ENTRETIEN (I/II)

Jean-Claude Gayssot : « Plan de relance ? Il faut changer de cap ! »

jeudi 27 août 2020, par Karel Vereycken

Jean-Claude Gayssot s’est entretenu avec Christine Bierre et Karel Vereycken.
Jean-Claude Gayssot

Pour la rédaction de Nouvelle Solidarité, Karel Vereycken et Christine Bierre se sont entretenus début août avec Jean-Claude Gayssot, ancien ministre des Transports, de l’Équipement et du Logement (1997-2002) et actuellement président du Port de Sète - Sud de France.

Depuis 2018, il préside l’agence de développement MedLink Ports, premier ensemble fluvio-portuaire de France mettant en réseau l’action de Voies Navigables de France (VNF), la Compagnie du Rhône (CNR) avec celle de 2 ports maritimes (Marseille et Sète) et 8 ports multimodaux du bassin Rhône-Saône : Pagny, Chalon, Mâcon, Villefranche-sur-Saône, Lyon, Vienne Sud/Salaise-Sablons, Avignon-le Pontet et Arles.

Ancien manœuvre dans le bâtiment, cheminot, militant syndical CGT, responsable communiste, conseiller municipal, maire, député, puis ministre et vice-président du Conseil régional du Languedoc-Roussillon, Jean-Claude Gayssot, surtout connu pour la loi qui porte son nom visant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, a milité toute sa vie pour la justice. Le développement de l’intermodalité reste au cœur de son combat.

Ci-dessous le première partie de notre entretien.
Pour la deuxième partie, sur la croissance durable, cliquez ICI.

Nouvelle Solidarité : par la voix de la nouvelle ministre de la Transition écologique, Barbara Pompili, l’on apprend que le gouvernement prépare un « grand plan de relance pour le ferroviaire ». Avec « l’urgence climatique », s’agit-il d’un changement de cap ?

Jean-Claude Gayssot : On ne réussira pas une sortie de crise durable si le monde d’après n’est qu’une pâle copie de celui d’avant. L’urgence est multiple. Elle est sanitaire, écologique, énergétique, sociale, économique et démocratique.

Le changement de cap est nécessaire. Cela passe à mes yeux par une remise en cause du néolibéralisme, du capitalisme financier et de la dictature de la loi du marché ! C’est vrai dans tous les secteurs d’activités. Et donc dans celui des transports où la question majeure du report modal et de l’intermodalité doit être plus que jamais à l’ordre du jour.

L’ambition que vous portez depuis longtemps, celle de vouloir doubler la part modale du fret ferroviaire, revient à l’agenda. Or, à ce jour, cette part n’est que de 9 % en France, alors qu’ailleurs en Europe, elle dépasse les 18 %. Quels ont été les obstacles ayant conduit à la situation actuelle ?

Lorsque sous le gouvernement de Lionel Jospin (mai 97-mai 2002) nous avons fixé l’objectif du doublement du transport de fret ferroviaire, la SNCF transportait 54 MTK (milliards de tonnes –kilomètre). Depuis c’est le déclin massif. Nous avions également permis l’achat de 600 locomotives fret. Aujourd’hui des centaines sont à l’arrêt ou sont utilisées pour tracter des trains de voyageurs. Le nombre de cheminots affectés au transport de marchandises avait été fortement augmenté. Pour favoriser l’intermodalité nous avions choisi le système Modalhor [1] afin de limiter les effets négatifs des ruptures de charges. [2]

Nous avons également fait en sorte que soit constitué un réseau européen pour le fret ferroviaire sans ouvrir à la concurrence le cabotage sur notre territoire. [3] Ce que le Medef m’a fortement reproché alors et que la droite s’est empressée de faire dès 2005 en même temps qu’elle privatisait les autoroutes !

L’ouverture à la concurrence, est-elle la seule responsable de notre déclin dans ce domaine ?

Pourquoi ce déclin ? Il n’y a pas que l’ouverture à la concurrence qui l’explique. Mais elle démontre à contrario que ce n’est pas la panacée invoquée par les adeptes inconditionnels du profit à court terme. Parmi les causes il faut ajouter la désindustrialisation de la France, les délocalisations liées la plupart du temps à la recherche de la seule rentabilité immédiate au détriment du moyen et du long terme, du Service Public, de l’intérêt général !

