Privatisation d’ADP et FDJ, la trahison des élites

vendredi 22 mars 2019

Par Bruno Abrial

La loi de « modernisation et transformation des entreprises » (Pacte), qui engagera la privatisation des Aéroports de Paris (ADP) et de la Française des jeux (FDJ), ainsi que la cession des parts d’Engie, a été adoptée (par 27 voix contre 15 et 3 abstentions, soit 45 députés !) en deuxième lecture à l’Assemblée le samedi 16 mars à 6h15 du matin – à l’aube du 18e week-end consécutif de manifestation des Gilets jaunes et de la journée de ski du couple Macron à la Mongie.

À tous points de vue, ces privatisations sont aberrantes. ADP et FDJ sont deux entreprises rentables ; elles rapportent chaque année entre 200 et 300 millions d’euros de dividendes à l’État. En incluant Engie, ce sont 777 millions d’euros qui sont tombés dans les caisses de l’État en 2017.

Le gouvernement espère obtenir 15 milliards de recettes des privatisations, dont 5 milliards serviront à réduire la dette (ce qui paraît bien insignifiant face aux 2300 milliards de la dette publique globale...), et 10 milliards seront placés dans un fonds pour « l’innovation de rupture ». Ce fond apportera un rendement de 250 millions par an (soit 2,5 %), c’est-à-dire inférieur au rendement actuel des entreprises concernées — à eux seuls, ADP assurent aujourd’hui à l’État une rentabilité proche de 10 % par an, soit trois fois plus ! De plus, on vend des fleurons français pour récupérer 10 milliards, alors qu’on dispose déjà des fonds pour financer l’innovation, avec la BPI et les nombreux fonds de la Caisse des dépôts.

Pour seul argument, les sophistes du gouvernement ont invoqué le fait que le versement des dividendes était aléatoire, tandis que le rendement du fonds sera stable. Argument qui serait recevable si une récente étude d’Eurocontrol ne tablait pas sur une croissance annuelle de 2 % à 3 % du trafic aérien ; et surtout, quelle hypocrisie, quand on sait que les entreprises du CAC 40 ont versé 57,4 milliards d’euros de dividendes en 2018 ! De son côté, Édouard Philippe, manifestement en panne d’inspiration, a même osé prétendre que les ADP étaient mal gérés. Et, alors que le gouvernement s’apprête à vendre une entreprise française rentable, cruciale et stratégique pour l’économie et pour la France, Benjamin Griveaux a voulu le justifier en déclarant que « le rôle de l’État n’est pas de gérer des baux commerciaux pour des boutiques de luxe »…

Concernant la FDJ, certes l’État va rester actionnaire majoritaire malgré la réduction de sa participation de 72 % à 25 % ou 35 % (en vertu de la règle des droits de vote double) ; mais il va livrer l’univers du jeu à la loi des profits, ce qui pose plusieurs problèmes, de blanchiment, de fraudes et également de santé publique, avec le risque d’addiction et la mise en danger des mineurs.

Enfin, la loi Pacte, en plus de lever l’interdiction pour l’État de détenir au minimum un tiers d’Engie, va ouvrir le capital de GRTgaz, le gestionnaire du réseau de transport de gaz ; l’infrastructure de distribution de gaz de France va donc passer entre les mains du privé. Le même processus s’était déroulé pour l’eau, avec les conséquences que l’on connaît aujourd’hui, en termes de sous-investissements chroniques et d’augmentation des prix.

Comment alors prendre au sérieux les simagrées des bien-pensants qui s’inquiètent de voir l’Italie adhérer à la Nouvelle Route de la soie, et du danger que la Chine n’accède au capital de STX à travers Fincantieri et ne mette ainsi la main sur leur savoir-faire ?…

1997-2017 : de la découpe au triage

Il s’agit en réalité d’une véritable idéologie anti-État. Comme l’a scandé le rapporteur de la loi Pacte, l’ancien banquier Roland Lescure, « il faut en finir avec le consensus archéo-gaullo-communiste de la vision du rôle de l’État ». Ce dernier doit se contenter de « raccommoder les restes », pour reprendre les mots de François Hollande ; l’argent, c’est sale, et il doit en laisser la gestion au privé, seul capable de se salir les mains… pour le bien de tous, bien entendu.

