Pr Koechler : sanctions, immoralité et arrogance des grandes puissances

samedi 22 mai 2021, par Tribune Libre

Intervention du Pr Hans Koechler, président de l’International Progress Organisation (IPO) de Vienne, lors de la visioconférence de l’Institut Schiller du 8 mai 2021.

Sanctions économiques unilatérales : immoralité et arrogance des grandes puissances

Madame la présidente,
Mesdames et Messieurs,

Le Professeur Hans Koechler, président de l’IPO (Vienne).

Carl von Clausewitz disait que la guerre est une continuation de la politique par d’autres moyens. En regardant le cours des affaires internationales dans les décennies qui suivirent la fin de la Guerre froide, on pourrait ajouter, par analogie, que « les sanctions sont la continuation (ou la conduite, pour être précis) de la guerre par d’autres moyens ».

Cette juxtaposition met en évidence le problème crucial que pose le recours excessif aux sanctions unilatérales dans le système mondial d’aujourd’hui. Sous l’influence des Etats-Unis, la coercition économique apparaît comme un instrument plus ou moins incontesté dans la conduite de la politique de puissance.

En l’absence d’un équilibre mondial des forces, les sanctions sont en effet devenues un outil de choix dans une nouvelle version de la guerre asymétrique, dans des situations où l’État intervenant entend obtenir un maximum de résultats avec un minimum de risques pour lui-même.

Dans la plupart des cas, ces mesures indiscriminées, prétendument « ciblées », sont destinées à compléter l’usage de la force armée qui la précède, l’accompagne ou la suit, dans le but de contraindre le pays visé. En tant que telles, elles font partie de l’arsenal de la guerre.

En aucun cas, que ce soit sous forme unilatérale ou multilatérale, les sanctions ne sont compatibles avec une politique de diplomatie ou de paix. Elles sont toujours, littéralement, une forme de violence.

Dès la fin de la Guerre froide, l’exemple le plus évident de cette approche de politique étrangère « militarisée » fut l’ensemble des sanctions économiques imposées à l’Irak entre 1990 et 2003, jusqu’à ce que les États-Unis et leurs alliés obtiennent la « paix ».

Après avoir obtenu un « changement de régime » par une agression armée, les États-Unis et leurs alliés ont occupé le pays.

En termes de philosophie morale, mais aussi de doctrine juridique, les sanctions globales ou les sanctions dites « sectorielles » (comme celles appliquées aujourd’hui unilatéralement contre la Syrie) sont en elles-mêmes une forme de punition collective et par conséquent, une violation des droits fondamentaux de l’homme qui, dans notre compréhension moderne, font partie du jus cogens (norme impérative) du droit international général.

A part de rares cas d’autodéfense, les sanctions économiques unilatérales sont toujours illégales. Elles équivalent à s’arroger le pouvoir souverain sur d’autres États. Ce n’est qu’en tant que mesures multilatérales de coercition, mises en œuvre dans le cadre du système de sécurité collective des Nations unies, qu’elles peuvent être légalement justifiées, et ceci, à condition qu’elles ne violent pas les droits fondamentaux de la population du pays visé.

En termes juridiques, la violation de la souveraineté d’un pays est généralement inadmissible, sauf si elle intervient sous l’autorité collective du Conseil de sécurité des Nations unies, définie par une résolution figurant au chapitre VII de sa Charte.

De telles décisions ne peuvent être prises que si le Conseil a d’abord déterminé qu’il existe une violation ou une menace pour la paix dans une situation donnée. Le Conseil n’est pas au-dessus des lois dans l’exercice de ses pouvoirs coercitifs. Il est lié par les règles de la Charte des Nations unies et les normes fondamentales des droits de l’homme. Néanmoins, lorsque son ordre du jour est kidnappé par un ou plusieurs membres permanents puissants, l’organe exécutif suprême de l’ONU peut effectivement agir comme s’il était au-dessus de la loi, comme lors des sanctions imposées à l’Irak.

Les sanctions totales contre l’Irak, maintenues jusqu’à l’invasion finale du pays, ont constitué l’un des crimes internationaux les plus graves de l’après-guerre.

Comment cela a-t-il été possible ? La réponse à cette question met en lumière la difficulté à laquelle le monde est confronté aujourd’hui, lorsque le pays le plus puissant applique de plus en plus souvent des sanctions unilatérales, ciblant à son gré tel ou tel pays en fonction de ce qu’il déclare être ses « intérêts nationaux » légitimes.

Les sanctions (multilatérales) contre l’Irak furent maintenues pendant plus d’une douzaine d’années parce que les États-Unis ont réussi à garder le Conseil de sécurité en otage de leur programme machiavélique vis-à-vis de ce pays.

