acteur privé sérieux qui veut y participer soit capable au minimum d’y envoyer de l’équipement léger et lourd (matériel, vivres, habitats, sources d’énergie), des robots mobiles (rovers d’exploration et de construction) et/ou des astronautes. L’Europe en est-elle capable ?

Le futur lanceur Ariane 6, développé par l’ESA et produit par le consortium industriel ArianeGroup (Airbus-Safran), a été pensé pour deux missions : 1) rivaliser avec Space X sur le segment des gros satellites et des constellations de satellites en orbite terrestre (et aussi avec le futur Longue Marche 7 chinois...), 2) répondre au besoin de souveraineté des institutions européennes, qui jusqu’à présent devaient faire lancer certaines de leurs sondes et satellites d’observation par des acteurs non-européens, un comble... Ariane 6 devrait vraisemblablement s’en sortir dans le secteur commercial grâce à la constance de fiabilité d’ArianeGroup et à la modularité du lanceur (version 6.2 ou 6.4), mais pas grâce au prix du lancement (75 M€) qui est déjà supérieur à celui du Falcon 9 Block 5 réutilisable d’Elon Musk (50 M€) [7]. Le nouveau-né de la famille Ariane sera en revanche déjà dépassé par le nouveau Falcon Heavy de la firme californienne.

En effet, selon les spécifications du constructeur, Ariane 6 dans sa version 6.4 à quatre boosters, la plus puissante, pourra envoyer jusqu’à 21,5 tonnes de charge utile en orbite basse (LEO en anglais – entre 400 et 1200 km d’altitude), ou jusqu’à 10,5 tonnes en Orbite de Transfert Géostationnaire (GTO – 36000 km), mais pas plus. La Falcon Heavy peut théoriquement placer 63,8 tonnes en LEO et 26,7 tonnes en GTO, quasiment trois fois plus ! C’est une sacrée différence. Mais heureusement, il y a un bémol : car si Space X décide de récupérer les boosters, il faudra laisser du carburant pour atterrir et donc cela en enlèvera pour la mise en orbite. On estime que les performances seraient alors divisées par deux. L’espoir est donc permis ! Mais il faudrait tout de même décider d’une « évolution » d’Ariane 6 pour pouvoir rivaliser réellement.

Tous les acteurs du spatial sont dans les starting-blocks pour la nouvelle course à l’espace.

En attendant ce jour béni, que pourrait-on théoriquement envoyer vers la Lune avec une Ariane 6 ? Avec la puissance de la version 6.4 ce serait environ 9 tonnes en Orbite Lunaire (LLO) ou 1,5 tonnes sur la surface. On pourrait donc envoyer un cargo ravitailleur de type ATV en orbite lunaire (nourriture, eau, oxygène...), poser un rover de type ExoMars (300 kg) avec tous les équipements pour son déploiement ou un atterrisseur fixe avec mini-rover de type Chang’e-3 chinois (l’ESA a d’ailleurs un projet d’atterrisseur sur le pôle Sud de la Lune, qui manque de financement...). On pourrait bien sûr mettre en orbite tout type de satellite-relai d’observation et de communication comme le Lunar Reconnaissance Orbiter de la NASA, mais malheureusement pas un module d’habitation ou un laboratoire du type Columbus (le module européen de l’ISS) qui pèse plus de 19 tonnes [8], et encore moins des hommes ! Bon... Tout compte fait, mis à part ce dernier point vraiment navrant, ce n’est pas une mauvaise performance mais elle n’est franchement pas à la hauteur de ce que l’Europe et les européens seraient capables de faire [9]. Notamment, le développement d’un lanceur lourd pouvant mettre au moins 50 tonnes de charge en LEO devrait être une priorité immédiate de l’ESA.

La fusée chinoise Longue Marche 5, qui a été développée assez rapidement, montre le rythme effréné avec lequel la Chine rattrape son retard technologique et surpassera même bientôt les autres puissances spatiales.

