L’audacieux « Plan Fouchet », pour penser l’Europe de demain

jeudi 19 décembre 2019, par Karel Vereycken

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Dans son livre programme publié en 2017, Jacques Cheminade n’était pas tendre avec l’UE : « L’Union européenne (UE) est devenue la caricature destructrice de ce que devrait être une Europe progressant dans l’intérêt mutuel des peuples et des nations qui la composent. C’est pourquoi il faut en sortir. L’euro est le relais régional de la dictature financière mondiale. Il n’est pas réformable car il est l’expression de la domination impériale des marchés financiers sur les politiques économiques et les souverainetés politiques des Etats. »

Le candidat à la présidentielle proposait notamment « de sortir de l’UE et de l’euro et de nous recentrer sur l’idée de nation. De recentrer en même temps l’Europe sur l’entente entre nations compatibles de par leur histoire et leur développement, autour de grands projets d’infrastructure, pour eux-mêmes et étendus de l’Atlantique à la mer de Chine, jusqu’aux dimensions d’un pont terrestre mondial. C’est la perspective de l’Europe des patries et des projets inscrite dans le Plan Fouchet de 1962, qui, loin de constituer un recul vers un passé révolu, nous libérerait de la tutelle financière et culturelle d’un système dont l’apparence atlantiste n’est en réalité que le masque criminel de la mondialisation financière ».

Qu’est-ce donc que ce « Plan Fouchet » ?

Histoire

Avec le Brexit et le discrédit politique résultant de la faillite morale des institutions européennes, paradoxalement, le moment est venu de rouvrir le grand chantier de la « construction européenne ».

Loin de nous l’idée que cette fausse « Europe » de bureaucrates apatrides que l’on nous sert, devenue simple relais d’une mondialisation financière prédatrice, coïncide en quoi que ce soit avec la vraie Europe, celle des peuples, des nations et des Etats. Si l’Europe constitue une entité géographique et civilisationnelle indéniable, l’entente politique des Etats européens reste un des grands défis de notre époque.

Véritable dictature juridique au service de faux-monnayeurs, l’Europe actuelle sent le sapin, mais les croque-morts ne semblent pas pressés et la date de l’enterrement reste à fixer. Bien avant cela, ce sera à nous, comme le fit le Conseil national de la Résistance pendant la guerre, de porter sur les fonts baptismaux un projet cohérent permettant la relève.

On ne peut pas remonter le temps, mais il est important de savoir à quelle croisée des chemins nos dirigeants se sont engouffrés sur la mauvaise voie.

Ce texte vous résume l’histoire du Plan Fouchet pour une Europe des Etats. Défendu par De Gaulle, son rejet en 1962 explique bon nombre de nos malheurs d’aujourd’hui. Cependant, en raison de la clarté des principes qu’il énonce, il reste un point de départ possible et prometteur pour penser demain.

De Gaulle et l’Europe

Contrairement aux mythes répandus par ses ennemis, De Gaulle était un grand Européen. Il n’avait pas attendu ce qu’il appelait « les illuminés de La Haye [capitale des Pays-Bas où, en 1948, avait eu lieu le congrès du Mouvement européen sous l’œil bienveillant des Anglo-Américains, nda] pour découvrir qu’il y avait une Europe et qu’elle pouvait et devait s’organiser ». « J’ai toujours préconisé l’union de l’Europe. Je veux dire l’union des Etats européens (…) Je souhaite l’Europe, mais l’Europe des réalités ! C’est-à-dire celle des nations – et des Etats, qui peuvent seuls répondre des nations ». [1]

Comme Nicolas de Cues [2] au XVe siècle, De Gaulle avait compris que la légitimité du pouvoir dérive du peuple : « Le peuple français est souverain. La souveraineté vient de lui. Il la détient tout entière. Il peut la déléguer, mais il la possède. Quand un choix politique peut engager son destin, il est élémentairement nécessaire que le pays fasse lui-même ce choix. Son instinct l’y pousse, et le bon sens aussi. » [3]

Le souverain dirige, mais il est avant tout celui qui aide le peuple à réaliser son pouvoir souverain. Et toute construction purement politique, théorique ou intellectuelle allant à l’encontre de cette démarche ne saurait se pérenniser. Car l’histoire, c’est celle des peuples, ce sont eux qui forment des nations et des Etats pour en répondre. Ainsi, pour De Gaulle, il était hors de question, et même suicidaire, au nom de « l’intégration » européenne, de chercher à effacer les spécificités de chaque peuple, langue, nation et Etat.

