Faut-il seulement supprimer l’ENA ?

mardi 9 juillet 2019, par Jacques Cheminade

Jacques Cheminade, juin 2019 (cliquer ici pour la version pdf de ce texte)

Le débat sur la suppression de l’Ecole nationale d’administration (ENA) est dès le départ mal posé. Car l’ENA ne peut être considérée comme une chose en soi, hors du contexte politique qui la définit. La contestation de son existence s’inscrit dans une crise d’ensemble de notre société, au sein de laquelle l’ascenseur social a été bloqué, où les classes dominantes sont en état de sécession culturelle et territoriale et où les élites républicaines marquées par la génération de la Résistance sont devenues, en leur sommet, une caste attachée au culte de l’argent et du moins d’Etat. Les « grands corps » issus de l’ENA – Inspection générale des finances, Conseil d’Etat et Cour des comptes – produisent des compétences attachées à cet ordre dominant, reflets de cette évolution et opérateurs de sa mise en œuvre. Le défi est de sortir de ce mimétisme conformiste et du népotisme qui lui est associé.

La méritocratie des années d’après-guerre se donnait pour mission de servir un Etat plus juste et stratège, conformément aux valeurs définies par le Préambule de notre Constitution. C’était l’époque où Michel Debré pouvait écrire que « la valeur de l’administration constitue l’un des signes les plus apparents du degré de civilisation qu’une société politique a atteint »et Maurice Thorez rêver d’un monde où postiers, cheminots et fils du peuple pourraient intégrer les grands corps de l’Etat.

Sans idéaliser cette période, les pesanteurs sociales ne pouvant être effacées par un texte délibéré en Conseil des ministres et voté par l’Assemblée législative, ces hommes et ces (quelques) femmes parvenues à se faire entendre ont fait, dans l’ensemble, preuve d’intégrité et de dévouement au bien public. Ensuite, progressivement, s’est constitué un club de privilégiés servant toujours l’Etat, mais en en ayant fait leur machine. On se baptisait Jaurès ou Robespierre, mais l’époque basculait dans le culte du moi au sein d’une gare de triage social. Puis, dans la logique de la mondialisation financière dominante, les serviteurs de l’Etat comprirent que le pouvoir était ailleurs, dans les sphères de la finance. Alors commença le jeu des portes tournantes dans lequel, en utilisant son carnet d’adresses du public, on passait à un privé bien plus rémunérateur, et si nécessaire vice-versa, le club devenant caste et les scrupules des premiers de cordée s’effaçant à mesure de leur ascension. Le comble a été atteint lorsque l’antichambre de l’ENA, Sciences Po, a été transformée en « école du marché », business friendly, par son directeur aujourd’hui disparu : ce qui était latent est ainsi devenu manifeste [1].

Cependant, l’ENA n’est que le sommet des inégalités scolaires criantes qui démarrent dès nos maternelles et affectent toutes les grandes écoles du pays, dont les concours sont désormais en grande partie réservés à des candidats formés dans des écuries privées, fournissant des mentions très bien au baccalauréat, et/ou initiés à la règle du jeu par des « anciens ». L’ENA est visible parce qu’elle occupe ce sommet et que l’inceste administrative y est la plus choquante.

Les Français comprennent que le risque serait de jeter le bébé avec l’eau du bain républicain : selon l’étude réalisée par Odoxa-Dentsu Consulting pour Le Figaro et France Info, seuls 37 % des Français voudraient la suppression de l’ENA. Malgré les belles paroles et les analyses du Président de la République, ils craignent justement une forme de sélection encore bien pire qu’un concours biaisé, rétablissant le type de recrutement d’avant-guerre, auquel dès 1938 Jean Zay entendait mettre fin.

Il est en effet légitime de craindre que dans un Etat start-up entrepreneurial se mette en place une sélection aux couleurs des laboratoires de recrutement américains, sur dossiers ou par cooptation.