Dans l’absolu, seul un lanceur de type Saturn 5 (la gigantesque fusée du programme Apollo) pourrait vraiment faire l’affaire. L’Europe est donc loin du but. Mais les Américains n’ont clairement plus cette capacité non plus. Leur seul horizon est le développement du Space Launch System (SLS) par la NASA et Boeing, qui prend beaucoup de retard et a déjà coûté 46 Mds$ (non, vous n’hallucinez pas...). Les Chinois testent actuellement leur nouveau lanceur lourd Longue Marche 5, mais celui-ci ne sera pas suffisant pour la Lune, c’est pourquoi ils étudient pour 2028 un lanceur géant, le Longue Marche 9. Les Russes tentent de remplacer leur vieux lanceur Proton (qui dépend d’industriels ukrainiens) par une nouvelle famille de lanceurs Angara. Malheureusement, la version Angara 5, qui serait d’une puissance équivalente à la Falcon Heavy, est souvent repoussée. Les Indiens sont en embuscade avec leur navette réutilisable à bas coût et leur lanceur lourd GSLV Mk III mais restent un cran en arrière. Les efforts de Space X pourraient porter leurs fruits avec leur ambitieuse BFR (Big Falcon Rocket) mais cela reste encore de l’ordre du projet fou. Quant à la firme Blue Origin de Bezos, elle prépare tranquillement les lanceurs New Glenn, pour envoyer des satellites en orbite terrestre, et New Armstrong, qui pourra emporter des paquets (Amazon oblige !) ou des hommes vers la Lune, mais cela prendra encore du temps (surtout pour le second). Les firmes privées ne proposeront rien de fiable avant au moins 2025. Ce qui laisse un peu de temps aux agences spatiales pour se mettre au travail.

Fuso-stopping

Vous l’aurez compris, l’envoi d’astronautes sur la Lune n’est pas une mince affaire. Et si aujourd’hui sur ce point l’Europe ne paraît pas plus mal placée que les autres puissances spatiales, elle n’a en revanche aucun plan pour se doter d’un lanceur capable d’envoyer un équipage, même autour de la Terre ! Ariane 6 n’est théoriquement pas conçue pour cette fonction [10]. Cela dit elle pourrait faire l’objet d’une version évoluée si l’ESA le décidait [11]. Il faudrait alors concevoir une capsule (ou une navette de type IXV) adaptée au lanceur.

Le PDG d’ArianeSpace, Stéphane Israël, s’est exprimé à ce sujet dans un entretien au magazine Ciel & Espace de mai-juin 2018, sur la possibilité de développer une Ariane 6 qualifiée pour le vol habité. Sa réponse est pleine d’optimisme :

Stéphane Israël, PDG d’Arianespace, l’entreprise qui gère les lancements de satellites depuis le Centre Spatial Guyanais. S’il arrive à persuader l’Europe de mettre les bouchées doubles pour se doter d’une Ariane 6 habitable, il rendra un grand service à Thomas Pesquet, aux européens et au monde.

Elle n’aura aucun problème pour l’être, car elle aura les mêmes exigences de fiabilité qu’Ariane 5. Ensuite, il faudra développer une capsule. Nous, Européens, avons réalisé le cargo ATV [pour le ravitaillement de l’ISS – N.d.A.] et participons au vaisseau Orion de la NASA [en fournissant le module de service – N.d.A.]. Donc, nous avons toutes les compétences pour nous lancer. Mais c’est une décision politique. Et si demain, nous voulions que le prochain vol de Thomas Pesquet se fasse depuis le Centre spatial guyanais, nous avons toutes les technologies pour le faire.

En fait, ce n’est pas aussi simple, mais certains experts font valoir qu’en faisant porter à la capsule tous les systèmes de sécurité et d’éjection en cas de destruction du lanceur, on pourrait utiliser Ariane 6 en l’état, sans contraintes de fiabilité supplémentaires. Une chance à saisir ! Rappelons que le coût de développement d’Ariane 6 a été de 4 Mds€ et que le budget annuel de l’ESA est de l’ordre de 5,6 Mds€ (chiffre de 2018), donc pour rendre cette capsule réalité, il faudrait prévoir une petite augmentation de budget... M. Israël a raison, il manque une décision politique.