Les privatisations de ADP, FDJ et Engie s’inscrivent dans la logique de vente à la découpe des fleurons industriels français au cours des dernières décennies. En trente ans, au moins 100 milliards d’euros de « bijoux de famille » ont été vendus au secteur privé. Chiffre qu’il faut mettre en parallèle avec les 1400 milliards d’intérêts sur la dette publique payés par la France depuis 1979, comme l’avait rappelé Jacques Cheminade pendant la campagne présidentielle de 2017. L’économiste atterré Thomas Porcher a souvent souligné que ce qui permet à la France de trouver facilement acheteur aux émissions de titres par France Trésor, c’est précisément l’étendue de ses actifs. En clair, brader à tout va les « bijoux de famille » rend progressivement la France insolvable.

Le magazine Marianne montre que, en parallèle de cette vague de privatisations, un grand retournement budgétaire s’est opéré. Sur la période 1997-2017, on observe un abandon des investissements publics « en dur », auxquels ont été substituées, dans l’ordre des priorités, les dépenses « contraintes », c’est-à-dire consacrés aux prestations sociales. En effet, les dépenses de l’ « État régalien » (défense, police, justice, etc) ont diminué de 4,8 %, tandis que celle de l’ « État providence » (santé, protection sociale, retraites, etc) ont augmenté de 5 %. À noter que sur la même période, les dépenses pour l’enseignement ont baissé de 0,8 %, ce qui représente tout de même un manque de 10,9 milliards d’euros…

C’est ainsi que, par exemple, les fermetures de casernes ont commencé sous Sarkozy, amplifiées par Hollande, avec des dégâts considérables. Citons le cas de la fermeture du régiment de dragons de parachutistes à Dieuze (Moselle), qui a fait chuter la population active de cette ville de 25 %. Celle de la base aérienne Kellermann de Châteaudun, qui employait encore 1100 personnes en 2007, a entraîné l’explosion des besoins sociaux. Les jours de distribution alimentaire, le Secours populaire de Châteaudun a vu les demandes de colis passer de 110, au début des années 2000, à plus de 1500 aujourd’hui.

« La France a fait collectivement un choix dans les années 90, écrivent les journalistes Franck Dedieu et Jean-Michel Quatrepoint dans Marianne. Choix implicite qui consistait à se plier aux règles de l’ordolibéralisme allemand, tout en voulant conserver son propre modèle social ». Cependant, aucun gouvernement n’a eu le cran d’aller au bout de la logique en s’attaquant aux dépenses sociales – au « pognon de dingue », comme dirait Emmanuel Macron – afin de préserver la paix sociale.

Nous touchons aujourd’hui les limites de la logique de vente de la France à la découpe et de pillage des classes moyennes. Dans de nombreux territoires, la situation est devenue intolérable ; l’austérité budgétaire induit une désertification des services publics et entraîne la désintégration de la société. Depuis la fermeture en mai 2018 de la maternité de l’hôpital de Châteaudun, par exemple, deux femmes ont dû accoucher au bord de la nationale 10 entre Châteaudun et Chartres…

Cette logique infernale doit être enrayée avant qu’elle ne débouche sur un système totalitaire organisant un véritable triage humain. L’aberration économique que constituent les privatisations – et qui cache mal une escroquerie en bande organisée – doit être clairement dénoncée et immédiatement stoppée.

L’État doit retrouver son rôle de stratège et de chef d’orchestre ; la clé pour cela est bien sûr la reprise en main du gouvernail monétaire, afin de pouvoir de nouveau investir pour l’avenir et ne plus être les esclaves du gain immédiat. Car, comme le disait Georges Boris, l’ami de Charles de Gaulle et conseiller de Pierre Mendès-France, « c’est en dirigeant la monnaie et non en se laissant diriger par elle que, sous le règne social où nous vivons, un remède peut être apporté aux grands maux dont nous souffrons ».