Patriote et « souverainiste », la politique européenne du général de Gaulle se résumait à quatre grands principes qu’il énonça à Alain Peyrefitte en janvier 1960 :

  1. « La première idée, disait De Gaulle, c’est qu’il faut que l’Europe occidentale s’organise, autrement dit que ses Etats se rapprochent, d’Amsterdam à la Sicile, de Brest à Berlin, de façon à devenir capables de faire contrepoids aux deux mastodontes, les Etats-Unis et la Russie. Tant que nos pays restent dispersés, ils sont une proie facile pour les Russes, comme les trois Curiaces arrivant séparément face à Horace ; sauf si les Américains les protègent. Ils ont donc le choix entre devenir des colonies russes, ou des protectorats américains. Ils ont préféré la seconde solution et on comprend qu’elle ait d’abord prévalu. Mais ça ne pourra durer éternellement. Il est donc urgent qu’ils s’unissent pour échapper à cette alternative. Il faut commencer par ces cinq ou six pays, qui peuvent former le noyau dur ; mais sans rien entreprendre qui puisse barrer la route à d’autres, l’Espagne, le Portugal, l’Angleterre si elle arrive à se détacher du Commonwealth et des Etats-Unis, un jour la Scandinavie, et pourquoi pas la Pologne et les autres satellites quand le rideau de fer finira par se lever. » [4]
  2. « La deuxième ligne directrice, c’est que l’Europe se fera ou ne se fera pas, selon que la France et l’Allemagne se réconcilieront ou non. C’est peut-être fait au niveau des dirigeants ; ce n’est pas fait en profondeur. » [5]
  3. « La troisième ligne directrice, c’est que chaque peuple est différent des autres, incomparable, inaltérable, irréductible. Il doit rester lui-même, dans son originalité, tel que son histoire et sa culture l’ont fait, avec ses souvenirs, ses croyances, ses légendes, sa foi, sa volonté de bâtir son avenir. Si vous voulez que des nations s’unissent, ne cherchez pas à les intégrer comme on intègre des marrons dans une purée de marrons. Il faut respecter leur personnalité. Il faut les rapprocher, leur apprendre à vivre ensemble, amener leurs gouvernants légitimes à se concerter, et, un jour, à se confédérer, c’est-à-dire à mettre en commun certaines compétences, tout en restant indépendants pour tout le reste. C’est comme ça qu’on fera l’Europe. On ne la fera pas autrement. » [6]
  4. « La quatrième idée, c’est que cette Europe-là prendra naissance le jour où ses peuples, dans leurs profondeurs, décideront d’y adhérer. Il ne suffira pas que les parlementaires votent des ratifications. Il faudra des référendums populaires, de préférence le même jour dans tous les pays concernés. » [7]

Voilà les fondements philosophiques et politiques à l’origine du Plan Fouchet, initialement le fruit d’une commission composée de représentants des six pays (France, Allemagne, Italie, Belgique, Pays-Bas et Luxembourg) ayant signé le Traité de Rome en 1957.

L’objectif est de faire des « Communautés européennes » une Europe des États. Et pour emporter l’adhésion des autres partenaires, De Gaulle compte sur la force d’entraînement du couple franco-allemand. S’ensuivent les premières négociations entre Etats, malgré l’accueil réservé du chancelier et les divergences de vue des Six concernant la participation britannique.

C’est De Gaulle qui propose alors la tenue de rencontres régulières entre ministres, chefs d’État ou de gouvernement des Six et hauts fonctionnaires, afin de discuter de certaines questions politiques spécifiques, économiques, culturelles et de défense. Ce sera l’embryon du Conseil européen. Il suggère d’y adjoindre, non pas un parlement européen, dont la légitimité supposée viendrait d’un « peuple européen » inexistant, mais une assemblée consultative composée de parlementaires nationaux. In fine, ce que De Gaulle soumet à Adenauer n’est ni plus ni moins que la formation d’une confédération européenne.

