Brexit : et après, Global Britain ?

vendredi 10 janvier 2020, par Karel Vereycken

Brexit et Boris Johnson, synonymes de retour de la souveraineté populaire et au développement industriel ? Pas si sûr... Petit point sur le projet Global Britain et quelques enjeux financiers à la City de Londres.

C’était il y a 3 ans : le 23 juin 2016, lors d’un référendum organisé par l’ancien Premier ministre David Cameron, 51,9% des Britanniques ont choisi de quitter l’UE, lançant le lent et laborieux phénomène du Brexit...

Après le déclenchement de l’article 50 du traité sur l’UE le 29 mars 2017, le Royaume-Uni et les 27 autres pays membres de l’Union européenne se sont donnés deux ans pour préparer la sortie effective du pays. Le Brexit a toutefois été repoussé à plusieurs reprises, le dernier report l’ayant fixé à la date du 31 janvier 2020 - au plus tard.

En premier lieu, ce vote, comme celui en faveur de Donald Trump aux Etats-Unis ou celui pour Marine Le Pen en France, est l’expression d’une révolte électorale contre le fossé séparant d’un côté une classe moyenne supérieure vivant dans les grandes métropoles, qui empochent les dividendes d’une mondialisation essentiellement financière ; et de l’autre, une population active rurale et périurbaine condamnée à la paupérisation, constituée d’artisans, de petits commerçants, d’ouvriers, d’agriculteurs, de pêcheurs et de caristes, trimant au quotidien pour livrer aux urbains des marchandises produites ailleurs.

Ensuite, il n’est pas interdit de penser qu’une faction de l’establishment financier mondialisé basée à Londres, ait craint que les équipes de Michel Barnier à Bruxelles ne régulent, réglementent et menottent l’orgie spéculative permanente de la City ; et avec elle, les dépendances offshore de la Couronne, le plus grand centre d’échanges de monnaies et de produits financiers dérivés au monde. Ce courant, après avoir éventré les parois du Titanic, a jugé, tels des rats craignant l’eau froide, devoir quitter le triste navire européen, une zone où la croissance s’est effondrée depuis 2008 alors qu’elle est bien réelle dans d’autres parties du monde.

Du Brexit, Londres et Venise...

Pour perdurer, comme le documentait en 1977 Fernand Braudel dans son œuvre magistrale Civilisation matérielle, économie et capitalisme, les empires financiers savent sacrifier leurs acquis, muer et, si nécessaire, se déplacer.

Aujourd’hui ils opèrent à partir de petites îles et enclaves plutôt que de s’étaler sur de grands espaces continentaux. Par le passé, les fondi, vastes fonds familiaux transmis de génération en génération, ne sont-ils pas passés de Delphes à Londres, en passant par Rome, Constantinople, Sienne, Venise, Gênes, Anvers, Genève et Amsterdam ?

Au début du XVIe siècle, à Venise, pourfendant les vecchio (les anciens) qui s’accrochaient à la Mare Nostrum dont la lagune était le nombril, les giovane (les jeunes), en s’alliant aux Habsbourg afin de tirer profit de leur mainmise sur le Nouveau monde, préféraient de loin élire domicile à Londres, alors poumon vibrant d’une Angleterre sortie du giron du Vatican et symbole, pour eux, d’un pont naturel entre le monde ancien et nouveau.

... au Global Britain

Sous l’étiquette « Global Britain » (Une Grande-Bretagne de taille mondiale), apparue, on le comprend, en même temps que le Brexit, c’est une énième mutation de cet empire financier (ou de ces empires financiers) qui se produit. Et cela, est confirmé par le remplacement de Theresa May par Boris Johnson.

Sortie de l’UE, quel statut aura le Royaume-Uni ? Quelle influence gardera-t-il dans le monde ? Et surtout, avec qui développera-t-il ses échanges ?