A ce stade-ci, j’entends des voix me dire : « A quoi ça sert que l’Europe ait sa propre fusée pour envoyer des hommes dans l’espace ? Autant utiliser celle des autres, ça fera moins de gâchis ! » C’est une remarque légitime. Mais elle ne prend pas en compte au moins trois aspects : le premier, assez connu, c’est qu’on ne peut pas toujours compter sur les autres et la capacité de lancement est un outil d’indépendance et de souveraineté. Le deuxième, c’est que le monde va avoir besoin de beaucoup de moyens pour se lancer dans l’aventure lunaire, personne ne sera de trop. Le troisième, c’est la possibilité que l’on aura de prêter notre capsule aux astronautes d’autres pays, notamment ceux qui ont été jusqu’à présent oubliés par les principales puissances spatiales, comme les pays d’Europe de l’Est ou d’Afrique. Nous avons un potentiel de coopération très fort avec ces régions du monde et un lanceur Ariane 6 habitable serait une opportunité sans précédent de concrétiser ce potentiel.

Regardons bien la réalité en face. Aujourd’hui, sans même parler de la Lune ou de Mars, et tant que la capsule Dragon de l’Américain Space X n’est pas opérationnelle, le lanceur russe Soyouz et le lanceur chinois Longue Marche 2 sont les seuls à pouvoir envoyer des hommes dans l’espace ! Et dans l’espoir de participer à une mission habitée à bord de Tiangong-3, Thomas Pesquet s’est mis activement à l’apprentissage du mandarin...

L’idée n’est pas de faire parler notre orgueil, mais il est remarquable et proprement hallucinant de se dire que l’Europe n’a aucune souveraineté en matière de vols habités et qu’elle doit se contenter d’incruster ses astronautes dans les fusées des autres pour continuer à participer au projet commun de l’humanité ! Alors qu’elle avait réussi, en grande partie grâce aux efforts de la France, à se hisser dans le top 3 des puissances spatiales. Faut-il mettre ce recul sur le dos du libéralisme financier qui sévit dans l’Union européenne depuis 30 ou 40 ans ? Sûrement, oui. Mais pas seulement.

Un certain sentiment s’est installé, qui s’apparente à un romantisme environnemental, doublé d’un rigorisme budgétaire, qui a diminué progressivement l’envie de spatial chez les dirigeants et dans la population. L’exploration est perçue comme colonisation, destruction de notre planète et des autres, épuisement inutile des ressources, perte de temps et d’argent. Alors que justement elle apporte les solutions nécessaires à la survie de notre espèce ! Une solution à la raréfaction des ressources, une solution au progrès technologique partagé, une solution pour la paix entre les peuples.

Thomas Pesquet lors de son passage à la Cité de l’Espace de Toulouse en octobre 2017. C’est aux peuples européens et français d’exiger une solution pour gagner notre souveraineté spatiale et participer activement à l’exploration de notre environnement avec les autres.

Qu’est-ce qui pourrait bien faire revivre un enthousiasme massif pour l’exploration spatiale ? Comment démontrer les apports concrets de cette exploration à l’ensemble de la population ? Voilà le défi qu’il faut relever immédiatement, en plus des autres défis internationaux.

Vous qui me lisez, ne restez pas au bord du chemin à regarder les fusées partir, aussi beau cela soit-il. Rejoignez la bataille de Solidarité & Progrès pour provoquer les décisions politiques qui rendront ce rêve réalité.

Autrement, vous serez condamnés à lever votre pouce avec Thomas Pesquet, en attendant qu’une fusée chinoise daigne s’arrêter...

C’est quoi le New Space ?

La start-up toulousaine Nexeya, un maillon innovant dans la grande chaîne du New Space.