Lors d’un sommet à Paris les 10 et 11 février 1961, les Six s’accordent à développer leur coopération politique. Le président De Gaulle propose alors à ses cinq partenaires de réunir une commission d’études composée de représentants de chaque gouvernement, chargée d’étudier les modalités d’une éventuelle coopération diplomatique et politique. Cette commission est présidée par Christian Fouchet (1911-1974), ambassadeur de France à Moscou après 1944. Fidèle du général et ami de Pierre Mendès France, ce diplomate de haut rang avait rejoint les rangs de La France libre à Londres quelques heures à peine après la capitulation de Pétain.

Les travaux de la commission seront présentés, entre 1961-1962, sous la forme de plusieurs versions du Plan Fouchet, que seule la France rendra publiques. Cette « Union d’Etats » qui y est proposée sera qualifiée ultérieurement d’« Europe des Patries » par le Premier ministre français Michel Debré.

C’est la période où les tentatives d’assassinat contre De Gaulle se multiplient : 8 septembre 1961, 23 mai et 22 août 1962, 31 juillet 1963 et 14 août 1964.

Le Préambule

Dans sa première version du 2 novembre 1961 [8], en 18 articles tenant sur à peine six pages, ce texte pose les bases d’une unité politique européenne. Les cinq paragraphes qui en constituent le préambule en résument les principes. Leur rédaction très dense requiert qu’on les lise avec beaucoup d’attention, et l’on est frappé par le ton très différent et radicalement opposé à celui de tous les traités européens récents.

Pour plus de clarté, je me suis permis de les numéroter :

  • Le premier paragraphe affirme que pour les parties contractantes, cette organisation de l’Europe « dans une liberté respectant sa diversité, permettra à leur civilisation de s’épanouir davantage encore » et « protégera leur patrimoine spirituel commun ». Belle coïncidence des contraires captant à merveille, à partir d’un point de vue supérieur permettant de transcender le sujet, la réalité européenne ! Ce projet, très ambitieux car on est en pleine Guerre froide, se propose de contribuer « au maintien de relations pacifiques dans le monde ».
  • Le deuxième paragraphe, en affirmant que l’Union cherche « à sauvegarder ensemble la dignité, la liberté et l’égalité fondamentales des hommes, quelles que soient leur condition, leur race ou leur religion », se démarque clairement des régimes totalitaires régnant à l’Est, autant que de la ségrégation et du colonialisme toujours en vigueur à l’Ouest, en Europe comme sur le territoire américain.
  • Le paragraphe trois établit un lien fort et indissoluble entre notre attachement aux « principes de la démocratie et des droits de l’homme » et « la justice dans tous les domaines de la vie sociale ». En clair, les exigences formulées par Franklin Delano Roosevelt et le Conseil national de la Résistance en faveur d’une Sécurité sociale offrant à tous une assurance maladie et vieillesse, articulant ainsi politique intérieure et extérieure en traduisant au niveau de chaque pays ce qu’on souhaite pour le monde.
  • Le paragraphe quatre souligne que cette Union n’est pas « un club » de pays s’accordant des privilèges, mais une initiative ouverte à tout pays européen prêt « à accepter les mêmes responsabilités et les mêmes obligations ». Implicite dans ce paragraphe, le fait que personne n’en soit exclu et que le jour venu, on puisse y donner une place à la Russie ou à d’autres pays d’Europe de l’Est, libres de rejoindre l’Union sur la base de ces principes et responsabilités partagés. C’est d’ailleurs dans cet esprit que De Gaulle opposa par deux fois son veto à l’entrée de la Grande-Bretagne dans la CEE, du fait qu’elle avait clairement refusé d’en adopter pleinement les règles.
  • Au paragraphe cinq enfin, il est précisé que les Etats membres continueront à réconcilier « leurs intérêts essentiels » (dans les domaines du charbon, de l’acier et du nucléaire civil) au sein du marché commun, et ceci, « de manière à préparer un destin désormais irrévocablement partagé ». Au lieu d’entretenir des conflits géopolitiques pour le contrôle de ces ressources, essentielles à l’époque, l’Union propose que d’un commun accord et dans un esprit de développement mutuel, chacun développe ses ressources et les partage au bénéfice de tous et au service d’un avenir partagé.

