L’UE, Blackrock et la finance verte...

Pourquoi le « plan de relance » européen est un véritable coup d’Etat

lundi 22 juin 2020, par Karel Vereycken

Ce vendredi 19 juin, avant leur prochain sommet en juillet, les dirigeants de l’UE se sont parlés. Ils ont discuté aussi bien du « plan de relance » de 750 milliards que du budget de l’Union européenne (UE) de quelque 1 100 milliards d’euros pour la période 2021-2027. En regardant de plus près, on se rend compte qu’un sérieux cap est en train d’être franchi...

Pour les optimistes de l’Europe et de ses plans de relance, cette situation va enfin permettre de « réinviter » l’UE (ou du moins de la redessiner), non seulement « grâce au virus », mais aussi à la crise des migrants et au Brexit ! « C’est le moment de l’Europe », martèle sa présidente, Ursula von der Leyen. En réalité, le Covid-19 a déjà transformé l’Europe en libérant des centaines de milliards d’euros (soi-disant pour réanimer une économie mise en hibernation).

Plans de « sauvetage » : quand l’UE viole ses propres statuts pour éviter la désintégration

Pour parer au choc économique provoqué par le confinement, la Commission européenne a littéralement suspendu le pacte de stabilité. Elle a ainsi autorisé chaque Etat à creuser son déficit pour financer les mesures d’urgence.

Mais cela n’empêche pas que les Etats au sein de la zone euro sont toujours privés de leur capacité souveraine d’autofinancement, et doivent continuellement s’endetter auprès des banques privées. Or quand ces dernières, voyant venir le défaut, se sont mises à bouder un pays aussi important que l’Italie – contraint à dépenser sans compter pour gérer l’urgence pandémique – toute la zone euro s’est vue à deux doigts de finir en morceaux. Si cela n’a pas fait la une de la grande presse, cette situation était bel et bien une réalité début mars.

Au point que le 18 mars, à minuit, Christine Lagarde a sorti le premier « bazooka », annonçant un programme d’achat d’actifs, le Pandemic European Purchase Program – PEPP. Concrètement, la Banque des banques a commencé à racheter massivement des obligations d’Etats et d’entreprises aux banques privées pour un montant de 750 milliards d’euros (s’ajoutant à une première enveloppe).

En rachetant ces titres, la BCE entend soulager les banques et relâcher la pression sur les taux d’intérêt de certains pays, comme la Grèce, l’Italie mais aussi la France – dont les taux ont commencé à grimper. Or ces Etats ont besoin d’emprunter massivement pour financer leurs plans d’urgence. « A situation extraordinaire, action extraordinaire », a tweeté Lagarde. « Il n’y aura pas de limite à notre engagement pour l’euro. La BCE utilisera tous ses outils. Et elle le fera tant que la phase critique de l’épidémie durera ». Cette déclaration ne rappelle-t-elle pas le « whatever it takes » (quoi qu’il en coûte) prononcé par son prédécesseur Mario Draghi, pour calmer la crise de la dette en 2012 ?

Rapidement jugé insuffisant pour colmater la brèche, le programme de rachat s’est vu rallongé de 600 milliards d’euros le 4 juin dernier, portant le total à 1 350 milliards. Les braises ne sont pas éteintes et une nouvelle augmentation est déjà prévue pour septembre….

C’est ainsi que depuis le 19 mars, les acheteurs de titres italiens savent qu’ils peuvent immédiatement les revendre à la BCE. Engagée dans une véritable politique de « monétisation de la dette », la BCE a d’ailleurs fini par acheter la totalité des nouveaux emprunts émis par l’Italie, en avril comme en mai.

Ce faisant, la Banque centrale européenne a bel et bien outrepassé ses propres règles, qui exigent une répartition par pays ! A cela s’ajoute qu’il n’y a plus de date de maturité... En clair, la BCE devient une gigantesque « bad bank » et la dette italienne, comme d’autres, est transmutée d’office en « dette perpétuelle ». A moins que la BCE ne décide de l’effacer, ce qui est techniquement possible... mais « impensable » pour l’oligarchie en place.

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Plan de « relance » et mutualisation de la dette

Si tous ces dispositifs auront permis de tenir, ils n’auront pas pour autant fait redémarrer l’économie. En attendant mieux, plusieurs pays annoncent leurs propres plans de relance, généralement des fonds de soutien à des secteurs entiers ou des filières d’excellence pour éviter les faillites en série et le chômage de masse. Cette politique, vu les disparités, a creusé le gouffre entre pays membres de l’UE. En effet, les pays les plus touchés par le virus – l’Italie, l’Espagne mais aussi la France – sont aussi ceux qui ont le moins de marge de manœuvre budgétaire. Alors que l’Allemagne, moins touchée que les autres, peut s’offrir un plan de relance impressionnant.