Au niveau du transport « combiné », que préconisez-vous ? Doit-on favoriser le wagon isolé, dont l’importance pour l’aménagement du territoire est désormais reconnue ? Ne faut-il pas un plan européen permettant à tout le continent de participer activement aux « Nouvelles Routes de la soie » terrestres et maritimes initiées par la Chine ?

Vous avez raison d’évoquer la question du wagon isolé. A mon avis le choix de l’Etat français qui dirige la SNCF a trop voulu singer l’Allemagne, en délaissant l’atout exceptionnel pour la France que représentaient ces nombreuses gares de triages et ces milliers d’embranchements pour les wagons isolés. [4] Il faut y revenir, cela peut sérieusement épauler les centres de triages plus importants. Cela participerait également à un aménagement du territoire qui n’oppose pas l’urbain et le rural.

Le transport combiné doit devenir le 6ème mode de transport privilégié. Pour le fret et les voyageurs c’est l’avenir de la mobilité à l’échelle de la planète bleue. Réduire les gaz à effet de serre implique de tout faire pour que le report modal soit considéré comme prioritaire. Afin de favoriser chaque fois que c’est possible l’utilisation du mode de transport le mieux adapté. Route, rail, voie d’eau, transport collectif, mer, pistes cyclables, au niveau de tous nos territoires, de l’Europe et au-delà, y compris dans nos relations commerciales avec l’Afrique, les Amériques et l’Asie, particulièrement concernée par les « Nouvelles Routes de la soie » projet initié par la Chine.

De plus il est indispensable qu’évoluent réellement et rapidement toutes les motorisations afin de réduire fortement la consommation de carburants liés aux énergies fossiles.

Le Premier ministre a annoncé le 27 juillet l’ouverture de trois nouvelles autoroutes ferroviaires dont « Bayonne-Cherbourg », « Perpignan-Rungis » et « Sète-Calais ». En quoi cela pourra changer la donne ?

Les annonces faites par le premier ministre Jean Castex constituent, dès lors qu’elles seront suivies des faits, des points positifs. Toutes les trois concernent le Port de Sète et la Région Occitanie.

C’est tout le réseau ferroviaire, grandes lignes, LGV, lignes appelées à tort secondaires souvent menacées de fermeture. Et c’est tout le réseau fluvial et portuaire qu’il s’agit de soutenir sans délai dans le cadre d’une visée planifiée à l’échelle du pays.

De ce point de vue le retour à un Commissariat au Plan envisagé par le gouvernement peut être une bonne chose si l’urgence de la transition écologique et énergétique et la place et le rôle des acteurs directement concernés dans toutes les régions françaises, sont vraiment pris en compte.

En Occitanie, sous la présidence de Carole Delga, la région est fortement engagée, non seulement pour les autoroutes ferroviaires annoncées par le Premier Ministre, mais également pour la LGV Bordeaux-Toulouse et pour l’ensemble des lignes intercités et TER, en même temps que le doublement de la ligne mixte Montpellier-Perpignan. Elle est mobilisée également pour que le canal du Rhône à Sète, et les ports du golfe du Lion (la région est propriétaire du Port de Sète et de Port-la-Nouvelle) poursuivent leurs investissements afin d’acheminer plus de marchandises par la voie d’eau et par le rail.

Au niveau fluvial, maintenant que le financement du Canal Seine-Nord Europe (CSNE) semble (on croise les doigts) bouclé, j’imagine que Medlink va plaider pour les autres interconnexions grand gabarit reliant la Saône aussi bien au Rhin, à la Moselle qu’à la Seine ? (la fameuse « patte d’oie ») ?

Je préside depuis 2018 Medlink Ports qui associe les trois ports de Méditerranée Sète-Marseille et Toulon, avec tous les ports du Rhône et de la Saône (nous avons avancé vers Strasbourg et l’Europe).

Depuis je n’ai eu de cesse de mobiliser ce formidable outil associatif en faveur du report modal, de la route vers le fleuve, le canal et la mer, de la route vers le rail. Mobiliser cet outil en coopération avec Haropa (Havre-Rouen-Paris) pour qu’à l’échelle de la France et de l’Europe l’alternative fluviale à la route soit soutenue stratégiquement et financièrement. Pour cela la planification ne peut attendre.

Selon vous, faut-il une « décroissance » ou une « croissance durable » ?

Si l’on veut réussir la transition écologique, énergétique, sociale et citoyenne, le dérèglement climatique et la crise systémique planétaire, il faut changer de cap.