Politique de la « chaise vide »

Ensuite, le plan définit les instruments institutionnels indispensables à cette Union et la façon de gérer les éventuels désaccords entre Etats membres :

L’article 2 précise d’abord que l’objectif de l’Union est :

  • de « parvenir, dans les questions qui présentent un intérêt commun pour les Etats membres, à l’adoption d’une politique étrangère commune ». En d’autres termes, cette politique étrangère n’englobe pas d’office tous les domaines mais seulement ceux « qui présentent un intérêt commun » ;
  • « d’assurer, par une étroite coopération entre les Etats membres dans le domaine de la science et de la culture, l’épanouissement de leur patrimoine commun et la sauvegarde des valeurs qui donnent son prix à leur civilisation. » La science et la culture sont ici reconnues, à juste titre, comme la sève de la civilisation européenne et la base de sa prospérité ;
  • « de renforcer, en coopération avec les autres nations libres, la sécurité des Etats membres contre toute agression grâce à l’adoption d’une politique commune de défense. » C’est une politique de non-alignement européen, opposée à la logique des blocs, qui permet de dialoguer avec tout le monde, y compris la Russie, l’Inde et la Chine. Et surtout, c’est la fin d’une Europe sous la houlette de l’OTAN et des Anglo-Américains.

L’article quatre précise ensuite les trois grands piliers institutionnels de l’Union :

  • un Conseil, constitué des chefs d’État et de gouvernements, prendra les décisions finales ;
  • une Assemblée parlementaire européenne, composé de parlementaires nationaux (et non pas d’eurodéputés), « délibérera » (et non pas décidera) sur toutes les affaires concernant l’Union ;
  • une Commission politique européenne, siégeant à Paris, composée de hauts fonctionnaires des ministères des Affaires étrangères de chaque Etat membre, préparera les réunions du Conseil et lui fournira conseil et assistance.

Évidemment, comme tout engagement entre Etats souverains, cela comprend des contraintes. De façon lucide, le Plan Fouchet prévoit déjà la fameuse « politique de la chaise vide », à laquelle un Etat peut avoir recours pour ne pas se voir imposer d’office une politique adoptée par les autres. Cependant, il est important de souligner qu’en s’abstenant d’envoyer un représentant à la séance du Conseil européen, le pays absent ne bloque pas tout. Il laisse simplement à ceux présents la liberté de prendre des décisions ne s’appliquant qu’à eux-mêmes. Ainsi, il suffirait à deux Etats membres de s’accorder sur une politique commune, par exemple au niveau de leur défense ou de leur politique étrangère, pour pouvoir la mettre en œuvre. Cette politique de « coopérations renforcées » ne devient alors contraignante que pour les Etats qui l’ont adoptée, sans pour autant l’être pour les autres.

A cela s’ajoute le droit de veto, dans le cas où un Etat considère une politique comme préjudiciable pour l’ensemble des Etats membres. Or, toute politique visant « à atteindre le but de l’Union » nécessitait l’unanimité. Du coup, chaque Etat peut, le cas échéant, opposer son veto à une politique donnée s’il la juge contraire à son intérêt national.

C’est ce que précise l’article 6 : le Conseil

adopte, à l’unanimité, les décisions nécessaires à la réalisation des buts de l’Union. L’absence ou l’abstention d’un, ou de deux membres ne fait pas obstacle à la formation de la décision. Les décisions du Conseil sont obligatoires pour les Etats membres qui ont participé à leur adoption. Les Etats membres pour lesquels une décision n’est pas obligatoire en raison de leur absence ou de leur abstention peuvent y adhérer à tout moment. La décision devient obligatoire pour eux à partir de leur adhésion.

Ainsi, contrairement à ce qu’on a fait croire, lorsque De Gaulle pratiquait la politique de la chaise vide, il ne bloquait pas automatiquement toute l’Europe mais laissait simplement aux autres membres la possibilité d’adopter, par un vote à l’unanimité des pays présents, des décisions ne s’appliquant qu’à eux. Certes, vu l’importance et la stature mondiale de la France, sans elle, ces décisions auraient alors manqué de crédibilité pour prétendre représenter la volonté de l’Europe. D’où l’obsession anglo-américaine d’augmenter au maximum le nombre d’Etats membres afin de marginaliser ceux qu’ils voyaient comme d’irréductibles opposants à leurs pires politiques.