Alors, pour ramener une cohésion et éviter la dissolution économique et politique de la zone euro, Ursula von der Leyen, à l’initiative du Président Emmanuel Macron et de la chancelière Angela Merkel, a donc présenté le 27 mai un « plan de relance » de 750 milliards d’euros, dont 250 milliards en prêts et 500 en « subventions » ou « dotations ».

Si jusqu’à maintenant, tout plan de mutualisation de la dette avait rencontré la farouche opposition du Royaume-Uni et l’Allemagne, les lignes ont bougé. Avec le Brexit, Londres ne peut plus s’y opposer et Berlin a décidé de changer d’avis « pour assurer la survie de la zone euro » (selon ce qu’a déclaré Bruno Le Maire au Monde le 30 mai). Enfin, le fait que l’Allemagne prenne la présidence tournante de l’UE début juillet, que Von der Leyen soit la présidente de la Commission et que Macron y soit favorable, constitue un « alignement des planètes » favorables à l’adoption de ce plan, bien qu’il reste des oppositions à surmonter.

Alors que Macron avait dit aux soignants qui demandaient une hausse de rémunération totalement justifiée qu’ « il n’y pas d’argent magique », voilà le « pognon de dingue » distribué à tout va ! Pour se procurer les 750 Mds d’euros qu’elle prévoit d’affecter à la relance européenne, la Commission (dont le triple A lui assure des conditions de financement très intéressantes) propose de s’endetter au nom des 27, en violation, là encore, de ses propres statuts ! La dette qu’elle contracterait ne serait remboursable qu’à partir de 2028. « Tous les Etats s’endettent quand cela est nécessaire. Il n’y a aucune raison que l’Union européenne ne puisse pas le faire », commente-t-on à l’Elysée. Petit détail : l’UE n’est pas un Etat et les traités l’obligent à présenter un budget à l’équilibre !

Cependant, si les 27 le souhaitent, et si leurs Parlements suivent, elle peut se soustraire à cette règle. Jusqu’ici l’Allemagne, et surtout sa Cour constitutionnelle de Karlsruhe, se sont opposées à toute idée de « mutualisation » de dettes. Mais ça, nous l’avons dit, c’était hier. Reste à surmonter l’opposition des « pays frugaux » (représentés par La Haye, Vienne, Stockholm et Copenhague) opposés à tout aide aux « pays cigales » (Grèce, Italie, Portugal, Espagne et France). Cependant, leur combat ne se porte plus sur le principe mais sur les montants. « Personne ne doute plus que l’émission d’une dette [commune] soit nécessaire », a fait valoir le ministre italien des Affaires européennes, Enzo Amendola, au site Euractiv, le 27 mai.

Fiscalité européenne : on y est !

Comme le précise Le Monde : « Qui dit emprunt dit remboursement ». « Soit on augmente les contributions nationales des 27, soit on réduit les dépenses européennes, soit on trouve des ressources propres à l’Europe, ce qui est ma solution préférée », a résumé pour sa part Ursula von der Leyen.

La Commission regarde en direction d’une taxe sur les GAFAM et d’un impôt sur les grandes entreprises. Mais aussi et surtout elle envisagerait des taxes « écologiques », comme la hausse des recettes générées par les droits d’émission de CO2, l’instauration d’un prélèvement sur les plastiques non réutilisables, ou encore un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. « En clair, précise Le Monde, la Commission lèverait des impôts – elle le fait dans quelques rares cas et pour de très faibles montants – et un pan du budget européen ne dépendrait plus des Etats » !

Interrogé le 18 juin par Les Echos, l’ancien ministre Dominique Strauss-Kahn, jubilait à l’annonce du « plan de relance ». « Il s’agit d’une avance majeure, notamment parce qu’il introduit l’idée que l’UE doit se doter de ressources propres. Nous assistons-là à l’ébauche d’une fiscalité européenne, qui est elle-même un pas décisif pour aboutir un jour à une intégration ».

Contreparties libérales et finance verte

Comme dit plus haut, pour l’heure, la Commission privilégie la piste de débloquer 500 Mds en subventions ou « dotations » et de prêter les 250 Mds d’euros restants. Elle a réservé à chacun des 27 une enveloppe (82 Mds d’euros de subventions pour l’Italie, 77 pour l’Espagne, 39 pour la France, 38 pour la Pologne, 29 pour l’Allemagne, etc.) En clair, les pays le plus touchés par la pandémie toucheront plus que les autres, qui, à leur tour, contribueront plus à la cagnotte globale. Il y a encore un mois, cette ébauche d’une « union de transferts » était inimaginable. Reste à convaincre les « frugaux » et l’Europe de l’Est qui craint d’être sacrifiée au profit des pays du Sud. « Les pays de l’Est n’ont pas compris que l’Union n’est pas qu’un endroit pour maximiser leur retour financier », s’agace un diplomate.