Il ressort donc qu’une décision prise sur le sort de l’ENA ne peut être un choix relevant de l’efficacité technocratique, mais doit s’inscrire dans une refondation d’ensemble de notre société et de son rôle historique par rapport au reste du monde. La formation de nos hauts fonctionnaires est une question de souveraineté individuelle et de souveraineté nationale. Elle ne peut donc ni rester l’instrument d’une élite incestueuse et complice du monde de l’argent, ni devenir un jouet que l’on casse par caprice démagogique, avec des arrière-pensées de soumission encore plus « opérationnelle ». C’est le contenu de cette formation, aujourd’hui trop juridique et trop pro-business, et son organisation qui sont le vrai sujet, hors de tout contexte de caste et de club. Il doit être le levier de nouvelles générations qui, comme les toutes premières de la France combattante, se donnent pour mission de changer le monde avec, bien entendu, les caractéristiques de notre XXIe siècle.

Nous verrons d’abord les deux solutions proposées pour changer le système : le laboratoire harvardien de la macronie et la mise des hauts fonctionnaires au régime des armées. Puis nous examinerons comment améliorer les choses par des mesures « intelligentes ». Nous constaterons alors que le dénominateur commun de toutes ces approches, quelles que soient leurs qualités et leurs intentions, est de partir du sommet français et de considérer le monde par rapport à lui. Alors que c’est l’ensemble de notre société, en son cœur éducatif, qui doit être refondé, faute de quoi nous resterons des serviteurs adaptés à un ordre injuste. Pour résumer : à un moment de l’histoire où le peuple français (et pas seulement les Gilets jaunes) veut redevenir artisan de son destin, il faut que tout notre enseignement porte cette exigence, la formation des hauts fonctionnaires devant les rendre familiers aux grandes découvertes de notre temps, dans tous les domaines de la création humaine, pour être capables d’en communiquer l’esprit à toutes les composantes de la société. Cela veut dire passer de la pyramide administrative minée par l’argent à un ascenseur social ayant pour mission d’« élever à la dignité d’homme tous les individus de l’espèce humaine ».

Utopisme ? Non, direction nécessaire pour se rendre maître et utiliser pour le bien commun les outils du numérique, de la robotique, de l’Intelligence artificielle, des nanotechnologies et des formes nouvelles d’énergie, sans quoi elles deviendront instruments d’oppression et de totalitarisme exercé par les maîtres du contrôle des données. Nous verrons comment l’esprit d’une Ecole spéciale des services publics, qu’Hippolyte Carnot tenta le premier de créer en 1848, doit nous inspirer : le paradoxe est que nous devons créer des fonctionnaires créateurs avant que d’être des administrateurs ou des gestionnaires.

Ce qui est proposé par les élites

A) Le modèle de la John F. Kennedy School of Government

Il semble bien que les élites politiques et sociales aient décidé d’abandonner l’ENA à son triste sort et de lui substituer un modèle de recrutement tout aussi élitiste, mais adapté au Nouveau monde de la France des start-up et de ses portes tournantes public-privé. Cette réforme envisage de réduire la surface de l’Etat central pour livrer son territoire à des recrutements contractuels, au nom d’une recomposition des élites « à l’américaine » avec un accent britannique plus distingué.

Il s’agit ici de l’institution la plus prestigieuse de l’élite dirigeante américaine, la Graduate School of Public Administration de l’université de Harvard, fondée en 1936 et connue aujourd’hui sous le nom de la John F. Kennedy School of Government. Pour certains macroniens, passés auparavant comme leur chef par la French-American Foundation, organe majeur d’influence anglo-américaine, cette institution constitue une référence admirée et, pour beaucoup d’autres, un modèle à mettre en place pour succéder à une ENA démodée.