Echec du Plan Fouchet

Chez les géopoliticiens anglo-américains et les nostalgiques impériaux, le Plan Fouchet est alors perçu, à juste titre, comme un casus belli. Car avec lui, un couple franco-allemand réconcilié, au cœur d’une Europe puissante, sans arrière-pensée hégémonique, aurait pu faire respecter son idéal de liberté, ses valeurs sociales et sa culture humaniste. Et en prenant en charge sa propre défense, cela aurait mis fin à la présence de l’OTAN en Europe. Il est donc clair que le Plan Fouchet représente une menace pour l’objectif fixé par les Anglo-Américains pour l’OTAN, celui de « garder les Allemands au fond et les Russes dehors ».

Alors que l’Italie se montre intéressée et que l’Allemagne est divisée sur la question, les autres partenaires européens, invoquant le danger d’une domination française dans les relations extérieures des Six, refusent le Plan Fouchet. Surtout, les Pays-Bas et la Belgique, qui ne veulent pas « compliquer » l’adhésion d’une Grande-Bretagne qui refuse de se détacher du Commonwealth, ni « hypothéquer » les discussions sur l’avenir de l’OTAN, s’y opposent avec force.

Le 15 mai 1962, le général de Gaulle consomme alors la rupture des tentatives d’Europe politique. Au cours d’une conférence de presse retentissante, il stigmatise les thèses fédéralistes européennes et dénonce ouvertement le jeu des Anglo-Américains.

Juste avant cette conférence, à Peyrefitte qui lui demande ce dont il sera question, de Gaulle répond : « Je parlerai du projet d’organisation politique des six Etats européens, que Spaak [le ministre belge des Affaires étrangères] et Luns [celui des Pays-Bas] viennent de faire échouer. J’expliquerai la position de la France. Vouloir faire ‘l’Europe supranationale’ sans les nations, ou à plus forte raison contre les nations, c’est une absurdité ! La seule réalité internationale qui tienne, ce sont les nations. La seule institution qui ait qualité pour répondre d’une nation, c’est l’État qui la dirige. La seule organisation qui puisse exercer une autorité légitime, c’est le concert de plus en plus intime des Etats... » (p. 135)

Et à l’issue de Conseil des ministres suivant, De Gaulle précise : « L’Europe des nations est la seule possible. Il n’y en a pas d’autre, en tout cas jusqu’au siècle prochain. Alors, pourquoi ne pas faire tout de suite ce qui est réalisable ? (…) Nous devons la bâtir non sur des mythes, mais sur des réalités, par le rapprochement des Etats, qui permettra le rapprochement des nations. C’est absurde de vouloir donner des pouvoirs supranationaux à une commission de fonctionnaires apatrides. Il faut conférer des pouvoirs de plus en plus grands au conseil des chefs d’Etats et de gouvernement et aux conseils spécialisés des six ministres, dans leurs compétences respectives. La commission ne doit faire rien d’autre que d’assurer le secrétariat de ces conseils. C’est ce que prévoyait le Plan Fouchet. Il est dommage qu’il ait été rejeté. Un jour viendra où on le trouvera très audacieux. Tant pis pour ceux qui se disent ‘européens’ ! C’est une occasion manquée pour l’Europe. » (p. 147)

Entente franco-allemande

Signature du Traité de l’Elysée, le 22 janvier 1963. Juste à droite, derrière de Gaulle, Christian Fouchet.

Combatif, De Gaulle estime que s’il a perdu une bataille, il lui reste à gagner la guerre.

Lors du Conseil des ministres du 24 mai 1962, il revient sur l’essentiel : « Les États-Unis comprennent que notre conception de l’Europe, qui repose sur l’entente franco-allemande, peut avoir pour effet de porter atteinte à l’hégémonie américaine dans le monde occidental. Ils réagissent à l’idée que leur prépondérance serait mise en question. Ils font donc pression sur les milieux politiques de Bonn, pour que l’Allemagne refuse de se lier à nous. Et ils poussent la Grande-Bretagne à se joindre aux pays fondateurs du Marché commun ; ils pourraient ainsi renforcer leurs moyens de pression sur les Six… (…) De tout ça, il ne sort rien. Mais les parlotes, à Strasbourg, s’en donnent à cœur joie ; c’est l’Europe du foie gras. Ce que nous avons pu dire contrarie les mythes, les habitudes. On ne le supporte pas. » (p. 165)

A l’issue de ce même Conseil, De Gaulle précise à Peyrefitte : « Vous verrez qu’à la fin des fins, nous allons faire le plan Fouchet avec les Allemands. Tant pis pour les Belges et les Hollandais, qui l’ont refusé ; tant pis pour les Italiens, qui font trop de chichis. Ça leur apprendra à mal se conduire. » (p. 165)

Dans un premier temps, vers la fin de la même année, dans l’esprit des coopérations renforcées, De Gaulle impose la Politique agricole commune (PAC), assurant la sécurité alimentaire des Européens et leur indépendance du Commonwealth.