Le défi n’est pas des moindres. Comme le rapporte Le Monde : « La banque d’Angleterre estime qu’une rupture complète avec l’UE (pour passer aux règles de l’Organisation mondiale du commerce, avec droits de douane et quotas) coûterait 5,5 points de PIB sur le long terme. L’exemple le plus évident est l’industrie automobile britannique, dont les usines importent et exportent en permanence des pièces détachées venant d’Europe. Le moindre grain de sable dans cette logistique bien huilée réduira leur rentabilité. Que diront les électeurs de Sunderland (nord-est de l’Angleterre, qui a massivement voté pour le Brexit) si leur grande usine Nissan, colonne vertébrale de l’économie locale, finit par fermer ses portes dans quelques années ? »

Ainsi, selon le quotidien, Boris Johnson aurait intérêt à « trahir » les électeurs en imposant un Brexit « doux », centriste, qui, en restant proche de l’Union européenne, « limiterait les dégâts économiques de court terme ». « Ou préférera-t-il larguer les amarres, imposer le modèle de ‘Singapour-sur-Tamise’, sorte de paradis fiscal et libéral aux portes de l’Europe, et suivre jusqu’au bout le rêve des brexiters de la première heure ? ».

Singapour sur la Tamise

Portrait officiel de Jeremy Hunt, député conservateur influent et ancien ministre des Affaires étrangères.

Pour bien comprendre ce modèle, écoutons Jeremy Hunt, à l’époque le ministre des Affaires étrangères du Royaume-Uni. Selon lui, à terme, l’assassinat du général iranien Suleimani « sera payant » pour les Etats-Unis. Lors d’un discours prononcé en janvier 2019 devant l’International Institute for Strategic Studies (IISS) de Singapour, il a déclaré :

Admettons que le Royaume-Uni « ne soit pas une superpuissance » et « n’ait pas d’Empire ». Il s’agit tout de même de « la cinquième puissance économique mondiale, du deuxième budget militaire de l’OTAN, du troisième plus grand budget pour l’aide au développement et d’un des deux plus grands centres financiers, d’une langue mondiale, des services de renseignement très efficaces et d’un réseau diplomatique de premier ordre, y compris d’un statut de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. A cela s’ajoute une vaste réserve de soft power (influence), avec trois des dix meilleures universités du monde, avec 450 000 étrangers suivant des études supérieures, avec 39 millions de touristes et avec des média, telle que le BBC, dont l’auditoire se mesure en centaines de millions. Plus important encore, dans un monde où il est rarement possible pour un pays seul de réaliser ses ambitions, nous disposons de certaines des meilleurs connections dont un pays peut rêver – soit grâce au Commonwealth ou par notre alliance avec les Etats-Unis, soit grâce à nos liens amicaux avec nos voisins européens ».

Le modèle des Brexiteurs : la cité-Etat de Singapour, une île de 720 km carrés (la moitié de la surface du grand Londres), où l’on s’enrichit avant tout grâce au travail des autres...

« Comme le Royaume Uni aujourd’hui avec le Brexit, Singapour, après s’être détaché de la Malaisie en 1965, a du surmonter des défis énormes ». Hunt rappelle alors que dans ses mémoires, le dirigeant fondateur de la ville-cité Singapour, Lee Kuan Yew, rapporte qu’au lendemain de cette séparation entre Singapour et la Malaisie, la valeur des actions des entreprises industrielles, montait en bourse. « En moins de cinq décennies, le PIB s’est multiplie par quinze pour atteindre 58000 dollars par habitant », devançant l’Allemagne, la France, la Suède et le Royaume Uni...

« Maintenant que nous quittons l’UE, la Grande Bretagne peut apprendre de Singapour comment ne pas devenir plus insulaire mais plus ouverte. Lee Kuan Yew, disait que 1965 marquait l’année où Singapour s’est ‘branché au réseau économique mondial’. Transformer un territoire d’à peine 26 miles de large, dépourvu de la moindre ressource naturelle, était fondé sur la mobilisation sans limite des talents et des ambitions de Singapouriens, y compris en créant les écoles avec les meilleurs résultats du monde ».