Son idéologie « practico-pratique » en fait le berceau d’un empirisme au service du libéralisme dominant, autrement dit des renards destinés à gérer le poulailler libéral. Un excellent article de M., le magazine du Monde, du 27 avril 2019, nous fait entendre les voix de celles et ceux qui y ont été formés. Astrid Panosyan, membre du bureau exécutif de la République en Marche : « On y apprend une démarche empirique, qui part de la réalité et de cas pratiques pour faire un diagnostic et, ensuite, des recommandations. C’est ce qui préside à ce qu’on a voulu faire à En Marche ! Des recettes qui ne sont ni de gauche ni de droite, c’est le fameux “en même temps”. » Boris Jamet Fournier le dit plus directement : « On était sur un petit nuage de la mondialisation heureuse. » Amélie de Montchalin (HEC, Sorbonne, Dauphine, économiste dans le privé, puis Harvard) se souvient du cours fondateur de Michael Ignatieff, ancien dirigeant du Parti libéral canadien et théoricien du devoir d’ingérence, la fameuse « responsabilité de protéger » brandie pour justifier les interventions en Irak, en Libye et au Mali. Brune Poirson, secrétaire d’Etat auprès du ministre de la Transition écologique, « garde le souvenir d’un prof, Ronald Heifetz, et de son cours sur le leadership intitulé “Exercer l’autorité, pouvoir, stratégie et voix” », qui lui « sert tous les jours ». A Sciences Po transformée en école entrepreneuriale succéderait ainsi un Centre de formation apparemment plus « ouvert » que l’ENA, mais servant mieux encore l’ordre dominant de la mondialisation financière.

On rentre dans la Harvard Kennedy School non par un concours ou un examen trop aléatoire, mais par dossier et en présentant des « lettres de recommandation ». Dans son dossier de candidature à l’Ecole, Guillaume Liegey, fondateur de Liegey Muller Pons, la start-up dont les algorithmes et les « data » aideront plus tard Emmanuel Macron à remporter la présidentielle, a fait valoir son expérience au sein de la Commission Attali. Son rapporteur général adjoint, Emmanuel Macron, avait alors rédigé une des lettres de recommandation du jeune Liegey. Boris Jamet-Fournier constate : « Pour les élèves français, il y a une forme de présélection, il n’y a que des gens passés par le tamis de l’élitisme français, Sciences Po comme moi, HEC, Normale. » Ajoutons que les frais d’inscription et le coût de la vie quotidienne sur le campus s’élèvent à 84 670 dollars par an (soit le double sur deux ans), selon l’estimation de l’Ecole elle-même. Comme tout le monde ne peut pas se payer une telle somme, les promus disposant de moindres ressources sont rendus dépendants d’une bourse (remboursable au cours de leur future vie professionnelle) et/ou d’une aide de leur employeur. Ainsi une source de dépendance envers le privé se substitue à celle envers le public.

Ce petit monde professionnel, compétent pour servir l’ordre financier établi et incité à cette servitude volontaire par un enseignement apparemment non directif (mais au sein d’un environnement contrôlé), est bien cette technocratie New Age et public-privé à laquelle songe le Président de la République. Ses « filières d’excellence » pour intégrer des « gens qui viennent du privé et du monde associatif » sont bien le pari qui est fait pour remplacer une ENA actuellement à bout de souffle. « Je souhaite que nous mettions fin aux grands corps » , nous dit-il, mais pour mettre en place une « élite » de fait, cooptée et adaptée à la gestion sociale de la crise financière. Le « Nouveau monde », comme le montre l’exemple de son propre entourage présidentiel, deviendrait ainsi plus branché sur l’injustice que l’ancien, une sorte d’ubérisation au sommet d’une pyramide ayant simplement changé de cordée ascensionnelle.

B) Le modèle de l’Ecole de guerre

Ici, on intégrerait la nouvelle Ecole après un certain nombre d’années sur le terrain. La candidature aux postes les plus prestigieux ne viendrait qu’après. Former de bons décideurs n’est en effet pas donné par la réussite à un concours et par une scolarité sur laquelle pèse l’enjeu du classement, mais s’acquiert par une expérience vécue et une réflexion sur la manière dont cette expérience s’insère dans le monde tel qu’il est. Il faudrait donc penser à une Ecole de la haute fonction publique comme l’Ecole de guerre, à mi-carrière. Le recrutement tiendrait non seulement compte des capacités intellectuelles mais aussi des qualités humaines et de l’aptitude à réfléchir très vite en sortant de ses zones de confort. En outre, l’Ecole de guerre forme ses élites militaires à la philosophie, sans doute plus nécessaire pour susciter l’initiative que l’art de présenter un dossier administratif. L’on devrait s’en inspirer.