L’année suivante, le 4 janvier 1963, se confiant une fois de plus à son ministre de l’Information, De Gaulle lui dit : « Nous avons procédé à la première décolonisation jusqu’à l’an dernier [Algérie, etc.]. Nous allons passer maintenant à la seconde. Après avoir donné l’indépendance à nos colonies, nous allons prendre la nôtre. L’Europe occidentale est devenue, sans même s’en apercevoir, un protectorat des Américains. Il s’agit maintenant de nous débarrasser de leur domination. Mais la difficulté, dans ce cas, c’est que les colonisés ne cherchent pas vraiment à s’émanciper. Depuis la fin de la guerre, les Américains nous ont assujettis sans douleur et sans guère de résistance. » (p. 603)

Trois semaines plus tard, le 22 janvier 1963, en dépit d’énormes pressions venant aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur de l’Europe, de Gaulle et Adenauer signent le Traité de l’Elysée, un traité d’amitié entre la France et l’Allemagne de l’Ouest mettant fin à des siècles d’animosité.

Cet accord, conçu comme la mise en œuvre du Plan Fouchet entre deux Etats, organise les relations interétatiques en vue d’approfondir la coopération entre la France et l’Allemagne. Sont concernées en particulier la défense, les affaires étrangères, l’éducation et la jeunesse. D’un point de vue institutionnel, le traité dispose que les deux dirigeants français et allemand se rencontrent au moins deux fois par an, les ministres des Affaires étrangères au moins trois fois par an, tandis que leurs hauts fonctionnaires doivent organiser des réunions mensuelles, alternativement à Bonn et à Paris. L’accord officialise une coopération renforcée sur les questions de défense, d’éducation et de la jeunesse, ainsi que la coordination d’une coopération à définir en matière d’aide au développement des pays du Sud. Il doit « permettre à nos ressortissants de bénéficier, s’ils le souhaitent, de la nationalité de nos deux pays ».

L’Empire contre-attaque

Rapidement, la contre-offensive est lancée. Le vice-ministre américain des Affaires étrangères George Ball est dépêché en Allemagne. Pour lui, le Traité de l’Elysée est « une conspiration » et De Gaulle menace l’existence de l’OTAN. Envoyé aux Etats-Unis pour discuter l’affaire, le secrétaire d’Etat allemand Karl Carstens se fait sermonner par les Américains.

Le président J.F. Kennedy, énervé que la France exige désormais d’être payée en or et non plus en dollars, fait comprendre dans une lettre menaçante à Adenauer que si De Gaulle persiste, les Etats-Unis laisseront tomber l’Allemagne.

Ainsi, comme le rappelle dans son livre Benedikt Schoenborn [9] : « Lors de la ratification du traité par le parlement allemand, le 16 mai 1963, le Bundestag ajoute un préambule [10] qui est à l’opposé des intentions du 22 janvier. Le préambule précise, en particulier, que l’application du traité sera orientée ’vers les principaux buts’ de la RFA, à savoir ’une étroite association entre l’Europe et les États-Unis (...), l’intégration des forces armées des États membres du Pacte (atlantique), l’unification de l’Europe (…) en y admettant la Grande-Bretagne’. Bref, le préambule contient une liste de tout ce que Charles de Gaulle réprouve. »

A huit clos, De Gaulle réagit avec fureur à l’adoption de ce préambule qu’il qualifie d’« horrible chapeau ». « Les Américains essaient de vider notre traité de son contenu, fulmine-t-il. Ils veulent en faire une coquille vide. Tout ça, pourquoi ? Parce que les politiciens allemands ont peur de ne pas s’aplatir suffisamment devant les Anglo-Saxons ! Ils se conduisent comme des cochons ! Ils mériteraient que nous dénoncions le traité et que nous fassions un renversement d’alliance en nous entendant avec les Russes ! » (Idem, p. 823)

Conclusion

Aujourd’hui, on l’a déjà dit, pour la plupart des médias grand public et de nombreux professeurs d’université soixante-huitards, de Gaulle n’aurait été qu’un vilain populiste anti-européen.