Depuis les débuts de l’ère spatiale, la conquête des étoiles est l’apanage quasi-exclusif des États, des militaires et des gros industriels en raison des contraintes technologiques et des coûts financiers qu’elle représente. Mais depuis une dizaine d’années, profitant de la maturité d’un certain nombre de technologies dans la propulsion, les structures et la miniaturisation de l’électronique embarquée, de nombreuses start-up se sont créées et ont développé des concepts innovants, disruptifs comme dirait l’autre, qui battent en brèche les habitudes bien ancrées des géants du spatial. Tout cet univers de petites entreprises qui grimpent très vite et prennent des parts de marché aux gros est appelé le « New Space », la nouvelle génération d’industries spatiales. Selon les grandes banques américaines, ce secteur devrait représenter un marché de 2.000 Mds$ d’ici à 2045. Ce n’est donc pas anecdotique.

La plus emblématique et la plus médiatisée de ces nouvelles entreprises privées du spatial est évidemment Space X, la firme d’Elon Musk, fondée en 2002, qui est venue concurrencer les lanceurs spatiaux américain et européen avec ses fusées low-cost réutilisables. Mais derrière des innovations bien réelles se cachent néanmoins des subventions publiques conséquentes, et on est en droit de se demander si Space X ne serait pas en fait un simple sous-traitant du gouvernement américain, donc une entreprise quasi-institutionnalisée.

L’autre géant en puissance est Blue Origin, la firme du fondateur d’Amazon, Jeff Bezos. Créée en 2001, avant Space X, elle ne bénéficie pas en revanche des largesses de l’État américain, seulement de la fortune personnelle de M. Bezos. Sa stratégie repose sur le tourisme spatial, la réutilisation des lanceurs et le lancement à bas coût de satellites.

Derrière ces deux leaders médiatiques, on peut en réalité compter des milliers de start-up très intéressantes, à la fois dans le lancement de satellites mais surtout dans la production de satellites de tailles variables, principalement dans le créneau des nano-satellites (quelques kilogrammes) et des micro-satellites (plusieurs dizaines à plusieurs centaines de kilogrammes).

Beaucoup de start-up bénéficient du développement rapide des cubesats, de très petits satellites à la structure standardisée (des cubes de 10 cm de côté) pouvant s’assembler pour en former de plus gros ou évoluer en constellations, c’est-à-dire dispersés sur l’orbite et en communication permanente les uns avec les autres. Ces cubesats sont en général produits grâce à des composants standards (souvent imprimés en 3D), des codes de programmation libres et une bonne dose de débrouillardise ! Beaucoup d’universités, de lycées ou de collèges en font également produire par leurs étudiants car cela est relativement facile à concevoir.

Les applications sont très nombreuses : par exemple, la start-up suisse Astrocast vise l’internet des objets avec 64 cubesats, la californienne Planet propose de faire des photos de la Terre en très haute définition grâce à 200 mini-satellites en orbite à 500 km d’altitude, la française Nexeya se lance dans une constellation Argos en partenariat avec le CNES... Et ce n’est qu’un échantillon tout à fait minime ! (voir la liste de tous les nano-satellites ici)

Pour propulser ces cubesats, on trouve aussi maintenant d’autres start-up innovantes, comme la française ThrustMe, issue de l’Ecole Polytecnique, qui produit des mini-moteurs à l’iode solide plus efficaces et moins lourds.

Afin de répondre à la demande de lancements pour ce type de satellites d’un poids variant de 1 à 500 kg, les entreprises du New Space élaborent des lanceurs plus petits, plus modulables, capables de mettre en orbite des grappes de nano et micro-satellites. Dans cette course aux micro-lanceurs on trouve des concepts nouveaux comme celui de Virgin Orbit, la firme de Richard Branson, qui mise sur un avion réutilisable, le LauncherOne, auquel serait accrochée une fusée poids-plume larguée en altitude, ou encore l’entreprise StratoLaunch, fondée par Paul Allen, le co-créateur de Microsoft avec Bill Gates, qui se positionne sur le même créneau. L’Europe essaie aussi de mettre en œuvre cette solution avec le projet Altair, coordonné par l’ONERA. D’autres entreprises misent sur la miniaturisation des lanceurs comme la firme néo-zélandaise RocketLab et son petit lanceur de 17 m baptisé Electron, ou encore les américaines Vector Space et ARCA Space, cette dernière proposant même un moteur innovant à tuyère aerospike, 30% plus performante que les tuyères classiques. On retrouve également des agences spatiales comme l’ISRO (l’agence indienne), qui a établi un record du monde de mise en orbite de 104 satellites en une seule fois par le lanceur PSLV, ou encore l’ESA avec le lanceur Vega. Et quelques outsiders comme l’espagnole Blue Star, qui veut lancer des satellites à partir de ballons atmosphériques.