Se pose cependant la question de l’exemple donné. Dans Servir, Pierre de Villiers définit très bien les qualités d’un bon chef militaire, qui valent pour tout dirigeant soucieux du bien public : ne rien exiger de ceux qu’on dirige qu’on ne se soit d’abord imposé à soi-même, et le respect moral, allant de la capacité à bien écrire à celle de s’exposer au feu au moment où c’est indispensable. Malheureusement, que le Général ait intégré le Boston Consulting Group (BCG) fait douter des belles convictions affichées par ailleurs. Le BCG est en effet un cabinet international de conseil en stratégie et management implanté partout dans le monde (90 bureaux dans 50 pays), étendant ses compétences à des « sujets de direction générale de plus en plus large » pour servir une idéologie de même nature que celle de la Harvard Kennedy School.

Se pose également la question fondamentale du contenu. Prenons l’Ecole de guerre : on y enseigne d’un côté Descartes, la raison innée sous forme de logique inductive et déductive, et de l’autre Locke, pour qui l’expérience et la perception des sens permettent d’acquérir la raison. Rien évidemment sur Leibniz ou même Spinoza, pas de méthode créatrice pour accomplir le meilleur mais des codes de comportement moral encadrant pour éviter le pire. La critique qu’un Charles de Gaulle formulait en son temps reste ainsi justifiée.

Il apparaît ici que ce qui compte n’est pas la forme donnée à l’institution mais le contenu de sa formation et sa méthode. Le modèle de l’Ecole de guerre part d’une bonne inspiration mais ne peut demeurer exemplaire qu’à condition que son esprit ne soit pas dévoyé.

C) Des initiatives ’intelligentes’ pour améliorer les choses

Il s’agirait donc de récapituler les défauts de l’ENA telle qu’elle est et de tenter, par retouches successives, de sauver le modèle ancien en en corrigeant les défauts. Pour ceux qui défendent cette approche, « supprimer l’ENA reviendrait à tuer le messager pour ne pas entendre le message », comme le dit bien Guy Sorman (ENA, 1969).

L’on part de la constatation de quatre choses :

  • la consanguinité du recrutement, la relative diversité sociale des origines (relative, car le milieu social de référence retrouva vite les accents du Science Po d’avant-guerre et le nombre de femmes y était plus que réduit) ayant laissé place à la reproduction des élites ;
  • un classement de sortie créant une caste suivant le modèle d’avant-guerre, c’est-à-dire, de facto, deux ENA. D’une part les trois grands corps (une quinzaine d’élèves dans chaque promotion), la Cour des comptes, le Conseil d’Etat et cette Inspection des finances déjà visée par Jean Zay, et d’autre part les corps moins prestigieux, le social et l’éducation étant vus comme des voies de garage. Les premiers bénéficient d’un privilège politique, car on y puise les sujets promis aux plus belles carrières, les seconds étant destinés à administrer chacun dans son secteur de compétences, tout en s’efforçant de se constituer des amitiés politiques ou des protections permettant de monter dans la catégorie supérieure. Ce classement à la sortie peut ainsi, comme un destin d’Ancien régime, déterminer une vie professionnelle entière sur la base de quelques points et d’évaluations opaques. Dès le départ, une concurrence apparemment libre et non faussée masque, comme au sein de l’Union européenne, un système de duplicité consentie ;
  • la pratique du pantouflage du public au privé, et de l’un et de l’autre au politique, en bénéficiant de la protection de « disponibilités » ou de détachements permettant de revenir dans son corps d’origine en cas d’échec, tout en conservant ses droits à la retraite. L’on y voit justement une sorte de préservatif fourni pour toute la durée de son existence, du moins son existence rémunérée ;
  • la médiocrité de l’enseignement, au regard des défis de notre époque. Frédéric Thiriez (ENA 1977), chargé par le Président de la République d’une « mission de transformation de la haute fonction publique », le dit avec une brutalité sans doute inspirée par sa fréquentation du milieu footballistique : « A l’ENA, on n’apprend rien, on ne fait que des épreuves de classement. » Ce que Balzac écrivait sur la Cour des comptes - « un pâturage administratif où l’on attend que les orages se dissipent » - et ce « culte du convenu », cette « morgue collective » en qui Marc Bloch voyait une des principales raisons de notre Etrange défaite, restent hélas vrais au sommet de la pyramide administrative. Autrement dit, l’ENA forme des administratifs en deux ans de scolarité, principalement sur dossiers et sur stages, qui n’ont aucune compétence poussée ni en droit, ni en finance ni en économie. Comme le conseillait la grand-mère de Marcel Proust, ce sont des mortels qui glissent sans jamais appuyer. Pire encore, leurs connaissances philosophiques et scientifiques, lorsqu’ils en ont, ont été acquises à l’extérieur de l’Ecole et si elles venaient à se manifester en son sein, elles seraient plutôt de nature à nuire à leur classement. Je me souviendrai toujours de ce candidat à qui un membre du grand jury du concours d’entrée demanda : « Monsieur, qu’est-ce, pour vous, que lire un livre ? » Et qui, lorsque le candidat lui répondit : « C’est prendre le risque de changer », lui rétorqua sans humour : « Est-ce bien opportun pour un futur haut fonctionnaire ? »