Grâce au veto du Conseil de sécurité, les États-Unis avaient le pouvoir d’empêcher la levée des sanctions jusqu’à ce qu’ils soient satisfaits du « résultat », à savoir l’effondrement du système gouvernemental. C’est ce qui s’est produit après que des centaines de milliers de personnes sont mortes à cause des sanctions et des dommages infligés aux infrastructures et aux services publics (comme le documente, entre autres, un rapport publié dès 1996 par la Harvard Study Team, aux États-Unis). [1]

Les faits historiques, dictés par la logique du pouvoir politique, sont clairs et simples. Dans la constellation unique où l’équilibre bipolaire des pouvoirs entre les États-Unis et l’Union soviétique était sur le point de disparaître, en 1990, les premiers furent en mesure d’obtenir l’adhésion des autres pays disposant d’un droit de veto. Non seulement les États-Unis firent adopter la résolution sur les sanctions, mais en vertu de leur veto, ils se retrouvèrent également en position de force, capables de prendre l’ensemble du Conseil en otage de leur décision.

Il y a une vérité qui donne à réfléchir : en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations unies, les sanctions peuvent se maintenir tant qu’un seul membre permanent s’oppose à leur suspension ou à leur levée. Telle est la réalité de la politique des grandes puissances dans le système des Nations unies.

Le problème de cette politique de « puissance » est encore aggravé dans le cas de sanctions unilatérales. Dans les années suivant l’effondrement du bloc de l’Est et la désintégration de l’Union soviétique, la constellation de pouvoir unipolaire qui en découlait (bien que temporaire, comme nous le savons maintenant) permit non seulement au « bloc occidental » d’obtenir l’adoption par le Conseil de sécurité de résolutions contraignantes, comme celles relatives aux sanctions contre l’Irak, mais chaque fois que l’approbation de mesures punitives par le Conseil ne pouvait être obtenue, les États-Unis et leurs alliés se sont sentis suffisamment forts pour « faire cavalier seul ». Cela s’est également manifesté lors du recours à la force contre la Yougoslavie en 1999.

Il n’est pas surprenant que dans un environnement d’anarchie globale, où les contrôles et les équilibres sur les actions d’une superpuissance mondiale sont devenus dysfonctionnels, une culture de l’impunité puisse s’épanouir et que les donneurs de leçons remplacent la loi.

La fameuse « loi César » (Caesar Syria Protection Act) de 2019 en est un parfait exemple, tout comme les sanctions (sectorielles) contre le Yémen, entrées en vigueur le 19 janvier 2021, à la veille de la prise de fonction du nouveau président des États-Unis.

Il s’agit de mesures unilatérales, imposées sans même un semblant de consultation de la communauté internationale et non autorisées par les Nations unies. Les États-Unis prétendent faussement avoir le droit d’appliquer les sanctions de manière extraterritoriale (c’est-à-dire vis-à-vis de tiers qui ne sont pas impliqués dans le conflit). L’euphémisme « sanctions secondaires » ne peut cacher qu’il s’agit ici d’une puissance impériale qui s’arroge la souveraineté sur un autre pays au mépris total du droit international.

L’hypocrisie et l’immoralité d’une telle politique sont désormais devenues évidentes pour tout observateur impartial. Après avoir attisé une guerre civile, en intervenant (depuis dix ans maintenant) dans le conflit en Syrie, les Etats-Unis punissent toute la population d’un Etat déjà profondément déstabilisé et affaibli, par des mesures provoquant une souffrance générale et une dévastation de l’économie.

Cela révèle une attitude d’arrogance et de suffisance typique du régime impérial. En cherchant à infliger une « punition » au gouvernement syrien pour avoir commis des atrocités et mettre un terme aux violations des droits de l’homme, les responsables de l’application des sanctions ont prolongé la guerre et provoqué une instabilité encore plus grande dans toute la région.

L’application extraterritoriale des mesures signifie que, dans les secteurs couverts par la fameuse « loi César », tout commerce ou transaction avec la Syrie, où que ce soit dans le monde, sont interdits, même s’ils n’ont aucun lien avec les États-Unis.

Bien qu’une telle pratique soit manifestement illégale, la communauté internationale est condamnée au rôle de simple observateur des événements. En raison du droit de veto des grandes puissances au Conseil de sécurité, les États-Unis jouissent d’une immunité virtuelle dans la conduite de leurs politiques unilatérales. La situation ne changera que s’il y a une évolution dans l’équilibre mondial du pouvoir, et si d’autres États finissent par se sentir assez forts pour ignorer - ou défier - les exigences américaines.

La tragédie infligée au peuple syrien et, plus récemment, au peuple yéménite, s’apparente à un crime contre l’humanité, selon le Statut de Rome de la Cour pénale internationale. Cependant, ni les pays visés, ni les États-Unis, n’en sont parties civiles.

Le monde est confronté à une situation scandaleuse du fait que, dans le système actuel de droit international, il n’existe aucun recours légal, que ce soit en termes de droit international public (devant la Cour internationale de justice - CIJ) ou de droit pénal international (devant la Cour pénale internationale - CPI).

La CPI ne serait en mesure d’exercer sa juridiction sur les autorités de certains alliés des États-Unis que s’il peut être prouvé qu’elles sont ou furent complices du châtiment collectif infligé aux peuples syrien et/ou yéménite. Les alliés européens des États-Unis, dont le Royaume-Uni, sont des États ayant le statut de parties civiles à la CPI.