Emblématique de la montée en puissance du New Space, le projet Starlink d’internet mondial par satellite, proposé par Space X, devrait voir 12.000 nano-satellites lancés avec la Falcon 9, ce qui est un chiffre considérable quand on sait que le nombre de satellites actuellement en service autour de la Terre est de 1419 ! La concurrente directe de Space X, la firme OneWeb, créée par un cadre de Google, est plus raisonnable et table sur 900 nano-sats (construits par AirbusGroup). Aujourd’hui dans le monde, on recense pas moins de 160 projets de constellations de satellites pour un total de 25.000 satellites...

Les débris spatiaux sont aujourd’hui considérés comme une menace à la durabilité des vols spatiaux. Il était temps !

Tous ces projets font chaud au cœur mais le problème évident qu’ils posent est la gestion, à moyen terme, des déchets multiples qu’ils vont engendrer dans l’espace proche de la Terre (entre 200 et 1200 km d’altitude). Déjà plusieurs millions de déchets de moins d’1 cm tournent autour de la Terre, 300.000 entre 1 et 10 cm, 29.000 de plus de 10 cm. Si rien n’est fait pour s’en charger, il sera bientôt impossible de quitter la planète sans entrer en collision avec un débris filant à 20.000 km/h !

Heureusement, le New Space est bien fait et de nouvelles start-up se constituent déjà rapidement autour de cette question de gestion des débris. Il y a celles qui se spécialisent dans la détection et le recensement des objets en orbite, comme la californienne LeoLabs, et celles qui s’occupent du « ramassage des poubelles » (spatiales tout de même !), comme la singapourienne AstroScale. Pour ces dernières, la technique envisagée est celle de la désorbitation contrôlée. L’idée est simple : un petit satellite s’accroche à un vieux satellite (par un bras articulé, un filet ou un aimant) et le ralentit, ce qui provoque sa chute dans l’atmosphère et sa destruction par les frottements avec l’air. Les agences spatiales et les militaires sont aussi sur l’affaire étant donné les enjeux. On peut noter que l’ESA planche sur le projet e.Deorbit et qu’une expérience est en cours sur l’ISS appelée Remove DEBRIS. Mais sachant qu’une mission de désorbitation coûterait entre 10 et 20 millions d’euros par débris, je vous laisse faire le calcul pour l’ensemble...

Face à cela, d’autres start-up proposent le ravitaillement en vol de carburant, plus économique. En effet, la cause principale de la multiplication des déchets est qu’il faut remplacer les satellites qui viennent à court de carburant, en attendant qu’ils tombent seuls sur Terre. Ce qui augmente fortement leur nombre ! Pourtant, la plupart des satellites sont encore fonctionnels et il suffirait qu’un « satellite pompiste » vienne refaire le plein pour doubler voire tripler la durée de vie du satellite visé. Ce service de ravitaillement est de fait moins coûteux que de renvoyer un satellite neuf et pourrait séduire beaucoup d’entreprises. Enfin, Airbus table avec son projet TeSer sur la mise en place au-delà de l’orbite géostationnaire d’un « parking de l’espace » ou plutôt d’une « casse spatiale » où l’on viendrait insérer tous les vieux satellites, pour un coût minimum.