Hunt touche ensuite à cette réorientation globale que nous venons d’évoquer : « Le centre de gravité de l’économie mondiale se déplace depuis des décennies vers l’Asie, et cette tendance ne montre aucun signe de ralentissement. Dans les années 1980, l’Asie contribuait pour moins de 20 % au PIB mondial. Aujourd’hui, ce chiffre dépasse les 33 %. »

Indiquant les marchés que convoitent les marchands anglais, Hunt rappelle que dans son livre « L’avenir est asiatique », Parag Khanna écrit que « Des 30 000 milliards de dollars supplémentaires de dépenses en consommation des classes moyennes d’Asie en 2030, seulement 1000 milliards seront dépensés en Occident. ».

Hunt précise alors que le « Global Britain » que tout le monde s’est approprié, est une nécessité stratégique, car « la puissance vient toujours à la suite de l’argent, donc l’émergence de l’Asie aura un impact profond sur l’équilibre global » du pouvoir mondial.

Brexit ou magie fiscale ?

Le grand rêve des Brexiteurs est un véritable fantasme de vieux marchands qui n’a rien à voir avec un retour à une économie agro-industrielle productive. Après une dévaluation de la Livre, ils créeraient des ports francs au Royaume-Uni pour importer des marchandises d’Asie à l’abri de toute taxe douanière moyennant de juteuses commissions. Ces marchandises seraient aussitôt exportées vers l’UE pour y trouver preneur à des prix défiant toute concurrence.

Pas sûr que l’UE acceptera ce stratagème pas plus que le Royaume-Uni sera assuré de maintenir des prix aussi bas puisque leur transport des marchandises est fortement dépendant des prix du pétrole.

A terme, des accords de libre-échange avec « L’Anglosphère » (Etats-Unis, Australie ou Nouvelle-Zélande) sont supposés compenser le manque à gagner, ce qui prendra des années. Or, le commerce avec l’UE représente environ 50 % des échanges du Royaume-Uni, alors qu’ils ne sont que de 20 % avec les Etats-Unis.

Pour sa part, la Henry Jackson Society (HJS), ce think tank d’élite qui regroupe le noyau dur des néoconservateurs américains avec leurs parrains britanniques, a publié son propre rapport sur le Global Britain. Pour elle, que le Royaume-Uni défende ses valeurs, pourquoi pas… tant qu’elle comprend qu’il est beaucoup plus important de défendre ses intérêts…

Par exemple, avec l’Anglosphère, valeurs et intérêts coïncident. Avec la Chine, la HJS estime que le Royaume-Uni ne partage pas de valeurs, mais, des intérêts commerciaux mondiaux énormes !

Avec la Russie, dit la HJS, le Royaume-Uni ne partage ni valeurs, ni intérêts. Londres a expulsé de nombreux diplomates russes suite à l’affaire Skripal dans une mise en scène exécrable accusant la Russie d’empoisonner ses ex-agents à l’étranger. Boris Johnson le premier s’était réjoui que tant de pays ait avalé cette couleuvre !

Sachant que Trump souhaite établir de bonnes relations avec Poutine, Johnson fait profil bas. Car il compte sur son amitié avec Trump pour obtenir un accord commercial américain substantiel avec son Royaume. Du coup il adapte son discours aux orientations du Président américain car le Global Britain a plus que jamais besoin du Global America pour préserver ses privilèges.

Le sabotage du Plan Fouchet

Rappelons enfin que la question d’une sortie d’un pays membre ne se serait jamais posée comme elle l’est aujourd’hui si des forces Anglo-américaines, dès 1962, n’avaient pas torpillé le « Plan Fouchet » qui aurait pu donner naissance de l’Europe politique composée d’Etats souverains (dont le Royaume-Uni aurait pu faire partie ou pas).

Puis, lors du Traité de l’Elysée de 1965, qui aurait du en être la première phase, lorsque Londres et de Washington se sont à nouveau associés pour imposer l’adoption, par le Parlement allemand, d’un préambule vidant ce traité franco-allemand de sa substance.