Pire encore, alors que le Plan Fouchet représente clairement une source d’inspiration pour demain, pour certains nationalistes désespérés, tout retour à son esprit apparaît comme une fable de mauvais goût, car il serait « encore plus impossible » aujourd’hui qu’alors.

Ce qu’ils détestent, en réalité, c’est la philosophie optimiste qui sous-tend la vision gaullienne d’hier, comme aujourd’hui l’initiative chinoise des Nouvelles Routes de la soie, ou toute main tendue de cette nature par des patriotes d’autres civilisations.

Le pessimisme philosophique dans lequel ils se complaisent leur servira, s’ils persistent, de coussin confortable au fond du cercueil des idées fausses.

A nous de leur rappeler que n’est pas maître du temps celui des horloges. Car rapidement viendra le moment périlleux où des tsunamis financiers et des flots de colère viendront balayer ce château de sable bruxellois vainement construit pour l’éternité.

Mais il ne nous suffit pas d’éviter d’être entraînés dans leur déchéance, notre défi est de construire, à l’échelle de l’Europe et du monde, un ordre de détente, d’entente et de coopération entre nations, vis-à-vis desquelles notre pays doit être médiateur, catalyseur et inspirateur.

Bio Express

Christian Fouchet (1911-1974)

Christian Fouchet (1911-1974). En 1940, à peine quelques heures après la capitulation de Pétain, cet aviateur rejoint les rangs de La France libre à Londres.

Envoyé comme secrétaire d’ambassade à Moscou au printemps 1944, il est ensuite délégué en Pologne à Lublin où il organise le regroupement des milliers de prisonniers et déportés français libérés des camps nazis en territoire polonais. Il est le premier occidental à entrer dans Varsovie avec l’Armée rouge fin janvier 1945.

Il est ensuite consul général de France à Calcutta jusqu’à l’indépendance de l’Inde. Puis trésorier du RPF et député de la Seine de 1951 à 1955.

Il est ministre chargé des Affaires marocaines et tunisiennes dans le gouvernement de Pierre Mendès France. Puis ambassadeur au Danemark de 1958 à 1962, et président du comité chargé d’étudier le projet d’union politique européenne des Six États de la CEE (Plan Fouchet) qui n’aboutira pas. Haut-commissaire en Algérie pour 4 mois. Puis ministre de l’Information jusqu’en novembre 1962.

Enfin, il est ministre de l’Éducation nationale jusqu’en avril 1967, il instaure la carte scolaire, réforme le baccalauréat, crée les IUT et la maîtrise, développe les CES. Il devient ensuite ministre de l’Intérieur du 6 avril 1967 au 31 mai 1968, et réussit à éviter de faire couler le sang. Il a été député de Meurthe-et-Moselle de 1967 à sa mort en 1974.


[1Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, p. 75, Gallimard 2002.

[2Pour le cardinal-philosophe allemand Nicolas de Cues (1406-1467), la légitimité de toute forme de pouvoir terrestre vient principalement de Dieu, mais ce dernier se manifeste par l’organe de la volonté collective. La volonté divine est donc la « causa remota », et le libre consentement des sujets (le peuple) la « causa proxima » de toute autorité, ecclésiastique ou autre.

[3Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, p. 228, Gallimard 2002.

[4Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, p. 76, Gallimard 2002.

[5Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, p. 76, Gallimard 2002.

[6Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, p. 77, Gallimard 2002.

[7Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, p. 77, Gallimard 2002.

[8Les 19 octobre et 2 novembre 1961, conformément à la mission confiée le 18 juillet 1961 par la conférence des chefs d’État et de gouvernement des Six réunis à Bonn, la commission Fouchet présente un premier projet de traité d’Union politique européenne (Plan Fouchet I).

[9Benedikt Schoenborn, dans La mésentente apprivoisée, De Gaulle et les Allemands, 1963-1969, Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID), Genève, mars 2007.

[10La résolution interprétative, qui deviendra rapidement le préambule, fut introduite à la demande du Conseil de sécurité américain, demande relayée par le vice-chancelier Ludwig Erhard et le ministre allemand des Affaires étrangères Gerhard Schröder, et transmise par Carstens (prétendant qu’il s’agissait de son idée propre...)