Le point positif dans tout ça, c’est que si l’Europe n’envoie pas encore d’hommes et de femmes dans l’espace, elle est en revanche très bien positionnée pour jouer un rôle déterminant dans le New Space grâce à ses pépinières de start-up et l’inventivité de sa population. Le Luxembourg se rêve même comme le « hub » européen du New Space ! Cela dit, certains estiment que l’Europe n’est pas encore bien préparée à faire émerger des GAFAM du spatial, à cause de sa timidité légendaire et de ses investissements plus faibles. Encore un manque d’ambition européenne ? Nous le saurons très vite, vu le taux d’accroissement du secteur. Selon un expert, il manque surtout des figures de proue, à l’instar de Musk et Bezos :

En Europe, nous avons Thomas Pesquet, un astronaute génial que tout le monde adore. Il nous fait rêver, mais pas à la façon d’un Elon Musk qui est, en plus d’être inspiré et inspirant, un businessman.


[1L’exemple de Tom Mueller, co-fondateur de Space X, est assez parlant. Ayant travaillé 15 ans pour TRW, une très grosse entreprise spécialisée dans la défense, le spatial et l’automobile, il a été séduit par le dynamisme d’Elon Musk et a apporté toute son expertise des moteurs fusée, acquise au sein d’un programme financé par la NASA.

[2Le moteur Merlin des fusées de Space X a été initialement développé en 2000 par la société TRW, sous le nom de Fastrac, dans le cadre du programme Space Launch Initiative de la NASA.

[3Space X a reçu 8,6 Mds$ officiellement (chiffres de la compagnie) en comptant la capsule Dragon et les lancements de satellites militaires, mais sans compter ce qui relève du secret défense (le « black program »).

[4Son premier lanceur Falcon 1 a essuyé des dizaines d’échecs et de destructions avant de pouvoir enfin décoller. Sans le soutien du gouvernement et de l’armée, Space X aurait déjà fait faillite depuis longtemps.

[5Beaucoup des projets d’Elon Musk ne sont tout simplement pas réalisables par une puissance privée seule, et il le sait.

[6Anciennement appelée Deep Space Gateway.

[7Reconnaissant son retard sur Space X, l’ESA a lancé le programme « Ariane Next » pour disposer d’une Ariane réutilisable d’ici 2028. Tout en poursuivant le développement d’Ariane 6, l’Europe va tester un petit lanceur réutilisable Callisto en 2020-2021 depuis la Guyane, puis un prototype plus gros, Themis, à partir de 2023. En parallèle, Airbus développe le programme Adeline pour incorporer sur Ariane 6 un dispositif de retour du moteur du premier étage, le plus onéreux, par un système d’ailes et de propulseur qui reviendrait tout seul sur Terre comme un drone.

[8L’ensemble des modules de l’ISS a été envoyé par la Navette Spatiale américaine et le lanceur russe Proton. L’Europe n’a lancé aucun module bien qu’elle eût pu le faire avec Ariane 5. Des raisons politiques l’en ont empêché. Quoiqu’il en soit, ces trois moyens ne sont pas suffisants pour envoyer 20 tonnes de charge utile vers la Lune directement. Il faudrait envisager à la limite d’envoyer d’abord les équipements en orbite terrestre avec un lanceur amélioré d’une capacité de 50 tonnes en LEO puis d’envoyer des modules de service capables de les propulser vers la Lune. Mais cela prendrait beaucoup plus de temps et d’énergie qu’un trajet direct.

[9En janvier 2008, l’ESA avait publié un document de travail sur une architecture d’exploration intégrée de la Lune et de Mars qui était très ambitieux, dans le cadre du programme Aurora. Depuis, les rêves se sont bien dilués !

[10Contrairement à Ariane 5 qui était prévue dès le départ pour emporter des hommes à bord d’une navette habitée, appelée Hermès, qui n’a jamais vu le jour faute d’argent et de courage politique (l’un allant rarement sans l’autre).

[11Pour les amateurs, sachez qu’Ariane 5 avait fait l’objet d’une ébauche d’évolution en « Ariane lunaire », avec quatre boosters à poudre, un premier étage deux fois plus large avec 5 moteurs Vulcain et une hauteur quasiment double : http://www.forum-conquete-spatiale.fr/t6341p25-european-interests-in-space-exploration