On a tenté réduire la consanguinité familiale et intellectuelle par diverses mesures relevant de la discrimination positive. Nous avons vu leur effet limité en ce qui concerne le concours d’entrée. Diverses voies d’accès parallèles ont été ouvertes aux responsables d’associations et de syndicats. Cependant, il en est pour eux comme pour les élèves issu du concours fonctionnaires : ils sont traités en parents pauvres et, moins jeunes que leurs collègues des concours étudiants, ils ne manifestent pas la même capacité d’adaptation et leurs dents rayent moins les planchers. En 2019, pour la première fois, le concours de l’ENA fut ouvert aux titulaires d’un doctorat. Cependant, seulement trois places ont été créées pour eux. L’on voit ici comme ailleurs toutes les limites de cette « discrimination positive » si on ne change pas les fondements du système.

L’on a proposé de changer la règle du jeu du classement de sortie. « Je souhaite que nous mettions fin aux grands corps », a bien déclaré Emmanuel Macron. Cependant, si l’on coupe la tête sans éliminer l’ordre dominant qui en est le support, quels que soient les mérites de l’harvardisation ou de l’Ecole de guerre, les privilèges renaîtront sous une autre forme. La noblesse abolie par la Révolution a bien été rétablie par l’Empire et a repris le pouvoir à la Restauration. Le problème de ce qui a engendré l’existence des grands corps ne peut être en effet résolu en les supprimant. Leur suppression peut bien entendu être le signe d’un changement mais à condition d’être soutenue par une politique d’ensemble, qu’on l’appelle révolution ou changement de paradigme.

L’on propose une solution simple pour mettre fin à la pratique du « pantouflage » avec aller/retour : tout départ de la fonction publique devrait être définitif. En particulier, la haute fonction publique serait ainsi dissociée de l’engagement politique. Certes, mais l’on ne voit pas en quoi cette décision empêcherait l’ascension des élèves issus des écoles de commerce, où l’on enseigne pratiquement qu’en langue anglaise à partir de la deuxième année, dans le meilleur des mondes libéraux possibles. Aux renards des grands corps d’antan viendraient ainsi se substituer les nouveaux loups de Wall Street, avec open bar dans la fonction publique.

Enfin, l’on pense qu’il serait possible d’enseigner quelque chose plutôt que presque rien au sein d’une Ecole de formation renouvelée. Un prolongement du Sciences Po actuel est en effet possible, et cela s’appelle de fait le modèle harvardien dopé par du numérique et du codage. Ce n’est pas du tout ainsi que peut être inspirée une fonction publique créatrice. Ici, l’approche de l’Ecole de guerre est sans aucun doute supérieure. Rappelons qu’un Jack Ma, observant la situation de l’enseignement en Europe et notre retard dans les domaines déterminants du robotique, du numérique et de l’Intelligence artificielle, constatait que l’on abandonnait, chez nous bien plus qu’en Chine, les bases essentielles à la créativité humaine que sont la musique, la poésie, la science et la culture en général. C’est ici qu’à notre sens on touche au cœur du problème de la relation entre la transformation du monde et ce que doit être notre haute fonction publique.

Notre haute fonction publique avec les yeux du futur

Le vrai défi est le type d’homme que l’on entend susciter dans une société où la haute fonction publique doit être, si elle a un sens, le phare éclairant le futur et non un paddock de virtuoses hors pair voués à ingurgiter des dossiers et en faire des synthèses agréables aux pouvoirs et aux idéologies en place.