Dans ces cas, le Procureur de la Cour aurait le pouvoir d’ouvrir une enquête. Tout dépend du courage et de l’intégrité morale du titulaire de la fonction concernée. (L’année dernière, le Procureur et d’autres fonctionnaires de la Cour ont subi de sérieuses pressions, y compris des sanctions personnelles, de la part de l’administration américaine concernant les enquêtes sur les crimes de guerre en Afghanistan).

Avant même la promulgation des « sanctions César » par les États-Unis, le rapporteur spécial du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, dans son rapport de 2018, était arrivé à la conclusion, certes timide, que « l’accumulation de régimes de mesures coercitives unilatérales diverses et interconnectées » avait rendu la situation des droits de l’homme en Syrie « inutilement difficile ». [2]

Voilà un triste parfum de déjà vu qui donne à réfléchir. La souffrance du peuple syrien rappelle la tragédie infligée au peuple irakien il y a près de trois décennies, après la proclamation d’un « Nouvel Ordre mondial » par le président des États-Unis de l’époque. Il est important de noter ici que nous ne sommes pas les seuls à porter ce jugement, comme le montre un rapport du magazine Foreign Policy. [3]

Il est scandaleux et moralement révoltant qu’une mentalité et une tactique médiévales de guerre de siège soient devenues partie intégrante de l’inventaire des politiques des grandes puissances au début de ce troisième millénaire ! Priver une population entière de ressources vitales pour la forcer à se soumettre n’est ni plus ni moins qu’un crime international.

Si on laisse faire cela, il ne saurait y avoir de progrès pour l’humanitas - malgré tout le verbiage humanitaire utilisé pour justifier de telles pratiques.

En conclusion :

Dans la realpolitik d’aujourd’hui, les sanctions unilatérales suivent la logique du chantage et du pouvoir décomplexé. Etant donné que, selon la conception du système actuel de l’ONU, le pouvoir l’emporte en fin de compte sur le droit, il est d’autant plus important de sensibiliser la société civile mondiale afin de faire pression sur les gouvernements qui poursuivent ou tolèrent une politique machiavélique de punition collective.

Je tiens à souligner ici le rôle et la responsabilité particulière des institutions religieuses dans la défense de la dignité humaine. Cela concerne en particulier les églises des pays dont les gouvernements ont fait des sanctions un outil de leur politique étrangère, pour le dire crûment.

Nous saluons l’appel public de Son Éminence le cardinal Mario Zenari pour la levée des sanctions unilatérales imposées au peuple syrien. Lors d’une réunion internationale de Caritas Internationalis, il n’a pas mâché ses mots, assimilant les conséquences des sanctions à celles de la guerre. [4]

(Outre la condamnation de la politique de sanctions punitives en général, les chefs de l’Eglise devraient aussi rappeler clairement aux États d’obédience majoritairement chrétienne, que ces actes violent les principes de base de la foi chrétienne. A notre connaissance, la plupart des gouvernants des pays qui utilisent les sanctions comme un outil de politique étrangère, y compris l’actuel président des États-Unis, un catholique romain, appartiennent à la communauté chrétienne).

A ce stade, la première priorité doit être de fournir une aide humanitaire d’urgence, comme le réclament Caritas et d’autres organisations non gouvernementales. (Le « Comité pour sauver les enfants d’Irak », parrainé par l’Institut Schiller, avait lancé une initiative similaire après la guerre du Golfe de 1991).

Ces mesures d’aide devraient être complétées par une mobilisation de la société civile dans les pays qui portent la responsabilité première de la poursuite de la guerre, et en particulier de la « guerre par les sanctions ». Outre le traitement des symptômes, il convient également de s’attaquer aux causes de la catastrophe humanitaire et d’en tirer des leçons pour l’avenir.

Les nobles principes des droits de l’homme, censés être au cœur de nos démocraties et le fondement de la légitimité internationale, perdront tout sens si nous permettons à des gouvernements prétendant agir en notre nom, de placer le pouvoir au-dessus de la loi et de continuer à punir des peuples entiers au nom de l’« humanité ».

Cela signifierait en effet l’effondrement moral du monde transatlantique, que seule, en l’état actuel du monde, une société civile alerte et courageuse peut empêcher, en défiant ses dirigeants devant le tribunal de l’opinion publique.

Je vous remercie de votre attention.

Visionner l’ensemble de la conférence sur le site de l’Institut Schiller.


[1« Souffrance non autorisée : une évaluation des droits de l’homme des sanctions de l’ONU contre l’Irak. » Center For Economic and Social Rights, mai 1996.

[2Conseil des droits de l’homme de l’ONU, Doc. A/HRC/39/54/Add.2, 11 septembre 2018.

[3Anchal Vohra, « La Syrie d’Assad commence à mourir de faim comme l’Irak de Saddam Hussein : comment les sanctions contre le régime syrien poussent le pays vers la famine. » Foreign Policy, Washington, DC, 2 décembre 2020, foreignpolicy.com.

[4« Stop aux sanctions. Après 10 ans de guerre, la Syrie est maintenant sous la ’bombe’ de la pauvreté. » Caritas Internationalis, 23 mars 2021.