Si tout cela semble un conte de fées, le cauchemar n’est pas loin. Car, pour donner des gages aux frugaux, la Commission exigera de la part de bénéficiaires un programme de réformes jusqu’en 2024, « que l’exécutif européen ainsi que les Etats membres valideront » (dixit Le Monde). A cela s’ajoute que l’octroi des aides « se fera par tranche et sera réexaminé chaque année ». Cependant, cet argent « n’est pas fait pour financer (…) les dépenses de fonctionnement des Etats membres », précise Bruno Le Maire.

Ainsi, l’austérité et des nouvelles réformes néo-libérales, les mêmes qui ont plombé nos économies et fragilisé nos systèmes de santé nous attendent au coin du Plan de relance. « Le microbe est de retour », s’est alarmé, le 28 mars, l’ancien président de la Commission Jacques Delors. « Il n’est pas question que ces aides soient conditionnées à une série de réformes qui ressembleraient à un programme macroéconomique, comme cela a été le cas lors de la crise grecque. C’est un plan de relance, pas d’économies ! », prévient Bercy. Libre à chacun d’y croire ou de ne pas y croire...

Enfin, ce plan de relance, Von der Leyen le veut « géopolitique ». Face à Washington et à Beijing, l’UE ambitionne de jeter les bases d’une « nouvelle politique industrielle », notamment en favorisant l’émergence des fameux « champions européens ».

Pour y arriver, la Commission exigera des Etats demandant de l’aide, de présenter un plan d’investissements, qui devra lui aussi être agréé par l’exécutif et les Etats membres. Et comme le précise Le Monde : « Il devra être compatible avec les priorités de Mme von der Leyen – Green Deal, transition numérique, résilience ».

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Mobilisée en parallèle, la Banque européenne d’investissements (BEI) est elle aussi entraînée dans des investissements de plus en plus « verts » et « stratégiques ».

Remarquons cependant que ceux-ci ne se réduisent pas aux renouvelables ou à l’immobilier thermique. On y trouve aussi des domaines tels que l’espace et la défense, la santé, l’intelligence artificielle ou encore l’hydrogène propre – c’est-à-dire produite à prix subventionnés par le contribuable via des énergies renouvelables, comme le veut l’Allemagne qui ferme ses centrales nucléaires ! Pas sûr donc qu’il y ait un avenir pour le nucléaire français, qui reste pourtant l’un de nos meilleurs atouts.

Conclusion : le rôle de BlackRock

Comme on vient de le voir, ce qui était impensable et inacceptable hier le devient aujourd’hui. Nos députés le savent bien : la rare loi sur laquelle ils ont gardé une once de pouvoir décisionnel, c’est la loi des finances votée chaque année par l’Assemblée nationale. Avec des pays dépendants de plus en plus du bon vouloir de la BCE pour leurs ressources (elle qui détiendra 31 % de leurs bons du trésor et parfois bien plus) et avec la mise sous tutelle budgétaire partielle qu’implique ce « plan de relance », qu’adviendra-t-il de ce dernier pouvoir ? La capacité de proposer, d’élaborer et de valider un budget pour chaque nation échappera graduellement aux délibérations des représentants démocratiquement élus des peuples. « L’Etat-Nation seul n’a pas d’avenir (…) L’Allemagne ne peut réussir que si l’Europe réussit », a déclaré Angela Merkel.

Les gagnants ne sont pas les peuples d’Europe mais la finance et les grands gestionnaires d’actifs tels que BlackRock pour qui la BCE et la Commission ne sont que des partenaires affaiblis et malléables et une source de profits infinis.

Rappelons par ailleurs, qu’en août 2019, à la veille de la grande réunion annuelle des banquiers centraux à Jackson Hole, aux Etats-Unis, le BlackRock Investment Institute (BII), avait présenté dans une étude ses préconisations « non-orthodoxes », en cas d’une nouvelle crise financière majeure.

Ces experts anticipaient que les Etats, plombés par des dettes records et face à des taux négatifs, seraient absolument incapables de faire face à une secousse financière majeure. L’unique dernier recours, disaient-ils, à part « l’argent hélicoptère », sera l’action massive des banques centrales, pourvu qu’on les autorise, au-delà de l’action des Etats, de prendre directement les choses en main. L’heure, disaient-ils est au « going direct » : les banques centrales et non les parlements nationaux doivent pouvoir gérer, de façon directe, les Etats. Point.

Ainsi, bien que sous une autre forme, le « Plan de relance » anti-pandémique de Merkel et de Macron, semble bien permettre au programme de BlackRock de passer de la théorie à la réalité.