Il faut donc commencer par déterminer les conditions de formation permettant de créer ce type d’homme et non par énumérer les problèmes à partir du système existant. Il ne doit être ni un grand prêtre de la science ni une star du traitement de dossiers, mais un être humain aimant créer plutôt que gérer, sensible aux solidarités sociales plutôt qu’à la réputation et à l’argent, et rejetant les injustices ou l’ennui du système dominant.

Pour cela, il faut partir de la maternelle et du primaire, en y fournissant à tous sans exception les moyens pour créer, et tout particulièrement les mots et leur articulation mentale par rapport aux actes. En partant de cet acquis, par delà une société des écrans qui perturbent l’attention (y compris celle des responsables politiques « accros » aux séries), il est indispensable de pratiquer une méthode qui éveille les intelligences dès le primaire. La remarque de Louis Pasteur, dans son Rapport sur l’utilité de la méthode historique dans l’enseignement, s’applique aussi bien dans les premières années de notre existence que dans la préparation aux plus hautes responsabilités. Ecoutons-le :

On peut alors adopter dans leur exposition [des découvertes scientifiques] deux méthodes différentes ; l’une consiste à énoncer la loi et à la démontrer promptement dans son expression sans s’inquiéter de la manière dont elle s’est fait jour ; l’autre, plus historique, rappelle les efforts individuels des principaux inventeurs, adopte de préférence les termes même dont ils se sont servis, indique leurs procédés toujours simples, et essaie de reporter par la pensée l’auditeur à l’époque où la découverte a eu lieu. La première méthode voit avant tout le fait, la loi, son utilité pratique. Elle masque aux yeux des jeunes gens la marche lente et progressive de l’esprit humain. Elle les habitue aux révolutions subites de la pensée et à une admiration sans vérité de certains hommes et de certains actes. La seconde méthode illumine l’intelligence. Elle l’élargit, la cultive, la rend apte à reproduire par elle-même, la façonne à la manière des inventeurs.

Ceux qui ont subi l’enseignement par formules, depuis le primaire jusqu’à l’ENA, identifieront sa vraie faille. En un mot : l’alignement de formules et de références culturelles conduisant le sommet de la pyramide au conformisme et sa base au désenchantement. La haute fonction publique n’est ainsi que le révélateur de tout un système à reprendre. Cela relève d’une réflexion bien plus étendue, mais le principe doit être souligné : rendre les enseignés créateurs, vivants et réactifs, et non instruments d’une logique établie. Albert Einstein disait bien que toute solution à un problème donné ne peut être trouvée dans les termes où il a été posé. C’est un principe d’un ordre de pensée supérieur qui permet de le résoudre, relevant de l’intuition créatrice, par delà le principe de non contradiction dans un ordre de logique donné. Le haut fonctionnaire est, dans ce sens, celui qui devrait aider la société à faire face à de nouveaux défis, en assimilant la méthode avec laquelle ses prédécesseurs, dans tous les domaines, ont su faire face aux leurs. Ces nouveaux défis consistent à créer l’environnement social propice à la dynamique de cette création de plus en plus collective qu’exige le monde qui vient, sans abdication face aux adversaires des Etats-nations citoyens ni repli chauvin autodestructeur.

A l’ENA, en ce sens, avant de traiter tel ou tel aspect de la situation, il sera bon de s’inspirer du projet d’Ecole spéciale des services publics qu’Hippolyte Carnot élabora en 1848, alors qu’il était ministre de l’Instruction publique du Gouvernement provisoire : « En ces temps de généreuse inspiration, les idées de bien public trouvaient aisément le chemin des cœurs. » Disons-le crûment : c’est ce même défi dont étaient porteurs les « Jours heureux » de la Libération, et que porte aujourd’hui l’aspiration à la dignité des Gilets jaunes. Il y a donc, ici et maintenant, une de ces occasions de renouvellement à saisir comme en porte soudain l’histoire.