C’est une croissance d’un type nouveau qu’il nous faudrait co-construire. Une croissance durable qui allie l’écologie et le social, l’activité économique et la préservation de la nature. N’oublions jamais que si le travail est le père de toutes les richesses, c’est la planète bleue qui en est la mère.

Donc je propose de bannir deux mots ou plutôt deux maux. Celui de la décroissance et celui du productivisme.

La décroissance c’est la garantie du maintien et de l’aggravation des injustices qui assaillent les peuples. La pauvreté frappe des milliards d’êtres humains. Et pendant ce temps-là les inégalités et les privilèges de la fortune, du pouvoir et du savoir ne cessent de croître.

Je me plais à citer Victor Hugo : « Je suis de ceux (dit-il) qui pensent et qui affirment qu’on peut détruite la misère. Remarquez bien messieurs, je ne dis pas diminuer, limiter ou circonscrire, je dis détruire. Les législateurs et les gouvernants doivent y songer sans cesse. Car en pareille matière tant que le possible n’est pas fait, le devoir n’est pas accompli. »

Il ne s’agit pas de produire pour produire ; l’utile et le nécessaire devraient être le fil conducteur du développement économique durable. « Les eaux glacées du calcul égoïste » [5], la recherche exclusive du gain immédiat, ne doivent pas poursuivre leur domination.

C’est pourquoi il me semble indispensable de ne jamais dissocier les deux termes : développement durable. Tout faire pour qu’ils soient compatibles et même plus, pour qu’ils se confortent mutuellement. L’activité humaine et la planète ont tout à y gagner. C’est en 1995 qu’un gréviste écrivait « tant que la société sera fondée sur l’argent, nous en manquerons ». Il avait raison, mais tant que la course à l’argent dominera, certains n’en auront jamais assez, mais ils n’en manqueront pas ; pendant que d’autres, les plus nombreux, celles et ceux qui n’ont que leur travail pour vivre, en manqueront de plus en plus.

Quels contre-pouvoirs peut-on mettre en place face à une finance devenue de plus en plus folle ?

Face à la mondialisation avant tout financière, il est, me semble-t-il, impérieux de s’attaquer aux paradis fiscaux, aux délocalisations des sièges sociaux injustifiables. Je suis de ceux qui se battent depuis des années pour la taxation des transactions financières, notamment des actions, et pour que la tutelle du service « TRACFIN » chargé de la lutte contre le blanchiment d’argent, passe sous la tutelle du garde des sceaux, c’est-à-dire du Ministre de la justice (aujourd’hui ce service est sous l’autorité du ministère de l’économie et des finances).

Pour lire la deuxième partie de cet entretien, cliquer ICI.


[1Note de KV : le Modalohr est un type de wagon conçu et fabriqué par la société française Lohr Industrie pour le ferroutage. Il s’agit d’un wagon à plancher surbaissé disposant d’un berceau mobile placé entre les bogies du wagon. Ce berceau pivote de 30° pour permettre le chargement à niveau d’une remorque ou de deux tracteurs par wagon.

[2Note de KV : une rupture de charge est, dans le domaine des transports, une étape pendant laquelle des marchandises ou des passagers transportés par un premier véhicule sont transférés dans un second véhicule, immédiatement ou après une période de stockage ou de correspondance. Les ruptures de charges étant particulièrement coûteuses, un organisateur de transport essaie de les limiter autant que possible.

[3Note de KV : Le cabotage est une faculté pour un transporteur européen titulaire d’une licence communautaire de réaliser un transport intérieur dans un autre Etat que celui où il a son siège social sans y être établi. Dans le ferroviaire le terme est un vaste sujet qui permet un peu tout en terme de facilité l’arrivée des nouveaux entrants.

[4Alors qu’en 1980, les trains de wagons isolés transportaient 38,1 milliards de tonnes kilomètres, en 1993 ce chiffre avait chuté à 12,8 milliards de tonnes kilomètres. Entre 1989 et 1993, la SNCF ferme environ 2 800 gares au service du fret. En 1994, près de 25 000 cheminots travaillaient uniquement pour le service du wagon isolé, en 2020 ils sont moins de 5 000 pour l’ensemble de Fret SNCF. Source : Wikipedia.

[5Note de JCG : Karl Marx, dans Le Manifeste du Parti Communiste.