L’Ecole d’administration d’Hippolyte Carnot (inaugurée le 8 juillet 1848 mais fermée le 9 août 1849 sur injonction de Falloux) avait à son programme des cours sur les techniques de gestion des affaires publiques, bien entendu, mais étayés par une « méthode générale », l’épistémologie des sciences dans leurs conceptions les plus avancées de l’époque. A cet effet, une décision ministérielle mentionne l’enseignement de la physique, de la géométrie descriptive et du calcul infinitésimal pour tous les élèves. Notre future Ecole de formation devrait ainsi sensibiliser les élèves aux créations de la science et aux principes ayant conduit à ces créations. Y compris dans les aspects concrets et manuels des réalisations de la science. La méthode créatrice elle-même – la capacité partagée de générer des idées et des techniques nouvelles – devrait être l’objet de l’enseignement pour produire des êtres humains mentalement et moralement invulnérables dans la défense de l’intérêt général.

Les dossiers administratifs sont à deux dimensions ; or un haut fonctionnaire doit être capable de penser en plusieurs dimensions, en fonction des défis que posent les données physiques de son temps, et plus encore, de la nécessité d’inspirer la société vers ce niveau de responsabilité, impliquant le droit pour tous d’y parvenir. Sortir des limites du dossier est en quelque sorte le défi auquel les hauts fonctionnaires ont à faire face pour traiter un dossier au niveau de vision qui doit être le leur.

Cet esprit était aussi celui de l’Ecole polytechnique des origines, celle de Monge, Carnot et Prieur de la Côte d’or (dont s’inspira explicitement Hippolyte Carnot), avant que l’Empire n’y pratique un réductionnisme militaire. Dans cette Polytechnique, qui inspira le meilleur du West Point des origines, on se salissait les mains et on y éprouvait son esprit au contact des machines comme des œuvres d’art : on y apprenait le chant et le dessin pour inspirer son esprit, comme on y développait son jugement sur les principes de fonctionnement des machines.

Bref, c’est au niveau des contenus, dans ce qu’ils ont de plus créateur, de plus proche de l’esprit de découverte, contre tout esprit bureaucratique et oligarchique, qu’une intégration de nos grandes écoles pourra se faire dans les universités, dans un esprit de « nouvelle frontière ». L’on ne peut fonder la sélection de scientifiques créateurs sur la simple base de mathématiques existantes, finies, mais on doit le faire à partir de ce principe rigoureux d’intuition, qui permet de rendre compte de phénomènes d’un ordre qualitatif relativement supérieur, puis de concevoir des mathématiques nouvelles. De même, on ne peut recruter des fonctionnaires créateurs sur la base de techniques de gestion elles-mêmes existantes et finies. Cela ne signifie pas, bien entendu, qu’il faille les ignorer, mais que l’on doit constamment créer les conditions pour les dépasser, car le faire est le propre de l’homme. L’idée doit prévaloir sur la logique établie et sur le témoignage des sens – une certaine idée de la fonction publique.

Il ne s’agit donc pas de faire un procès de l’élitisme mais de le rétablir comme dynamique, accessible à tous, et non comme objet de possession ou de privilège. Les protections à vie seraient ainsi naturellement remplacées par des filières d’excellence, les notions de bien commun et d’intérêt général présidant à une politique qui vise à juguler le néolibéralisme dominant et à mettre fin à la règle du jeu définie par la mondialisation financière. Les grands corps tomberaient alors d’eux-mêmes comme des fruits trop mûrs, sans ressentiment mais au contraire pour rendre leurs compétences au peuple. Vaste programme sans doute, mais devenu indispensable face aux périls du monde qui vient, sans lequel toutes les propositions de réforme de la haute fonction publique que nous avons énumérées seraient un corps sans tête, ou bien un monstre de Frankenstein en mal de vivre et de voir sa dignité reconnue.


[1A noter que, dans ce contexte, les préparations ouvertes aux candidats des « milieux défavorisés » (comme les classes ZEP ouvertes à Sciences Po en 2001 ou à l’ENA en 2009) ont donné pour résultat 8 candidats admis à l’ENA sur les 142 ayant suivi le cursus CP’ENA entre 1999 et 2018. C’est l’aumône sociale consentie pour se donner bonne conscience, en changeant un peu la règle pour que pratiquement rien ne change en réalité.